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mort est un choc, j'avais entendu une fois le mot «cancer»,
mais je ne savais pas... C'est un choc dans la mesure où notre
univers intellectuel à tous, le mien particulièrement,
est un monde qui s'organisait, non pas complètement mais en
partie, par rapport à Bourdieu. Il était une référence
positive ou négative indispensable. Il
avait grossi comme un arbre qui pousse ses racines et ses feuilles
et couvrait un domaine énorme de l'opinion. Le fait que mes
orientations, mon travail ont toujours été et
de plus en plus opposés aux siens, me donne
la liberté de dire que son oeuvre est considérable.
Comme tout vrai sociologue, il a toujours uni le travail de terrain,
la connaissance, l'analyse des problèmes et la réflexion
sur sa propre démarche. La sociologie de Bourdieu a réfléchi
sur la sociologie, Bourdieu a réfléchi sur Bourdieu,
c'est un monde qui s'efforce d'être conscient de lui-même.
Avoir montré ce qui est caché je pense à
son travail sur «la misère du monde», sur le «capital
culturel» et savoir ce qu'on fait, être
conscient de soi-même demeurent les deux caractéristiques
de son oeuvre.
Toute l'oeuvre de cet homme qui, ces dernières années,
était plutôt connu pour des prises de position ou des
écrits idéologiques, qui ne sont pas forcément
ce qu'il a fait de meilleur a été une
réflexion sur soi-même et la construction d'une démarche.
Ses derniers écrits ne sont pas polémiques ou idéologiques,
ils sont de la réflexion profonde. Pierre Bourdieu est avant
tout un philosophe-sociologue, ou un sociologue-philosophe, qui s'est
engagé comme l'avait fait Foucault au côté de
mouvements qui n'ont pas toujours été importants ou
qu'il n'a pas toujours bien interprétés, mais avec la
volonté de pousser jusqu'à l'extrême la définition
de base de sa théorie : la société
est un système de domination. Il s'agissait donc de montrer,
de faire comprendre, de définir ces dominations par des méthodes
de terrain, des réflexions et en s'engageant auprès
de ceux qui étaient les «sans voix»...
Mais ce que je trouve le plus fort dans son oeuvre, demeure sa réflexion
philosophique sur soi-même. Ses livres Questions de pratiques
ou Les Méditations pascaliennes sont du grand Bourdieu.
Comment ne pas être par ailleurs profondément sensible
à un livre comme la Misère du monde qui fait
émerger ce qui est caché? Bourdieu est une figure majeure
et qui le restera de la sociologie de la
deuxième moitié du XXe siècle, une grande figure
intellectuelle.
Quand je regarde ses positions au cours des années, rétrospectivement,
je me sens d'accord avec 90 % d'entre elles, même si nous
nous sommes heurtés sur la grève de 1995. Il est du
côté des déterminismes sociaux, je suis du côté
de la liberté, mais les deux faces de la sociologie ne peuvent
vivre l'une sans l'autre. Et j'ai le sentiment qu'une partie importante
de ma vie a été, sans parler, un dialogue avec lui,
comme cela fut le cas avec les sociologues américains ou avec
Althusser...
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