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ans La Domination masculine,
le sociologue dénonce le système de valeurs imposé par les hommes. Mais refuse de
considérer que les valeurs féminines puissent être subversives.
C'est avec
précaution, avec délicatesse que Pierre Bourdieu aborde son sujet, la domination
masculine. «Je ne me serais pas affronté à un sujet aussi difficile, écrit-il, si je
n'y avais été entraîné par toute la logique de ma recherche.» Une préoccupation qui
ne date pas d'aujourd'hui, puisqu'un important article des Actes de la recherche en
sciences sociales paru en septembre 1990 traitait déjà du même sujet. Avec ce nouvel
essai, il poursuit sa contribution au travail immense accompli par les chercheuses et
chercheurs de toute discipline depuis plusieurs décennies, tant en ethnologie qu'en
sociologie, en psychologie et en littérature, en psychanalyse, en économie, en histoire
et en biologie. Et cela à un moment de notre histoire où les bouleversements des
relations entre les hommes et les femmes ont atteint un niveau inégalé de visibilité
sociale.
La réflexion de
Pierre Bourdieu s'articule autour de deux pôles. D'un côté, une analyse de la société
des bergers berbères de Kabylie, qu'il connaît parfaitement, et, de l'autre, une
réflexion sur l' «anamnèse des constantes cachées», à partir de La Promenade au
phare, de Virginia Woolf. Il commence donc par évoquer une société entièrement
organisée autour de la dualité hommes-femmes, ou de l'opposition des principes masculins
et féminins, dans tous les aspects de la vie. Sont masculins le haut, le dessus, le sec,
le droit, le dur, l'épicé, le clair, le dehors; sont féminins le bas, le dessous,
l'humide, le mou, le fade, l'obscur et, bien entendu, le dedans et le courbe, à quoi, par
un jeu de mots légèrement inacceptable, car il est en français et non en kabyle,
Bourdieu adjoint le fourbe. L'ordre naturel, comme dans toutes les cosmologies, renvoie à
l'ordre biologique, qui renvoie à l'ordre social, chacun légitimant l'autre dans sa
pérennité. La vision androcentrique est ici totalement apparente, comme on le dirait
d'une charpente. Pierre Bourdieu explique longuement, à la suite de bien des
anthropologues, comment fonctionnent les mécanismes de reproduction de la
différenciation sociale des sexes et comment nul ne saurait y échapper.
La Promenade au
phare est opposée à l'analyse de la société kabyle selon un procédé proche de celui
de Swift dans Les Voyages de Gulliver. Mrs Ramsay décrypte les comportements masculins de
son mari sans s'y opposer. Il dit: «Demain, il fera mauvais.» Elle dit: «Mais il peut
faire beau. Je crois qu'il fera beau.» Il est assertif, incarne la loi, a le maintien
d'un soldat. Elle doute, elle est indulgence amusée, douce ironie. C'est, dit Pierre
Bourdieu, le privilège tout négatif des femmes d'être lucides devant la vanité des
jeux prétendus sérieux des hommes. Et il les crédite de leur regard, tout en en
dénonçant l'impuissance.
Nos
mauvaises habitudes de dominées
En écrivant qu'il n'est pas exagéré de comparer la masculinité à une noblesse -
droiture, courage, honneur - Bourdieu opère des glissements difficiles à évaluer. A
travers l' «image grossie» de la société kabyle, il souhaite évidemment
«épingler», délégitimer les valeurs masculines dont il dresse la liste. Sa
dénonciation se heurte pourtant à un double obstacle. En effet, presque tout le monde
préfère le courage à la lâcheté et la ruse, le regard droit au regard fuyant, le
chaud au froid, le concept au bavardage, etc. Et surtout, Bourdieu refuse toute
valorisation des vertus «féminines» qu'il rencontre, ce qui fait qu'il y a d'un côté
les valeurs masculines et de l'autre, rien. Réfléchissant au travail de ce grand
écrivain, Virginia Woolf, il interroge sa vision de la vision masculine, et non les
nombreux textes où elle réfléchit sur elle-même, analysant pour ses lecteurs les
doutes féminins et les inquiétudes métaphysiques féminines, le chagrin des femmes et
leurs joies. Nommer les vies, c'est déjà leur donner sens et les transformer. Souvent,
Pierre Bourdieu ensevelit les vies féminines sous ses définitions trop peu
scientifiques: un ramassis de tâches «banales», «répétitives», «ennuyeuses»,
«courbées», «monotones». Il voit chez celles qui valorisent les gestes de la vie des
femmes, leurs manières de penser et de vivre un dangereux essentialisme, qui les
conforterait dans leurs mauvaises habitudes.
Un article est
bien entendu un espace peu approprié pour rendre compte des nuances que Pierre Bourdieu
essaie sincèrement d'apporter à son analyse, d'où il ressort que les femmes doivent
accéder à la noblesse, et non la renverser ni la subvertir par leurs valeurs (ce qui fut
pourtant le cas, si l'on s'amuse à prendre le mot dans son acception restreinte et à
opposer la bourgeoisie à ladite noblesse, par exemple). Ainsi, d'une manière très
contradictoire, il signale le fait que la virilité et son cortège de violences, de
fatigues et de mutilations sont d'abord l'expression de la peur du féminin. Mais il
résiste absolument à énoncer ce qu'il peut y avoir et ce qu'il y a d'irremplaçable
pour toute l'humanité dans ce fameux féminin qu'il nomme mais ne décrit jamais, puisque
celui-ci serait la somme de nos mauvaises habitudes de dominées.
Pourquoi
considérer l'humour et l'indulgence, le souci d'harmonie et de compromis de Mrs Ramsay
comme l'expression d'une défaite, quand Virginia Woolf poursuit précisément l'objectif
qu'assigne légitimement Bourdieu à tout travail de pensée: défaire l'illusion?
Ça ne marche jamais, dit-il. Peut-être que si. Que savons-nous, d'ailleurs, de ce qui
marche et ne marche pas en matière de modification de nos valeurs, de nos relations, de
nos modes de vie? Beaucoup de chercheurs pensent que c'est là-dessus qu'il faut insister:
les signes distinctifs culturels des femmes, leur fantaisie, leur humour, leurs priorités
si différentes, leurs «façons d'endormies, façons d'éveillées», comme disait Henri
Michaux. L'existence des livres de Virginia Woolf, de Karen Blixen, de Jane Austen, de
Carson McCullers, de Flannery O'Connor, de Marina Tsvetaeva, de Marguerite Duras, de
Nathalie Sarraute, d'Elsa Morante et, à leur suite, de centaines d'autres poètes et
écrivains a immensément changé la vie de milliers de femmes. Si elles ont pu écrire,
c'est qu'elles ont osé être elles-mêmes, folles, sottes, occupées de choses banales,
mais elles-mêmes. Et libres du jugement d'autrui, si possible. Sans doute les femmes
doivent-elles investir l'école et l'Etat, comme le conclut Pierre Bourdieu, et d'ailleurs
elles le font, à l'évidence, malgré la résistance féroce qu'elles rencontrent dès
qu'elles approchent des sommets. Mais le plus important reste de ne jamais craindre
d'être soi-même. Même si c'est «mal». Source de doutes et de contradictions. Et
légèrement essentialiste.
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