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a domination masculine est tellement ancrée dans nos inconscients
que nous ne l'apercevons plus, tellement accordée à nos attentes que nous avons du mal
à la remettre en question. Plus que jamais, il est indispensable de dissoudre les
évidences et d'explorer les structures symboliques de l'inconscient androcentrique qui
survit chez les hommes et chez les femmes. Quels sont les mécanismes et les institutions
qui accomplissent le travail de reproduction de « l'éternel masculin
» ? Est-il possible de les neutraliser pour libérer les forces de changement
qu'ils parviennent à entraver ?
Je ne me serais sans doute pas affronté à un sujet aussi
difficile si je n'y avais pas été entraîné par toute la logique de ma recherche (1). Je n'ai jamais cessé, en effet, de m'étonner devant
ce que l'on pourrait appeler le paradoxe de la doxa (2)
: le fait que l'ordre du monde tel qu'il est, avec ses sens uniques et ses sens
interdits, au sens propre ou au sens figuré, ses obligations et ses sanctions, soit grosso
modo respecté, qu'il n'y ait pas davantage de transgressions ou de subversions, de
délits et de « folies » (il suffit de penser à
l'extraordinaire accord de milliers de dispositions - ou de volontés - que supposent cinq
minutes de circulation automobile sur la place de la Bastille ou sur celle de la Concorde,
à Paris). Ou, plus surprenant encore, que l'ordre établi, avec ses rapports de
domination, ses droits et ses passe-droits, ses privilèges et ses injustices, se
perpétue en définitive aussi facilement, mis à part quelques accidents historiques, et
que les conditions d'existence les plus intolérables puissent si souvent apparaître
comme acceptables et même naturelles.
Et j'ai aussi toujours vu dans la domination masculine, et dans la manière dont elle est
imposée et subie, l'exemple par excellence de cette soumission paradoxale, effet de ce
que j'appelle la violence symbolique, violence douce, insensible, invisible pour ses
victimes mêmes, qui s'exerce pour l'essentiel par les voies purement symboliques de la
communication et de la connaissance - ou, plus précisément, de la méconnaissance, de la
reconnaissance ou, à la limite, du sentiment.
Cette relation sociale extraordinairement ordinaire offre ainsi une occasion privilégiée
de saisir la logique de la domination exercée au nom d'un principe symbolique connu et
reconnu par le dominant comme par le dominé, une langue (ou une prononciation), un style
de vie (ou une manière de penser, de parler ou d'agir) et, plus généralement, une
propriété distinctive, emblème ou stigmate, dont la plus efficiente symboliquement est
cette propriété corporelle parfaitement arbitraire et non prédictive qu'est la couleur
de la peau.
On voit bien qu'en ces matières il s'agit avant tout de restituer à la doxa son
caractère paradoxal en même temps que de démonter les mécanismes qui sont responsables
de la transformation de l'histoire en nature, de l'arbitraire culturel en naturel. Et,
pour ce faire, d'être en mesure de prendre, sur notre propre univers et notre propre
vision du monde, le point de vue de l'anthropologue capable à la fois de rendre au
principe de vision et de division ( nomos) qui fonde la différence entre le
masculin et le féminin telle que nous la (mé)connaissons, son caractère arbitraire,
contingent, et aussi, simultanément, sa nécessité sociologique.
Ce n'est pas par hasard que, lorsqu'elle veut mettre en suspens ce qu'elle appelle
magnifiquement « le pouvoir hypnotique de la domination »,
Virginia Woolf (3) s'arme d'une analogie
ethnographique, rattachant génétiquement la ségrégation des femmes aux rituels d'une
société archaïque : « Inévitablement, nous considérons
la société comme un lieu de conspiration qui engloutit le frère que beaucoup d'entre
nous ont des raisons de respecter dans la vie privée, et qui impose à sa place un mâle
monstrueux, à la voix tonitruante, au poing dur, qui, d'une façon puérile, inscrit dans
le sol des signes à la craie, ces lignes de démarcation mystiques entre lesquelles sont
fixés, rigides, séparés, artificiels, les êtres humains. Ces lieux où, paré d'or et
de pourpre, décoré de plumes comme un sauvage, il poursuit ses rites mystiques et jouit
des plaisirs suspects du pouvoir et de la domination, tandis que nous, »ses«
femmes, nous sommes enfermées dans la maison de famille sans qu'il nous soit
permis de participer à aucune des nombreuses sociétés dont est composée sa société (4) . »
« Lignes de démarcation mystiques », « rites
mystiques », ce langage, celui de la transfiguration magique et de la
conversion symbolique que produit la consécration rituelle, principe d'une nouvelle
naissance, encourage à diriger la recherche vers une approche capable d'appréhender la
dimension proprement symbolique de la domination masculine.
Une stratégie de transformation
Il faudra donc demander à une analyse matérialiste de
l'économie des biens symboliques les moyens d'échapper à l'alternative ruineuse entre
le « matériel » et le « spirituel »
ou l'« idéel »
(perpétuée aujourd'hui à travers l'opposition entre les études dites « matérialistes
», qui expliquent l'asymétrie entre les sexes par les conditions de production,
et les études dites « symboliques », souvent remarquables
mais partielles). Mais, auparavant, seul un usage très particulier de l'ethnologie peut
permettre de réaliser le projet, suggéré par Virginia Woolf, d'objectiver
scientifiquement l'opération proprement mystique dont la division entre les sexes telle
que nous la connaissons est le produit, ou, en d'autres termes, de traiter l'analyse
objective d'une société de part en part organisée selon le principe
androcentrique (5) - la tradition kabyle - comme une
archéologie objective de notre inconscient, c'est-à-dire comme l'instrument d'une
véritable socioanalyse (6).
Ce détour par une tradition exotique est indispensable pour briser la relation de
familiarité trompeuse qui nous unit à notre propre tradition. Les apparences biologiques
et les effets bien réels qu'a produits, dans les corps et dans les cerveaux, un long
travail collectif de socialisation du biologique et de biologisation du social se
conjuguent pour renverser la relation entre les causes et les effets et faire apparaître
une construction sociale naturalisée (les « genres » en tant
qu' habitus sexués) comme le fondement en nature de la division arbitraire qui est
au principe et de la réalité et de la représentation de la réalité, et qui s'impose
parfois à la recherche elle- même.
Ainsi n'est-il pas rare que les psychologues reprennent à leur compte la vision commune
des sexes comme ensembles radicalement séparés, sans intersections, et ignorent le
degré de recouvrement entre les distributions des performances masculines et féminines,
et les différences (de grandeur) entre les différences constatées dans les divers
domaines (depuis l'anatomie sexuelle jusqu'à l'intelligence). Ou, chose plus grave, ils
se laissent maintes fois guider, dans la construction et la description de leur objet, par
les principes de vision et de division inscrits dans le langage ordinaire, soit qu'ils
s'efforcent de mesurer des différences évoquées dans le langage - comme le fait que les
hommes seraient plus « agressifs » et les femmes plus «
craintives » -, soit qu'ils emploient des termes ordinaires, donc
gros de jugements de valeur, pour décrire ces différences (7).
Mais cet usage quasi analytique de l'ethnographie qui dénaturalise, en l'historicisant,
ce qui apparaît comme le plus naturel dans l'ordre social, la division entre les sexes,
ne risque-t-il pas de mettre en lumière des constances et des invariants - qui sont au
principe même de son efficacité socioanalytique -, et, par là, d'éterniser, en la
ratifiant, une représentation conservatrice de la relation entre les sexes, celle-là
même que condense le mythe de « l'éternel féminin » ?
C'est là qu'il faut affronter un nouveau paradoxe, propre à contraindre à une
révolution complète de la manière d'aborder ce que l'on a voulu étudier sous les
espèces de « l'histoire des femmes » : les invariants qui,
par-delà tous les changements visibles de la condition féminine, s'observent dans les
rapports de domination entre les sexes n'obligent-ils pas à prendre pour objet
privilégié les mécanismes et les institutions historiques qui, au cours de l'histoire,
n'ont pas cessé d'arracher ces invariants à l'histoire ?
Cette révolution dans la connaissance ne serait pas sans conséquence dans la pratique,
et en particulier dans la conception des stratégies destinées à transformer l'état
actuel du rapport de force matériel et symbolique entre les sexes.
S'il est vrai que le principe de la perpétuation de ce rapport de domination ne réside
pas véritablement - ou, en tout cas, principalement - dans un des lieux les plus visibles
de son exercice, c'est-à-dire au sein de l'unité domestique, sur laquelle un certain
discours féministe a concentré tous ses regards, mais dans des instances telles que
l'Ecole ou l'Etat, lieux d'élaboration et d'imposition de principes de domination qui
s'exercent au sein même de l'univers le plus privé, c'est un champ d'action immense qui
se trouve ouvert aux luttes féministes, ainsi appelées à prendre une place originale,
et bien affirmée, au sein des luttes politiques contre toutes les formes de domination.
(1)
Faute de savoir clairement si des remerciements nominaux seraient bénéfiques ou
maléfiques pour ceux et celles à qui j'aimerais les adresser, je me contenterai de dire
ici ma profonde gratitude pour ceux et surtout celles qui m'ont apporté des témoignages,
des documents, des références scientifiques, des idées, et mon espoir que ce travail
sera digne, notamment dans ses effets, de la confiance et des attentes qu'ils ou elles ont
mises en lui.
(2) NDLR : La doxa est l'ensemble des
croyances ou des pratiques sociales qui sont considérées comme normales, comme allant de
soi, ne devant pas faire l'objet de remise en question.
(3) NDLR : Virginia Woolf
(1882-1941), romancière et théoricienne anglaise, auteure, en particulier, de Mrs
Dalloway (1925), La Promenade au phare (1927) et Orlando (1928).
(4) Virginia Woolf, Trois guinées, traduit
par Viviane Forrester, éditions Des femmes, Paris, 1977, p. 200.
(5) NDLR : Qui place au centre
l'homme, et non la femme.
(6) Ne serait-ce que pour attester que mon propos
présent n'est pas le produit d'une conversion récente, je renvoie aux pages d'un livre
déjà ancien et dans lequel j'insistais sur le fait que, lorsqu'elle s'applique à la
division sexuelle du monde, l'ethnologie peut « devenir une forme
particulièrement puissante de socioanalyse » (Pierre Bourdieu, Le
Sens pratique, Minuit, Paris, 1980, pp. 246 et 247).
(7) Voir, entre autres, J.A. Sherman, Sex-Related
Cognitive Differences : An Essay on Theory and Evidence, Thomas,
Springfield (Illinois), 1978 ; M.B. Parlee, « Psychology
: Review Essay », Signs : Journal of Women in Culture
and Society, no 1, 1975, pp. 119-138 (à propos notamment du bilan des différences
mentales et comportementales entre les sexes établi par J.E. Garai et A. Scheinfeld en
1968) ; M.B. Parlee, « The Premenstrual Syndrome »,
Psychological Bulletin, no 80, 1973, pp. 454-465.
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