Le magazine de l'Homme Moderne / Société | ||||
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Éditions Raisons d'Agir, 2008 (2 octobre). 17,5 x 11 cm, 128p., ISBN: 978.2.912107.44.2, 7 euros Introduction La politique d'immigration a connu, durant les trente dernières années, d'incessantes réformes législatives. Au nom de la « maîtrise des flux migratoires », des mesures toujours plus restrictives ont été adoptées, encouragées bien souvent par des directives européennes. Mais, depuis 2003, le durcissement s'est transformé en acharnement : en à peine cinq ans, la loi a été modifiée à quatre reprises, toujours dans le même sens : précarisation du séjour des étrangers et renforcement de la lutte contre l'immigration irrégulière. La fixation d'objectifs chiffrés toujours plus élevés pour les reconduites à la frontière a donné lieu à de nouvelles pratiques : à la fin de l'année 2003, le placement d'enfants en centre de rétention, jusque-là exceptionnel, devient monnaie courante. L'année suivante, plusieurs familles sont arrêtées après l'intervention de policiers à l'intérieur d'établissements scolaires. Dans le même temps, les contrôles d'identité et les arrestations massives se multiplient dans les quartiers à forte population étrangère. La course aux chiffres a pour conséquence la mise en place de véritables pièges : en juillet 2004, plusieurs demandeurs d'asile sont arrêtés au guichet de la préfecture de Paris alors qu'ils y avaient été convoqués pour un réexamen de leur situation administrative. Le 9 août 2007, à Amiens, un jeune garçon de douze ans tombe d'un balcon du quatrième étage en tentant d'échapper à des policiers venus appréhender sa famille. Au total, le nombre d'étrangers arrêtés pour infraction à la législation sur le séjour est passé de 62 233 en 2002 à 111 842 en 2007, soit une augmentation de 80 %. Cette spirale répressive place les responsables politiques qui l'ont engagée face à une série de contradictions : comment exiger toujours plus de résultats en matière de lutte contre l'immigration irrégulière, tout en se déclarant fidèle aux normes établies par le droit international ? Comment préconiser une baisse des demandes d'asile, stigmatisées comme « immigration subie », tout en restant signataire de la convention de Genève ? Comment restreindre de façon drastique l'immigration familiale sans remettre en cause le principe du droit à mener une vie familiale normale, inscrit dans la convention européenne des droits de l'homme ? Pour résoudre ces contradictions, les gouvernements successifs ont construit une politique en trompe-l'œil : d'un côté, ils adoptent des lois répressives qui respectent en apparence les droits fondamentaux mais, de l'autre, ils délèguent aux fractions subalternes de l'Administration le soin de rendre ces droits inopérants. C'est ce qu'on pourrait appeler la « politique des guichets ». Les discours qui accompagnent ces nouvelles réformes peuvent ainsi garder l'apparence de l'équilibre (« sévère et digne », « ferme et humaine »), tout en dissimulant les conséquences concrètes de leur mise en œuvre. Pour dévoiler cette sphère méconnue de la politique d'immigration, il faut déplacer le regard, des discours aux pratiques, et des principes juridiques à leur application. Faisant la synthèse de plusieurs enquêtes menées entre 2003 et 2007 dans des préfectures, des directions départementales du travail et dans un service d'attribution de visas d'un consulat de France en Afrique, ce livre met en lumière l'action de ceux qui, dans les coulisses de l'Administration, conduisent la politique des guichets. Les coulisses sont des lieux où se fabriquent les illusions et les représentations « afin que le public ne puisse pas comparer le traitement qu'on lui a accordé avec celui qu'on aurait pu lui accorder. » Dans le domaine de la politique d'immigration, le rôle dévolu aux interprètes des directives gouvernementales est crucial. Ils entretiennent auprès de tous les étrangers demandeurs de titres un climat d'insécurité juridique qui constitue la plus sûre garantie de leur docilité. Lorsqu'un étranger se rend au guichet pour y demander une régularisation ou le renouvellement d'une carte temporaire, il n'a aucun moyen de savoir s'il va en ressortir avec un titre de séjour, une convocation, ou une invitation à quitter le territoire. En focalisant leur attention sur la lutte contre l'immigration irrégulière, les responsables politiques sont parvenus à imposer une suspicion qui pèse sur tous les étrangers demandeurs de titres et qui s'étend à tous ceux qui hébergent, aident ou soutiennent des sans-papiers. L'arsenal législatif visant à renforcer le contrôle de l'immigration est allé de pair avec le développement de dispositifs donnant de plus en plus de pouvoir aux échelons locaux. Plusieurs catégories d'étrangers (parents d'enfants français, conjoints de Français et membres de familles étrangères) ne peuvent plus prétendre à l'accès de plein droit à la carte de dix ans et doivent désormais se soumettre à une condition d'intégration dont l'appréciation est laissée aux agents de préfecture. L'objectif de promouvoir une « immigration choisie » est également placé sous le signe du pouvoir discrétionnaire des échelons subalternes. Selon la loi de juillet 2006, ce sont les agents des directions départementales du travail qui ont le pouvoir de décider si la profession demandée répond localement aux besoins de main-d'œuvre. Ils peuvent également moduler la durée de l'autorisation en fonction de la nature du contrat de travail ou de la conjoncture économique du département. Ils sont ainsi en mesure de contraindre les étrangers à s'orienter vers tel ou tel secteur, en les assignant à un statut de séjour précaire et en les plaçant du même coup sous la dépendance étroite de leur employeur. Il en est de même pour les étudiants étrangers qui souhaitent poursuivre leur cursus en France ; leur admission sur le territoire ne dépend plus seulement de leur inscription dans une université française : ils doivent se soumettre à un entretien individuel mené par un agent des centres pour les études en France (CEF), qui les évalue en fonction de critères aussi vagues que le « projet d'études » ou le « parcours académique », mais également selon l'intérêt qu'ils présentent pour l'économie française. L'extension du pouvoir discrétionnaire affecte donc toutes les administrations chargées du contrôle de l'immigration et concerne un nombre toujours plus important de décisions : chaque année, plus de 2 millions de visas sont délivrés dans les postes consulaires, plus de 660 000 titres de séjour dans les préfectures, et environ 20 000 autorisations de travail dans les directions départementales de l'emploi et de la main-d'œuvre. Les hommes et les femmes affectés dans ces services ont une mission commune : s'assurer que chaque droit consenti à un étranger ne constitue pas une menace pour le maintien de l'ordre politique, économique et social. Cette exigence d'ordre, qui renvoie ici à un ordre national, structure les pratiques de ceux qui représentent l'État face à des étrangers demandeurs de titres. Comme les policiers, les agents du maintien de l'ordre national disposent d'une grande autonomie dans leur activité professionnelle. Cependant, leur spécialisation dans le contrôle de l'immigration les en distingue par plusieurs aspects. Leurs services sont à la fois stigmatisés en raison du statut des usagers qu'on y reçoit et relativement appréciés en raison du pouvoir qu'on y détient. Dans la période récente, de nombreux travaux se sont employés à dévoiler les présupposés des discours politiques qui visent à réduire l'immigration à la menace qu'elle ferait peser sur l'identité nationale. De fait, la bataille engagée au plus haut sommet de l'État contre les étrangers est d'abord une lutte idéologique qui consiste à mobiliser à la fois l'opinion et les agents de l'État contre un ennemi commode et consensuel. Certes, elle permet de focaliser l'attention du débat public, au détriment d'autres questions économiques et sociales touchant au marché du travail ou à l'évolution des inégalités. Mais elle a aussi des conséquences pratiques considérables. Pour les étrangers, qui sont les premiers visés, elle se traduit par une insécurité juridique qui les rend d'autant plus vulnérables. Sur le plan économique, la précarisation des conditions de séjour rend possible le recrutement d'une « immigration choisie » et corvéable au gré des besoins des entreprises. L'acharnement contre l'immigration irrégulière a également des effets sur l'activité des agents qui doivent le mettre en œuvre au quotidien. Les enquêtes restituées dans ce livre montrent que les pratiques de ces soutiers de l'État recouvrent d'autres réalités que celles qui sont habituellement présentées dans les débats sur l'immigration.
Un apprentissage sur le tas Les agents des services d'immigration ne bénéficient d'aucune formation spécifique, ni même de stage centré sur les techniques d'accueil et de gestion des conflits comme il en existe dans d'autres administrations. La compétence associée au travail de réception et d'instruction des dossiers s'acquiert au terme d'une période d'apprentissage qui, reposant sur une défiance à l'égard de l'écrit, consiste à imiter les pratiques des collègues déjà en poste. Cette forme de socialisation professionnelle est commune à nombre d'emplois non qualifiés. Elle comporte ici une dimension supplémentaire : l'enjeu n'est pas seulement d'apprendre des règles de procédure mais d'incorporer un tempérament, autrement dit d'adopter une manière de se comporter, assimilable à des automatismes corporels. Ce qu'on apprend d'abord et avant tout, c'est une manière de concevoir et de recevoir les étrangers. L'apprentissage du travail de guichet va de pair avec la découverte d'une forme d'interaction structurée par un souci de « maintien de l'ordre » plutôt que par celui de fournir une prestation ou d'accorder un quelconque droit. Cette posture exige l'abandon de formes policées d'échange au profit de pratiques plus agressives, considérées comme l'unique moyen de répondre à la « pression » exercée par les demandeurs. Les premiers temps passés au guichet s'apparentent à la période des classes du service militaire, ce moment transitoire marqué par la « substitution d'un habitus réglé à un habitus laxiste ». La formation des nouvelles recrues débute par la découverte de comportements et de manières d'être devenus naturels chez les autres agents en poste depuis plus longtemps. Pour les anciens, l'usage de formules expéditives se justifie par la tension permanente qu'engendre le nombre considérable d'étrangers qui attendent à l'extérieur, puis devant les guichets. En cas de débordements ou de réactions d'agressivité émanant d'étrangers exaspérés par l'attente, les plus expérimentés savent aussi déployer diverses stratégies pour désamorcer les risques de conflit et apaiser les mécontents. Le moindre incident est alors l'occasion de faire œuvre de pédagogie auprès des agents les plus récemment recrutés. Dans les préfectures, l'enseignement de la gestion des situations difficiles repose sur une culture de la méfiance, systématiquement opposée à la « naïveté » des plus jeunes recrues. Certains nouveaux venus, hostiles à ce type de représentation associant immigration et démarche frauduleuse, choisissent délibérément l'interprétation de la règle la plus favorable à l'étranger. Mais un tel parti pris ne peut être que transitoire car ces agents, faute d'être en mesure de distinguer ce qui relève des règles de droit et ce qui découle de normes bureaucratiques, sont contraints de s'en remettre aux « conseils » de leurs supérieurs. Comme chaque procédure est encadrée par de multiples règles de droit, cette faible qualification est durement ressentie :
Ne disposant d'aucun support écrit, les guichetiers ne peuvent évaluer leur action à l'aune d'une quelconque référence au droit. L'absence de formation juridique les contraint à s'en remettre aux normes édictées par les agents intermédiaires, qui privilégient des critères de rendement et d'efficacité sur toute autre considération. Ils se trouvent donc contraints de se référer à des routines bureaucratiques qui ont été élaborées par leur hiérarchie et dont ils ne maîtrisent ni la signification ni la portée. Dans les services de main-d'œuvre étrangère du ministère du Travail, qui comptent un nombre beaucoup plus limité d'agents, la formation consiste pour les nouvelles recrues à faire un stage en préfecture pour y apprendre les rudiments de la procédure :
Faute d'être formée par un collègue connaissant les procédures, cette employée du service de la main-d'œuvre étrangère est contrainte de s'en remettre à un savoir-faire préfectoral. Une telle situation de dépendance n'est pas sans conséquence sur la nature des décisions prises. Au contact des agents de la préfecture, les fonctionnaires du ministère du Travail nouvellement recrutés n'apprennent pas seulement des règles formelles : ils s'imprègnent également d'un tempérament dont ils peuvent s'inspirer ou s'écarter par la suite. L'absence de formation adaptée et l'apprentissage sur le tas ont ainsi pour effet de placer l'institution préfectorale en position de pôle de référence et d'assurer la diffusion de pratiques restrictives. L'évolution du traitement des étudiants étrangers souhaitant changer de statut en est une illustration. Depuis la loi de juillet 1984, les étudiants étrangers obtenant un changement de statut recevaient systématiquement une carte de séjour d'un an portant la mention « salarié ». Mais, à partir du début des années 1990, les agents du ministère du Travail ont, sous l'influence des préfectures, généralisé les cas de délivrance d'autorisations provisoires de travail dont la durée correspond strictement à celle du contrat de travail. Par voie de conséquence, ces anciens étudiants étrangers – souvent embauchés comme vacataires dans des administrations publiques – ont obtenu des titres de séjour toujours plus provisoires. Une telle évolution a eu pour effet de les placer dans une situation de subordination accrue vis-à-vis des employeurs, en conditionnant systématiquement leur autorisation de séjour à la durée de leur contrat de travail. La diffusion de telles normes restrictives s'inscrit dans un mouvement plus général de précarisation des conditions de séjour des étrangers. Le bénéfice d'un statut stable, matérialisé par la carte de résident de dix ans, est désormais systématiquement reporté dans le temps et soumis au pouvoir discrétionnaire des agents de préfecture, qui préfèrent délivrer des cartes temporaires. Ainsi, le nombre d'étrangers accédant pour la première fois à une carte de dix ans est passé de 39 697 en 2003 à 24 133 en 2006, soit une baisse de 60 %. Ce primat du provisoire est un moyen de rappeler à l'étranger qu'il n'est pas un sujet de droit et de mettre à l'épreuve sa volonté de se maintenir sur le territoire. « Eux » et « nous » L'enrôlement des agents autour de l'objectif de maintien de l'ordre national ne se limite pas à l'apprentissage de normes bureaucratiques ni même à l'incorporation d'un tempérament. Il suppose également des supports d'identification qui dépassent largement le seul cadre de travail et qui se transmettent durant les pauses et lors de tous les échanges qui se déroulent à l'extérieur de la sphère professionnelle. En effet, les agents ne sont pas seulement soumis à la vision du monde que leur inculque leur hiérarchie, ils sont aussi influencés par les discours politiques et plus encore par les représentations véhiculées dans le champ médiatique. La télévision joue désormais le rôle que tenait auparavant la presse écrite dans le processus de construction d'un sens commun sur l'immigration : depuis le début des années 1980, les polémiques médiatiques sur les banlieues, sur l'intégration ou sur la place des musulmans dans la société française ont ainsi contribué à entretenir et à figer une représentation du monde structurée autour de l'opposition entre « nous les Français » et « eux les étrangers ». Aux guichets des services d'immigration, l'opposition entre « nous les Français » et « eux les étrangers » constitue d'abord un support d'identification qui garantit la cohésion du groupe des agents, en dépit des différences internes et des conflits qui le traversent. Richard Hoggart a montré que, pour les classes populaires, le monde des « autres » revêt plusieurs visages et englobe à la fois les patrons mais aussi les fonctionnaires et, plus généralement, tous ceux qui sont perçus comme différents et hostiles. Cette analyse pourrait tout à fait être transposée aux agents du maintien de l'ordre national, qui se définissent eux aussi par opposition à ceux qu'ils rejettent comme extérieurs à leur monde. À la conscience d'être français s'ajoute l'honneur d'appartenir à une administration d'État que l'on retrouve chez bien d'autres catégories de fonctionnaires. Dans le cas particulier du contrôle de l'immigration, l'opposition entre « eux » et « nous » est renforcée par le sentiment d'incarner l'État et son autorité auprès d'usagers suspectés d'en menacer l'intégrité. De plus, la conviction de former une véritable communauté de collègues est renforcée par le sentiment de devoir partager des conditions de travail difficiles. Le conseil le plus fréquemment adressé aux nouveaux venus est de se tenir à distance des étrangers, c'est-à-dire de se méfier de leurs arguments, et de ne pas leur divulguer trop d'informations au sujet du déroulement de la procédure. Réduire au minimum l'échange verbal peut aussi être un moyen de faire face à un afflux trop important de demandes, comme l'explique ce jeune guichetier :
Le travail de mise à distance, tel qu'il est explicité ici, se trouve renforcé par la barrière de la langue et l'absence de traducteur : la plupart des agents ne parlent aucune langue étrangère et ont de surcroît pour instruction de ne s'exprimer qu'en français. Dans les services des visas des postes consulaires, les guichetières parlent parfaitement la langue des demandeurs mais ont pour consigne de ne pas en faire état. Au-delà de la barrière de la langue, la mise à distance est un moyen de contenir les demandes trop insistantes et d'éviter tout dialogue, comme le font d'autres professionnels du maintien de l'ordre. Pour un guichetier vacataire particulièrement exposé aux contraintes de rendement imposées par la hiérarchie, le travail d'explication de la procédure s'avère vite incompatible avec la nécessité d'être « efficace ». Les titulaires assument plus difficilement un tel renoncement à leur « mission d'accueil » ; néanmoins, certains le justifient en interprétant les gestes d'incompréhension des demandeurs comme autant de simulations révélatrices de fraudes. L'entretien d'une barrière entre « eux » et « nous » est au fondement d'une relation de domination bureaucratique qui place toute interaction entre les étrangers et les représentants de l'État sous le signe de la dissymétrie. Lorsqu'un demandeur de titre se présente au guichet en dehors des délais impartis ou qu'il envoie un document tardivement, sa demande est automatiquement considérée comme irrecevable, alors que l'Administration n'est jamais sanctionnée en cas de dépassement des délais. De même, quand un agent perd un dossier, fait revenir plusieurs fois inutilement un usager ou lui délivre une information erronée, les « collègues » qui s'en aperçoivent se retranchent derrière l'application du règlement et ne laissent aucune prise à la contestation. Ce rapport de domination est parfois perturbé par un accompagnateur parlant le français et davantage familiarisé avec l'univers bureaucratique. Alors que la présence de ces tiers devrait être considérée comme un moyen de faciliter la relation au guichet, elle est le plus souvent perçue comme un obstacle : « Ils pinaillent sur tous les détails et ça prend quatre fois plus de temps », proteste un agent de préfecture en poste depuis cinq ans. À l'instar des personnels de l'administration pénitentiaire, les agents chargés du contrôle de l'immigration entendent maintenir à distance tout regard extérieur susceptible d'interférer sur leurs pratiques quotidiennes. La polarisation entre « eux » et « nous » joue le rôle d'une clôture érigée à l'encontre des propos tenus par l'étranger ; elle permet aussi de restreindre la quantité d'informations susceptibles de lui être délivrées. Lorsqu'un étranger dépose une demande de carte de séjour, il s'enquiert parfois de ses chances de réussite, du délai de réponse et des conséquences d'un éventuel refus, mais il se heurte le plus souvent à une fin de non-recevoir. Même quand la décision est déjà prise, la guichetière préfère ne pas en faire état, pour éviter toute contestation. En dire le moins possible mais en savoir le plus possible, telle pourrait être la devise des agents du maintien de l'ordre national. Une telle opacité contraint les étrangers à revenir au guichet beaucoup plus souvent que n'importe quel autre usager, ce qui contribue à grossir davantage les files d'attente. De plus, lorsqu'une décision de refus est prise, il n'est prévu aucun espace ni aucun temps pour une éventuelle négociation. La seule voie de conciliation, ouverte par l'instauration des commissions du titre de séjour en 1989, est tombée en désuétude dans la plupart des préfectures. Pourtant, tous les agents ne s'identifient pas de façon uniforme à ce « nous ». Le rapport à l'identité nationale varie selon la trajectoire de chacun. Les personnels noirs et métis, surreprésentés dans les services d'immigration, ne réagissent pas tous de la même façon aux discours destinés à renforcer la cohésion du groupe de ceux qui représentent l'État : ils peuvent tantôt s'identifier au « nous » des guichetiers, tantôt s'en démarquer. Certains agents issus de l'immigration ont parfois plus de difficultés à se sentir solidaires de leurs collègues, surtout lorsque ceux-ci manifestent une hostilité ciblée sur des catégories d'étrangers ayant la même origine qu'eux :
Cette jeune fille de parents algériens a été recrutée comme guichetière de préfecture à l'âge de vingt-six ans, alors que sa mère était restée en situation irrégulière pendant près de vingt ans. Sa trajectoire lui rend très difficilement supportable la distance et la défiance que ses collègues entretiennent à l'égard de l'immigration algérienne, même s'ils la considèrent mécaniquement comme partie prenante du « nous » qui fait la cohésion du groupe des guichetiers. Ici, l'occupation d'une même position et l'appartenance à un même collectif de travail relèguent au second plan la représentation racialisée des autres agents. La prégnance de cette stigmatisation n'en fait pas moins naître un malaise durable chez cette fonctionnaire qui se sent appartenir aux deux mondes. Décidée à changer de poste, elle réussira « avec soulagement » le concours du ministère des Affaires sociales. La frontière entretenue par les agents entre « eux les étrangers » et « nous les Français » a donc pour fonctions simultanées de renforcer la cohésion du groupe des guichetiers, de maintenir à distance les usagers et d'empêcher toute forme d'empathie dans l'instruction des dossiers. Pour des agents situés dans la partie supérieure des classes populaires et qui continuent à se sentir protégés par l'État, l'appartenance au « nous français » et plus encore au « nous représentants de l'État » est un moyen d'entretenir une image positive de soi et de sa mission. Et si la frontière entre « eux » et « nous » suscite parfois un malaise chez certains personnels d'origine extra-européenne, elle n'empêche absolument pas leur intégration au groupe des guichetiers, qui se construit par opposition à celui des étrangers : au contraire, cette opposition est la source d'une véritable cohésion et la condition permettant à chaque nouvelle recrue de s'identifier aux normes du maintien de l'ordre national.
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