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ierre Bourdieu
lègue à la communauté scientifique internationale une
uvre considérable. Jeune sociologue, il se tenait à
distance de tout engagement politique et voyait d'un très
mauvais œil tout ce qui détournait le savant de la recherche
de la vérité scientifique. Depuis quelques années,
il était, comme on le sait, fortement engagé dans les luttes
sociales de son temps. Mais, à 30 ans, Pierre Bourdieu avait
une œuvre scientifique en gestation à construire, alors
que, trente ans après, œuvre était faite et reconnue
et lui donnait légitimement l'envie de mener d'autres
combats. Certains de ses lecteurs ont ainsi davantage été
séduits ses dernières années par la pugnacité
de l'intellectuel engagé que par la subtilité et la
richesse de ses analyses sociologiques. Ils doivent pourtant savoir
que l'engagement de fin de carrière suivait plusieurs décennies
d'ascétisme scientifique acharné.
La
question, qui a commencé à se poser avant même sa disparition,
est celle du mode d'appropriation de ce précieux héritage.
Il y a deux grandes manières de prendre en charge ce qu'il
nous laisse.
La
première consiste, au mieux, à appliquer indéfiniment,
sur de nouveaux terrains, "sa théorie" et, au pire, à
se contenter d'utiliser son lexique et sa grammaire, en (se) donnant
l'impression de penser lors même qu'on a simplement fait
fonctionner la machine à produire des textes "à la manière
de Bourdieu". Nombre de travaux sociologiques ressemblent déjà
et ressembleront ainsi à l'avenir à ces sortes de pastiches
involontaires.
La
seconde façon d'hériter suppose de faire l'effort
(car d'effort - et de risque - intellectuel il est question)
de continuer à imaginer et à créer au-delà de
ce que le sociologue a pensé et formulé lui-même, en
retrouvant ainsi l'attitude qu'il sut adopter lorsqu'il
inventait, avec et contre d'autres chercheurs de sa génération,
une nouvelle manière de faire la sociologie et de penser le monde
social.
C'est
le propre de toute uvre importante que de donner lieu à
une telle opposition entre répétition-commémoration
et réinvention, vénération et critique créatrice.
Et les chercheurs les plus fidèles au travail de Pierre Bourdieu
ne sont, à mon sens, pas là où l'on croit. Mais
je sais, pour l'avoir bien lu, qu'en écrivant cela j'en
appelle classiquement à une hétérodoxie contre une
certaine orthodoxie. De nos attitudes et de nos préférences
dans le champ scientifique aussi, il nous aura rendus plus conscients.
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