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Ceux que l'on dit de nulle part.
Jean-Paul Monferran.
L'humanité, 03 Septembre 1999,CULTURES. ous le titre Délits
d'immigration, les Actes de la recherche, la revue dirigée par Pierre
Bourdieu, publient une série d'articles qui tentent de remonter aux sources de la
stigmatisation dont les migrants sont victimes.
Et si le regard
porté sur les immigrés signait à la fois tout ce qu'une société peut dire et faire
savoir d'elle-même, mais aussi la manière dont l'État « se pense » à telle
ou telle époque ? Au moment où les sans-papiers font à nouveau irruption dans
l'espace public via notamment la marche entamée à Toulouse depuis le 21
août et qui doit rejoindre Paris à la fin de ce mois le numéro de septembre
des Actes de la recherche est tout entier bâti autour de cette interrogation
(1). Si tant est, comme le note l'article de présentation de Frédéric Lebaron, que
ledit « problème de l'immigration » (on aura remarqué que les deux termes
sont rarement dissociés dans le champ politique et médiatique) est devenu un
« enjeu central des luttes symboliques », dans un processus associant des
« populations » dotées de certaines caractéristiques
« nationales » ou « ethniques » à des pratiques ou des
comportements particuliers.
Cette
représentation pour une très large part dominante qui conduit à
interpréter des phénomènes aussi divers que les pratiques culturelles, les trajectoires
éducatives ou le rapport au marché du travail de certaines « populations »
en référence à leur seule origine géographique, occulte toujours ceci que
« l'espace des immigrés » est toujours lui-même situé dans l'espace social.
Terrible « oubli », dont la fonction est au centre de l'analyse proposée par
Abdelmalek Sayad dans un texte écrit en 1997, « Immigration et pensée
d'État » (2). Au fond, est-il souligné en substance, interroger l'immigration
n'est-ce pas interroger l'État, ses fondements, ses mécanismes de structuration,
jusqu'au fait qu'il se présente sans cesse comme un « objet donné de lui-même,
par nature », de toute éternité, « indépendant de l'Histoire et de sa
propre histoire » ? Et dissimulant aussi par là le « pouvoir »
qu'il exerce sur chacun de nous dans sa façon de penser le monde...
L'immigré comme
« analyseur » de l'État, mais aussi des « régions les plus obscures de
l'inconscient » ? C'est ce que suggère Pierre Bourdieu
(3) : « Ni citoyen, ni étranger, ni vraiment du côté du Même, ni
totalement du côté de l'Autre, (l'immigré) se situe en ce lieu "bâtard" dont
parle aussi Platon, la frontière de l'être et du non-être social »... Sans lieu,
déplacé, inclassable, il « nous oblige à remettre en question non seulement les
réactions de rejet qui, tenant l'État pour une expression de la nation, se justifient en
prétendant fonder la citoyenneté sur la communauté de langue et de culture (sinon de
"race"), mais aussi la fausse "générosité" assimilationniste qui,
confiante que l'État, armé de l'éducation, saura produire la nation, pourrait
dissimuler un chauvinisme de l'universel ». N'est-ce pas de ce côté que l'on peut
tenter de comprendre, et les dégâts provoqués par les références à une
« République » ou à une « nation » prétendument porteuses de
« valeurs » éternelles, et ceux qui frappent les consciences quand les
politiques inspirées par le libéralisme ont organisé une concurrence sans merci à
l'intérieur des classes populaires, en matière de travail et d'emploi, mais aussi dans
les domaines de l'école, des services publics et de la protection sociale ?
En fait, de
même que les transformations liées à la domination des marchés financiers contribuent
à renforcer toutes les discriminations, de même la mondialisation des capitaux et des
échanges s'accompagne d'une limitation des mouvements de personnes et d'une
précarisation des conditions d'existence des migrants. Ces mouvements que
l'on peut aussi repérer dans l'invocation de « l'État social » à l'appui
d'une limitation de l'accès des immigrés à la nationalité et à la
citoyenneté ressortent, à la manière d'un recto verso, de deux logiques
concomitantes, caractéristiques de ce que Pierre Bourdieu nomme « la main droite de
l'État » : la déréglementation du marché du travail et le durcissement
des pratiques policières et judiciaires... C'est dire que ce numéro des Actes
il faudrait citer aussi les études de Salvatore Palidda et de Loïc Wacquant
sur la « criminalisation » des immigrés constitue une source de
réflexion majeure pour qui s'efforce de « rompre avec les idées reçues »...
(1) Délits d'immigration.
Editions du Seuil.
(2) Sociologue algérien,
directeur de recherches au CNRS, Abdelmalek Sayad est décédé en 1998. Le Seuil publie
ces jours-ci La Double Absence, un ensemble de textes présentant la synthèse de
vingt ans de recherches menées en France et en Algérie, avec une préface de Pierre
Bourdieu.
(3) Cf la préface de
Pierre Bourdieu à La Double Absence.
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