Société |
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sociologie |
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À propos de L'Homme pluriel. |
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En quoi vos travaux sur l'illettrisme, les pratiques de lecture et d'écriture en milieu populaire vous ont-ils amené à la définition de l'homme pluriel ? Sans doute que le constat d'une difficile transférabilité des compétences lectorales ou scripturales d'un genre d'écrit à l'autre, d'une situation d'écriture ou de lecture à l'autre a commencé à faire cheminer en moi l'idée d'une pluralité de compétences ou de dispositions constituées au sein de chaque acteur et qui se déploient ou non selon le contexte d'action. Mais c'est surtout l'étude d'univers familiaux populaires qui m'a fait prendre conscience de l'hétérogénéité et parfois même de l'aspect contradictoire des principes de socialisation auxquels sont soumis les enfants au cur même de la famille. Si on ajoute à cela les principes de socialisation scolaires auxquels le même enfant est très rapidement exposé, on est sur la voie d'une réflexion sur l'acteur pluriel. Qu'est-ce qu'un homme pluriel ? En quoi l'homme est-il pluriel ? Un homme pluriel, c'est un homme qui n'a pas toujours vécu à l'intérieur d'un seul et unique univers socialisateur, qui a donc traversé et fréquenté plus ou moins durablement des espaces (des matrices) de socialisation différents (et même parfois socialement vécus comme hautement contradictoires). L'homme pluriel est donc porteur de dispositions, d'abrégés d'expériences multiples et pas forcément toujours compatibles... Il doit pourtant "faire avec". Cette situation peut lui poser un grave problème si des dispositions viennent se contredire dans l'action. Elle peut aussi être inaperçue par l'acteur lui-même si, comme c'est très fréquemment le cas, les dispositions ne s'activent que dans des contextes ou des domaines de pratiques limités et séparés les uns des autres. L'homme pluriel, c'est l'homme dont l'ensemble des pratiques est irréductible à "une formule génératrice" ou à "un principe générateur". Qu'est-ce qu'un transfuge ? Pensez-vous que l'on puisse totalement échapper à son milieu d'origine, à sa classe sociale ? On appelle parfois en sociologie "transfuge de classe"
celui qui est né dans un milieu social et qui vit adulte dans un tout
autre milieu social. Les cas les plus fréquemment étudiés (ou du moins
mentionnés) sont les cas de mobilité sociale ascendante par la voie
scolaire. Le "transfuge" est un cas particulier de l'acteur
pluriel, mais pas le modèle par excellence de la pluralité de l'acteur.
Vous comparez l'homme à une "feuille pliée", êtes-vous déterministe ? Je suis déterministe autant qu'on puisse l'être en sciences sociales... Je pense bien sûr que les comportements, perceptions et pensées des êtres sociaux s'expliquent de part en part par les liens sociaux passés et présents qui les ont constitués. Mais j'explique dans L'Homme pluriel que l'on ne peut prédire aussi facilement un comportement humain qu'un événement physique ou chimique. Je compare en effet chaque être social singulier à une feuille de papier pliée ou froissée. Nous sommes tous relativement singuliers même si nous sommes constitués socialement : si la feuille de papier symbolise le monde social, ses structures, ses différents domaines, etc., la feuille de papier froissée ou plusieurs fois pliée peut donner une image intéressante de ce que représente chaque cas singulier. Selon vous, le soi est-il une illusion ? Le "soi" cohérent, unique, cette identité personnelle identique à elle-même en tout lieu, en toute circonstance, est en effet une illusion, mais une illusion socialement bien fondée, c'est-à-dire une illusion qui trouve de nombreux supports linguistiques, symboliques, sociaux (le nom et le prénom, les différents codes et numéros personnels, les diverses occasions verbales de reconstruction a posteriori de la cohérence d'un parcours, d'une identité, d'un "caractère"...). Le chercheur en sciences sociales ne peut a priori donner raison à cette conception ordinaire de l'acteur toujours identique à lui-même, même si une partie de son travail consiste à comprendre les raisons de la prédominance de ce modèle d'identité dans le monde social. Vous dites que vous êtes plus bourdieusien que les bourdieusiens. Pouvez-vous expliquer votre position ? Ce que je veux dire, tout à fait sérieusement et sans provocation aucune, c'est que par mes travaux je pense être, en définitive, bien plus fidèle au travail de Pierre Bourdieu que ses plus "fidèles" épigones. En effet, pour réaliser ce que Bourdieu a fait dans le champ des sciences sociales, il faut absolument éviter le rapport maître/disciple et la répétition sans fin de sa "pensée" sur des terrains particuliers. Il faut en revanche faire ce que lui-même a su faire lorsqu'il avait l'âge de ses plus jeunes disciples actuels : rompre en partie avec le structuralisme (alors que certains restaient coincés dans les impasses de ce modèle de pensée), se moquer de certaines frontières disciplinaires, ne pas craindre d'être anti-académique, garder un esprit critique toujours en éveil et développer son imagination sociologique, défendre l'autonomie scientifique des sciences sociales... Mais l'"académique" aujourd'hui en sciences sociales (un de ses pôles en tout cas), c'est Pierre Bourdieu et Actes de la recherche en sciences sociales. C'est avec cette tradition sociologique là que j'ai appris à être critique, mais cette tradition doit être critiquée à son tour, surtout au moment où elle se gèle, en grande partie sous l'effet de la consécration scientifique et sociale. Être fidèle au mode de pensée de Pierre Bourdieu, à ce qu'il y a de plus précieux dans ce qu'il nous a appris, c'est refuser la "mallette conceptuelle" estampillée Pierre Bourdieu, qu'avec parfois la complicité de certains jeunes épigones en désir de fast success, le maître nous "vend" aujourd'hui. Vous n'aimez pas deux mots : "théorie" et "interdisciplinarité", pourquoi ? Je n'aime pas le mot "théorie" tel qu'il est manié en France notamment pour désigner ces petits modèles un peu mystérieux, qui prétendent à l'universalité de leur pertinence et dont on ne saisit pas bien les fondements historiques (ou empiriques). Cela dit, l'activité théorique est bien évidemment indispensable en sciences sociales, mais on pourrait souhaiter qu'elle soit plus lucide, plus pragmatique, moins fumeuse... C'est là que l'enseignement philosophique de Wittgenstein me paraît central pour l'hygiène mentale (linguistique et théorique) de tout chercheur en sciences sociales. Quant au mot "interdisciplinarité", il peut paraître étrange de le voir stigmatisé par un chercheur qui en appelle par ailleurs à une "sociologie psychologique" et à des collaborations scientifiques entre chercheurs issus de traditions disciplinaires différentes. Mais bien souvent le mot "interdisciplinarité" renvoie à des collages hétéroclites de "points de vue" disciplinaires dont chaque chercheur sort inchangé. Je pense qu'il faut savoir aller vers les autres disciplines de l'intérieur de sa discipline, en en sentant la nécessité interne, en en saisissant l'indispensabilité du point de vue de la logique même de son travail scientifique. Si on ne sent pas cette ouverture à d'autres disciplines comme une nécessité interne, alors ce n'est pas la peine de se forcer à ces dites "collaborations interdisciplinaires". Quel est votre projet pour la sociologie ? Qu'est-ce que la sociologie psychologique ? Tout d'abord une précision importante : je ne vois pas dans ma démarche, qui débouche sur ce que j'appelle une "sociologie psychologique", le grand projet vers lequel devrait tendre toute la sociologie... Je pense que c'est une voie (souvent empruntée non-consciemment par les chercheurs) possible de déploiement des recherches en sciences sociales. Je me distingue en cela de chercheurs qui ont trop tendance à penser "leur" manière de pratiquer la sociologie comme "la (nouvelle)" manière de faire de la sociologie. Je mène encore aujourd'hui une série de recherches qui suivent d'autres orientations que celle de la sociologie psychologique et je revendique le droit du chercheur en sciences sociales à faire varier ses approches, à changer sa batterie de concept, etc., en fonction des objets qu'il étudie. Mais pour revenir à la "sociologie psychologique", celle-ci essaie de saisir le social (les multiples aspects et dimensions du social) sous sa forme singularisée, individualisée. Elle est une manière de traquer le social dans ses plis les plus singuliers. Cela suppose notamment de suivre les mêmes acteurs sur des scènes différentes, dans des contextes ou micro-contextes différents, plutôt que de déduire prématurément une "vision du monde" ou un "habitus" de comportements observés sur une scène singulière. Comment voyez vous la recherche en sciences sociales demain ?
J'aimerais surtout qu'elle soit très fortement renouvelée. Il faut
notamment donner les moyens institutionnels à l'imagination sociologique
de se déployer. Il faudrait, par exemple, que des chercheurs dynamiques
(qu'ils soient "jeunes" ou "vieux") puissent avoir
les moyens matériels et financiers durant une période déterminée (environ
5 ans) de réaliser un programme de recherche à l'intérieur d'une équipe
de recherche. Il serait aussi souhaitable qu'historiens, sociologues,
anthropologues, psychologues, linguistes..., puissent davantage travailler
en commun sur des projets bien définis. |
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