Le magazine de l'Homme Moderne / Société  
   

« Moi, je fais mon chiffre et rien que mon chiffre ».
Laetitia Van Eeckhout,
Le Monde, 02/10/2008.

 
     Accueillir ou...Alexis Spire, Accueillir ou reconduire - Enquête sur les guichets de l’immigration
Éditions Raisons d'Agir, 2008 (2 octobre). 17,5 x 11 cm, 128p., ISBN: 978.2.912107.44.2, 7 euros

Jour ordinaire en préfecture : un agent d'accueil s'apprête à enregistrer la demande d'asile d'une grand-mère sri-lankaise. Le guichetier a jugé le dossier complet. La vérificatrice intervient, vociférant : "C'est du regroupement familial, ce n'est pas de l'asile ! Ce n'est pas la peine d'attendre, on ne vous croira pas", assène-t-elle, envoyant le dossier voler en l'air.

Le sociologue Alexis Spire nous plonge dans l'univers des guichets de préfectures, directions départementales du travail et services des visas des consulats. Fondé sur plusieurs enquêtes menées entre 2003 et 2007, ce livre met en lumière l'action de ceux qui, dans les coulisses de l'administration, "font" la politique de l'immigration.

Chacun à son niveau, ces agents interviennent sur les conditions d'entrée en France, sélectionnent les migrants les plus "utiles" aux entreprises, et décident lesquels pourront rester sur le territoire. Les étrangers se trouvent ainsi face à des représentants de l'Etat qui peuvent choisir de les régulariser ou de les expulser, sans déroger à une législation qui, au fil des réformes successives, leur laisse de plus en plus de liberté.

Ainsi les titres délivrés hier de plein droit sont-ils désormais remplacés par des dispositifs accordant un pouvoir discrétionnaire aux échelons locaux. Et ce sur fond d'imprécision croissante des critères juridiques. En fonction de ce qu'il considère comme une "bonne" intégration, l'agent peut décider d'accorder à l'étranger un statut stable de résident ou de le maintenir dans la précarité. "Une telle évolution n'est pas anodine, relève Alexis Spire : elle constitue pour le pouvoir politique le seul moyen de concilier des pratiques juridiques apparemment respectueuses des droits fondamentaux et des pratiques de plus en plus répressives à l'égard des étrangers."

On aurait tort, cependant, de soupçonner ces fonctionnaires de racisme. Les services des étrangers ne suscitent guère de vocations, beaucoup se retrouvent à ces postes sans l'avoir choisi. Ces agents ne bénéficient d'aucune formation spécifique, ni même de stage centré sur les techniques d'accueil et de gestion des conflits. Ils s'en remettent à leurs collègues qui ont eux-mêmes appris "sur le tas", et aux normes édictées par les agents intermédiaires, lesquels privilégient des critères de rendement. "Largement impulsée par les gouvernants et les hauts fonctionnaires, la traque de la fraude - des "faux touristes", "faux demandeurs d'asile", "faux mariages" - devient l'obsession fédératrice des agents", observe Spire. Et la "politique du chiffre" ne fait que renforcer la suspicion.

Il y a bien quelques réfractaires qui plaident pour une écoute plus attentive, une instruction plus approfondie de chaque dossier. Certains réussissent à partir, mais les autres finissent par s'habituer. "Avec le temps, on s'endurcit", dit une fonctionnaire. Et la grande majorité des agents se montrent indifférents : ils ne résistent ni n'adhèrent véritablement aux normes qui leur sont inculquées. "Issus du monde ouvrier ou des petits employés, ils conçoivent l'activité de maintien de l'ordre comme n'importe quel autre métier, ils s'y consacrent sans éprouver ni passion ni scrupule et se conforment de façon pragmatique aux injonctions de la hiérarchie. Ils ne s'embarrassent d'aucune considération morale ou politique", explique Alexis Spire. "Moi, je fais mon chiffre et rien que mon chiffre", résume l'un d'entre eux.
    

 

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