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INNOCENTES CONFIDENCES D'UN MAÎTRE DE LA MONNAIE.
Un entretien dévoile un univers. Lorsque la presse répercute la
parole des « décideurs », dont chaque confidence
peut faire vaciller les monnaies, on ne prête pas toujours attention
à l'énorme somme de non-dits et de presque-suggérés que leurs propos
véhiculent. Armés de leur « indépendance »
conquise sur le pouvoir politique, les gouverneurs des banques centrales
disposent désormais du pouvoir de changer le cours des nations. Quelle
est leur vision du monde social ? Et, par exemple, quelle
est celle de M. Hans Tietmeyer, grand architecte de l'euro ?
yant lu dans l'avion (1) un entretien du président de la Banque fédérale
d'Allemagne (2), M. Hans Tietmeyer,
présenté comme le « grand prêtre du deutschemark » - ni
plus ni moins -, je voudrais me livrer à cette sorte d'analyse herméneutique qui
convient aux textes sacrés : « L'enjeu aujourd'hui, c'est
de créer les conditions favorables à une croissance durable et à - le
mot -clé - la confiance des investisseurs. Il faut donc contrôler les budgets
publics. »
C'est-à-dire -
il sera plus explicite dans les phrases suivantes - enterrer le plus vite possible l'Etat
social et, entre autres choses, ses politiques sociales et culturelles dispendieuses, pour
rassurer les investisseurs qui aimeraient mieux se charger eux-mêmes de leurs
investissements culturels. Je suis sûr qu'ils aiment tous la musique romantique et la
peinture impressionniste, et je suis persuadé, sans rien savoir sur le président de la
Banque fédérale d'Allemagne, que, à ses heures perdues, comme le directeur de la Banque
de France, M. Jean-Claude Trichet, il lit de la poésie et pratique le
mécénat.
« Il
faut donc, dit-il, contrôler les budgets publics, baisser le niveau des taxes et
impôts jusqu'à leur donner un niveau supportable à long terme. »
Entendez : baisser le niveau des taxes et impôts des investisseurs jusqu'à
les rendre supportables à long terme par ces mêmes investisseurs, évitant ainsi de les
encourager à porter ailleurs leurs investissements. Continuons la lecture :
« Il faut (...) réformer le système de protection sociale. »
C'est- à-dire, bis repetita, enterrer l'Etat providence et ses politiques de
protection sociale, bien faites pour ruiner la confiance des investisseurs, susciter leur
méfiance légitime, certains qu'ils sont en effet que leurs acquis économiques - on
parle d'acquis sociaux, on peut bien parler d'acquis économiques -, c'est-à-dire leurs
capitaux, ne sont pas compatibles avec les acquis sociaux des travailleurs, et que ces
acquis économiques doivent évidemment être sauvegardés à tout prix, fût-ce en
ruinant les maigres acquis économiques et sociaux de la grande majorité des citoyens de
l'Europe à venir, ceux que l'on a beaucoup désignés en décembre 1995 comme des «
nantis », des « privilégiés ».
M. Hans
Tietmeyer est convaincu que les acquis sociaux des investisseurs, autrement dit leurs
acquis économiques, ne survivraient pas à une perpétuation du système de protection
sociale. C'est ce système qu'il faut donc réformer d'urgence, parce que les acquis
économiques des investisseurs ne sauraient attendre. Et M. Hans Tietmeyer,
penseur de haute volée, qui s'inscrit dans la grande lignée de la philosophie idéaliste
allemande, poursuit :
« Il faut donc contrôler les budgets publics, baisser le niveau des
taxes et impôts jusqu'à leur donner un niveau supportable à long terme, réformer le
système de protection sociale, démanteler les rigidités sur le marché du travail, de
sorte qu'une - ce » de sorte « mériterait un long
commentaire - nouvelle phase de croissance (...) ne sera atteinte à nouveau que
si nous faisons un effort - le » nous faisons « est
magnifique - de flexibilité sur le marché du travail. »
Une menace
proche du chantage
Ça y est. Les grands mots sont lâchés,
et M. Hans Tietmeyer donne un magnifique exemple de la rhétorique
euphémistique qui a cours sur les marchés financiers. L'euphémisme est indispensable
pour susciter durablement la confiance des investisseurs - dont on aura compris qu'elle
est l'alpha et l'omega de tout le système économique, le fondement et le but ultime, le telos,
de l'Europe de l'avenir -, tout en évitant de susciter la défiance ou le désespoir des
travailleurs, avec qui, malgré tout, il faut aussi compter, si l'on veut avoir cette
nouvelle phase de croissance qu'on leur fait miroiter, pour obtenir d'eux l'effort
indispensable. Parce que c'est d'eux que cet effort est attendu, même si M. Hans
Tietmeyer, décidément passé maître en euphémismes, dit bien : «
Démanteler les rigidités sur les marchés du travail, de sorte qu'une nouvelle
phase de croissance ne sera atteinte à nouveau que si nous faisons un effort de
flexibilité sur le marché du travail. » Splendide travail rhétorique,
qui peut se traduire : Courage travailleurs ! Tous ensemble
faisons l'effort de flexibilité qui vous est demandé !
Au lieu de
poser, imperturbable, une question sur la parité extérieure de l'euro, le journaliste
aurait pu demander à M. Hans Tietmeyer le sens qu'il donne aux mots-clés de
la langue des investisseurs : « rigidité sur le marché du
travail » et « flexibilité sur le marché du travail
». Les travailleurs, eux, entendraient immédiatement : travail
de nuit, travail pendant les week-ends, horaires irréguliers, pression accrue, stress,
etc.
On voit que « sur le marché du travail » fonctionne
comme une sorte d'épithète homérique susceptible d'être accrochée à un certain
nombre de mots, et l'on pourrait être tenté, pour mesurer la flexibilité du langage de M.
Hans Tietmeyer, de parler par exemple de flexibilité ou de rigidité sur les
marchés financiers. L'étrangeté de cet usage dans la langue de bois de M. Hans
Tietmeyer permet de supposer qu'il ne saurait être question, dans son esprit, de «
démanteler les rigidités sur les marchés financiers » ou de «
faire un effort de flexibilité sur les marchés financiers ». Ce
qui autorise à penser que, contrairement à ce que peut laisser croire le « nous
» du « si nous faisons un effort » de M.
Hans Tietmeyer, c'est aux travailleurs et à eux seuls qu'est demandé cet effort
de flexibilité, et que c'est encore à eux que s'adresse la menace, proche du chantage,
qui est contenue dans la phrase : « De sorte qu'une nouvelle
phase de croissance ne sera atteinte à nouveau que si nous faisons un effort de
flexibilité sur le marché du travail. » En clair :
lâchez aujourd'hui vos acquis sociaux, toujours pour éviter d'anéantir la confiance des
investisseurs, au nom de la croissance que cela nous apportera demain. Une logique
bien connue des travailleurs concernés, qui, pour caractériser la politique de
participation que leur offrait en un autre temps le gaullisme, disaient : «
Tu me donnes ta montre, et je te donne l'heure. »
Relisons une
dernière fois les propos de M. Hans Tietmeyer :
« L'enjeu aujourd'hui, c'est de créer des conditions favorables à une
croissance durable et à la confiance des investisseurs, il faut donc... - remarquez
le » donc « - ...contrôler les budgets publics,
baisser le niveau des taxes et impôts jusqu'à leur donner un niveau supportable à long
terme, réformer les systèmes de protection sociale, démanteler les rigidités sur les
marchés du travail, de sorte qu'une nouvelle phase de croissance ne sera atteinte à
nouveau que si nous faisons un effort de flexibilité sur les marchés du travail.
»
Si un texte aussi extraordinaire, aussi extraordinairement extraordinaire, était exposé
à passer inaperçu et à connaître le destin des écrits quotidiens de quotidiens, qui
s'envolent comme des feuilles mortes, c'est qu'il était parfaitement ajusté à l'«
horizon d'attente » de la grande majorité des lecteurs de quotidiens
que nous sommes. Or cet horizon est le produit d'un travail social. Si les mots du
discours de M. Hans Tietmeyer passent si facilement, c'est qu'ils ont cours
partout. Ils sont partout, dans toutes les bouches. Ils courent comme monnaie courante, on
les accepte sans hésiter, comme on fait d'une monnaie, d'une monnaie stable et forte,
évidemment, aussi stable et aussi digne de confiance, de croyance, que le deutschemark
: « Croissance durable », « confiance
des investisseurs », « budgets publics », «
système de protection sociale », « rigidité »,
« marché du travail », « flexibilité »,
à quoi il faudrait ajouter, « globalisation », «
flexibilisation », « baisse des taux »
- sans préciser lesquels - « compétitivité », « productivité
», etc.
Cette croyance
universelle, qui ne va pas du tout de soi, comment s'est-elle répandue ? Un
certain nombre de sociologues, britanniques et français notamment, dans une série de
livres et d'articles, ont reconstruit la filière selon laquelle ont été produits et
transmis ces discours néolibéraux qui sont devenus une doxa, une évidence
indiscutable et indiscutée. Par toute une série d'analyses des textes, des lieux de
publication, des caractéristiques des auteurs de ces discours, des colloques dans
lesquels ils se réunissaient pour les produire, etc., ils ont montré comment, en
Grande-Bretagne et en France, un travail constant a été fait, associant des
intellectuels, des journalistes, des hommes d'affaires, dans des revues qui se sont peu à
peu imposées comme légitimes, pour établir comme allant de soi une vision néolibérale
qui, pour l'essentiel, habille de rationalisations économiques les présupposés les plus
classiques de la pensée conservatrice de tous les temps et de tous les pays.
La satisfaction
que procure le fatalisme
Ce discours d'allure économique ne peut
circuler au-delà du cercle de ses promoteurs qu'avec la collaboration d'une foule de
gens, hommes politiques, journalistes, simples citoyens qui ont une teinture d'économie
suffisante pour pouvoir participer à la circulation généralisée des mots mal
étalonnés d'une vulgate économique. Un exemple de cette collaboration, ce sont les
questions du journaliste qui va en quelque sorte au devant des attentes de M. Hans
Tietmeyer : il est tellement imprégné par avance des réponses qu'il
pourrait les produire. C'est à travers de telles complicités passives qu'est venue peu
à peu à s`imposer une vision dite néolibérale, en fait conservatrice, reposant sur une
foi d'un autre âge dans l'inévitabilité historique fondée sur le primat des forces
productives. Et ce n'est peut-être pas par hasard si tant de gens de ma génération sont
passés sans peine d'un fatalisme marxiste à un fatalisme néolibéral :
dans les deux cas, l'économisme déresponsabilise et démobilise en annulant le politique
et en imposant toute une série de fins indiscutées, la croissance maximum, l'impératif
de compétitivité, l'impératif de productivité, et du même coup un idéal humain, que
l'on pourrait appeler l'idéal FMI (Fonds monétaire international). On ne peut pas
adopter la vision néolibérale sans accepter tout ce qui va de pair, l'art de vivre
yuppie, le règne du calcul rationnel ou du cynisme, la course à l'argent instituée en
modèle universel. Prendre pour maître à penser le président de la Banque fédérale
d'Allemagne, c'est accepter une telle philosophie.
Ce qui peut
surprendre, c'est que ce message fataliste se donne les allures d'un message de
libération, par toute une série de jeux lexicaux autour de l'idée de liberté, de
libéralisation, de dérégulation, etc., par toute une série d'euphémismes, ou de
double jeux avec les mots - réforme par exemple -, qui vise à présenter une
restauration comme une révolution, selon une logique qui est celle de toutes les
révolutions conservatrices.
Si cette action symbolique a réussi au point de devenir une croyance universelle, c'est
en partie à travers une manipulation systématique et organisée des moyens de
communication.
Ce travail collectif tend à produire toute une série de mythologies, des « idées-
forces » qui marchent et font marcher, parce qu'elles manipulent des
croyances : c'est par exemple le mythe de la « globalisation
» et de ses effets inévitables sur les économies nationales ou le mythe des «
miracles » néolibéraux, américain ou anglais. A la mythologie
selon laquelle les inégalités sociales et économiques se réduiraient aux Etats-Unis,
on peut opposer le travail d'un sociologue, M. Loïc Wacquant, montrant que,
aux Etats-Unis, l'« Etat charitable », fondé sur une
conception moralisante de la pauvreté, tend à se dédoubler en un Etat social assurant
les garanties minimales de sécurité aux classes moyennes et un Etat de plus en plus
répressif pour contrecarrer les effets de la violence liée à la précarisation des
conditions d'existence de la grande masse de la population, noire notamment. Ainsi l'Etat
de Californie, un moment constitué par certains sociologues français en paradis de
toutes les libérations, consacre désormais à ses prisons un budget largement plus
élevé que celui de toutes les institutions d'enseignement supérieur réunies, qui sont
pourtant parmi les plus prestigieuses du monde.
Autre exemple, la Grande-Bretagne, dont on nous dit tous les jours qu'elle a résolu le
problème du chômage, a en fait multiplié les emplois précaires, et les travailleurs
britanniques découvrent avec envie les acquis sociaux encore survivants en France. Cela,
paradoxalement, au moment même où l'on dit aux Français à quel point les travailleurs
d'outre- Manche sont heureux de leur malheur.
Peut-être
assistons-nous à un phénomène d'involution de l'Etat qui s'est constitué
historiquement par concentration successive de force physique (la police et l'armée), de
capital culturel (le système métrique, etc.) et de capital symbolique. Un des effets de
la philosophie néolibérale, qui n'est que le masque d'une vieille philosophie
conservatrice, est de conduire à une régression de l'Etat vers l'Etat minimal tout à
fait conforme à l'idéal des dominants, c'est-à- dire réduit aux forces de répression,
comme en témoigne l'augmentation des dépenses pour la police.
Confiance
des marchés ou confiance du peuple.
Revenons pour finir au mot-clé du discours
de M. Hans Tietmeyer, la « confiance des marchés ».
Il a le mérite de mettre en pleine lumière le choix historique devant lequel sont
placés tous les pouvoirs : entre la confiance des marchés et la confiance
du peuple, il faut choisir. La politique qui vise à garder la confiance des marchés perd
la confiance du peuple.
Selon un sondage récent sur l'attitude à l'égard des hommes politiques, les deux tiers
des personnes interrogées les considèrent comme incapables d'écouter et de prendre en
compte ce que pensent les Français, reproche particulièrement fréquent chez les
partisans du Front national (FN) - dont on déplore par ailleurs l'irrésistible
ascension, sans songer un seul instant à faire le lien entre FN et FMI.
Il faut mettre la confiance des marchés financiers ou des investisseurs = qu'on entend
sauver à tout prix - en relation avec la méfiance des citoyens. L'économie est, sauf
quelques exceptions, une science abstraite fondée sur la coupure, absolument
injustifiable, entre l'économique et le social qui définit l'économisme. Cette coupure
est au principe de l'échec de toute politique qui ne reconnaît pas d'autre fin que la
sauvegarde de l' « ordre et de la stabilité économiques »,
c'est-à-dire du deutschemark, ce nouvel absolu dont M. Hans Tietmeyer
s'est fait le desservant...
(1)
Ce texte est la transcription d'une conférence qui a suscité et suscite encore beaucoup
de discussions en Allemagne, donnée par Pierre Bourdieu, aux rencontres culturelles
franco-allemandes tenues à Fribourg, en octobre 1996.
(2)
Le Monde, 17 octobre 1996.
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