Pierre Bourdieu |
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sociologue énervant |
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Des textes sur
et autour |
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Dossier Libération sur la collection Liber Raisons d'agir 16/04/98 |
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ANTOINE DE GAUDEMAR : Les petits pavés de Bourdieu. |
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ANTOINE DE GAUDEMAR À la tête d'un
réseau de chercheurs, de revues et maintenant d'une maison d'édition, le sociologue
Pierre Bourdieu veut se servir du travail scientifique comme d'une arme politique. Cibles,
le néolibéralisme et les médias. Du militantisme de poche dans l'air du temps. Succès conjoncturel ou véritable attente du public? Dans son bureau moderne et lumineux du Collège de France, Pierre Bourdieu, le maître d'uvre de l'entreprise, ne semble pas surpris outre mesure par ce démarrage tonitruant. Cette réussite traduit pour lui un profond besoin, auquel tentent de répondre ces «petits livres d'intervention», de comprendre la crise dans laquelle est plongée la société française. Le sociologue définit d'ailleurs ce projet politico-éditorial d'une phrase: détruire la frontière entre travail scientifique et militantisme, «réhabiliter la polémique» et intervenir sur des problèmes politiques et sociaux d'actualité par des ouvrages denses qui devraient former peu à peu, selon l'argumentaire de la collection, «une sorte d'encyclopédie populaire internationale». Les temps ont changé: finie la «neutralité» supposée de la science et la séparation entre l'objectivité du chercheur scientifique et la conviction subjective du militant! L'heure est venue d'un intellectuel «collectif», qui combine l'engagement sartrien et la conception foucaldienne de l'«intellectuel spécifique» en une figure originale, celle du «militant scientifique». Un retour aux sources de la sociologie, assure Pierre Bourdieu, en renvoyant aux écrits politiques de Marcel Mauss ou à la démarche de Durkheim lui-même pour qui les sociologues devaient constituer un savoir réflexif qui permette à la société d'intervenir sur elle-même. L'idée a germé il y a quelques années, quand Pierre Bourdieu et ses collaborateurs rédigeaient de manière innovantela Misère du monde (Seuil, 1993, réédition Points, 1998), vaste enquête sur les nouvelles formes de souffrance sociale en France. Elle a pris corps quand Christophe Charle, Patrick Champagne et quelques autres sociologues plus jeunes, tous influencés par Bourdieu, ont créé l'Areser (Association de recherche sur l'enseignement supérieur et la recherche): pas de programme ni d'organigramme, juste un lieu de libre discussion sur l'université, fréquenté depuis par plus de deux cents enseignants et chercheurs. Les grandes grèves de décembre 1995, enfin, cristallisent, chez Pierre Bourdieu le premier, l'envie d'intervenir. Une idée simple réunit alors la trentaine de chercheurs en sciences sociales qui vont créer avec lui en 1996 l'association sans but lucratif «Raisons d'agir», dont le président actuel est Frédéric Lebaron, maître de conférences de sociologie à l'université d'Amiens: ne pas laisser le travail scientifique au vestiaire mais s'en servir comme d'une arme politique. Au centre de la réflexion: une critique sans concession du «néolibéralisme», pensée économico-politique dominante, selon eux, à droite comme à gauche, coupée des réalités sociales, et une solidarité active avec les mouvements de contestation atypiques surgis depuis quelques années. Des groupes de travail sont constitués, sur l'université, les médias, la protection sociale, la précarisation du travail, le chômage... Les réseaux bourdieusiens fonctionnent à plein, du côté du Centre de sociologie urbaine (CSU) de Gérard Mauger ou du Centre de sociologie de l'éducation et de la culture (CSEC) créé par Pierre Bourdieu lui-même. Ce dernier dispose déjà de revues, comme Actes de la recherche en sciences sociales ou Liber, naguère publiée en coédition avec plusieurs journaux européens, aujourd'hui abritée par Actes, et véritable foyer de collaboration internationale. Mais, aux yeux du groupe, cela ne suffit pas: il faut intervenir collectivement dans les journaux (comme récemment dans le Monde et toujours sous la houlette de Bourdieu en faveur du mouvement des chômeurs ou d'une «gauche de gauche»), mais aussi créer de nouveaux supports. «La réflexion sur le monde social, estime Patrick Champagne, n'est pas destinée à rester dans les cartons des universités ou des ministères. La sociologie n'est pas de l'art pour l'art.» Cela prendra la forme d'une maison d'édition, baptisée Liber/Raisons d'agir, par conjonction du nom de la revue déjà existante et de l'association nouvellement créée. D'emblée, les livres sont définis selon une «logique d'intervention»: il faut des textes courts, clairs, accessibles, percutants, pas chers. «Militantisme de poche» pour Patrick Champagne, tandis que Christophe Charle évoque la petite collection Maspero des années 60-70. Si les promoteurs de Liber/Raisons d'agir se disent surpris par la rapidité du succès, leurs explications se recoupent. Crise de la représentation politique traditionnelle, discrédit des élites technocratiques et des intellectuels médiatiques, d'un côté; parallèlement, arrivée de nouvelles générations désorientées et en quête de repères, floraison hors des sphères politico-syndicales habituelles d'associations et d'organismes multiples, très motivés et ayant besoin d'outils de réflexion. Sur les trois premiers titres, les deux «locomotives» sont consacrées aux médias. Signe des temps ou stratégie marketing? «Il y a une crise profonde entre les médias et leur public, explique Pierre Bourdieu. Les médias continuent sur leur lancée sans s'apercevoir que les gens en ont marre et qu'une fraction de plus en plus importante de leur public est déçue, méfiante, frustrée. Ils feraient bien de faire attention. Ces livres ont marché parce qu'ils sont des livres-ralliements.» On pourrait toutefois se demander comment ces titres fonctionneraient s'ils n'étaient pas d'une certaine manière garantis par ce qui les propulse, à savoir la scientificité qu'ils reçoivent par procuration des uvres théoriques menées en amont. En effet, ils dénoncent la société médiatique et la façon dont on y produit de l'opinion, au lieu d'un savoir, mais sont confectionnés selon des critères de rapidité, efficacité, impact et généralisation que leurs auteurs reprochent aux médias (dire sans arrêt «les journalistes» et «les médias» est aussi peu scientifique que dire, quand on est sociologue, «les ouvriers» ou «les enseignants»). La modicité du prix des volumes a été assurément un autre argument de vente. Quel éditeur de sciences humaines, secteur en crise endémique depuis plusieurs années, pourrait se permettre des ouvrages à pareil prix? Pierre Bourdieu l'admet volontiers, mais justifie cette «concurrence déloyale» au nom d'un «investissement militant» et d'une «ligne» suivie depuis la création d'Actes. La structure de Liber/Raisons d'agir est basée sur le bénévolat (les frais généraux sont quasi nuls), Rosine Christin, qui assure le travail d'éditeur (elle est également la secrétaire de rédaction d'Actes et de Liber), est détachée de la Maison des sciences de l'homme, les livres sont saisis, corrigés et mis en page par les auteurs eux-mêmes, et les éditions du Seuil, qui diffusent et distribuent, font bénéficier ces débutants de leur expérience. «J'avais proposé à Pierre Bourdieu de publier ces livres au Seuil, où il publie ses propres travaux et dirige une collection, explique Claude Cherki, PDG du Seuil, mais il a pensé qu'il aurait plus de marge de manuvre s'il était seul maître à bord. Je ne partage pas toutes ses opinions, mais il a senti quelque chose dans le public, notamment chez les jeunes: un besoin de coups de gueule, un effet miroir de leur agacement et de leur révolte qui n'est pas pris en compte par les éditeurs. Cette édition militante manquait.» Aujourd'hui,
l'écho rencontré par Pierre Bourdieu et ses amis n'existe pas qu'en librairie: le
courrier est abondant, comme les manuscrits et les demandes de parrainage. De nombreux
contacts sont pris avec des réseaux et des associations, en province et à l'étranger.
Des colloques sont en préparation. «L'effet de résonance est d'autant plus fort,
note Patrick Champagne, que nous gardons une approche la plus scientifique possible. En
ce sens, le travail d'équipe autour de la Misère du monde a été un événement
fondateur, même si nous avons besoin aujourd'hui d'une logique de production et de
diffusion beaucoup plus rapide.» Ce succès n'est-il pas un danger? «Nous n'avons
pas le syndrome du parti, rétorque Patrick Champagne, nous savons ce que nous
voulons. C'est comme un journal: il faut avoir une ligne rédactionnelle claire, et, si le
succès vient, tant mieux. Regardez la réussite actuelle de Charlie Hebdo... Nous
sommes dans le même état d'esprit: être là, dire ce qu'on pense, refuser le consensus,
jouer les emmerdeurs». EMMANUEL PONCET Peut-on vendre un livre sans passer à la télévision, chez Bernard Pivot ou ailleurs? Peut-on vendre un livre en refusant quasi systématiquement des interviews ou des débats dans les grands médias? Peut-on vendre un livre consacré à un sujet aussi microcosmique, nombriliste diront certains, que le milieu des journalistes, quand l'auteur est quasiment inconnu du grand public? La réponse est oui. Le livre qui vient d'en faire la démonstration s'appelle les Nouveaux Chiens de garde. Il a été écrit par Serge Halimi, écrivain et journaliste au Monde diplomatique. Inspiré par une formule de Paul Nizan de 1932 adressé aux philosophes académiques de l'époque, les Nouveaux Chiens de garde dénoncent la trentaine de «journalistes de marché» qui, selon Halimi, relaient «la pensée unique», squattent les antennes et les allées du pouvoir, font mine de débattre, simulent l'affrontement alors qu'ils sont d'accord sur à peu près tout. Sorti le 17 novembre 1997, ce pamphlet allègre s'est déjà écoulé à plus de 135 000 exemplaires, soit douze réimpressions successives. Ce petit essai de 110 pages est installé au rang des succès inattendus tels que l'Horreur économique de Viviane Forrester (près de 300 000 exemplaires), Ah Dieu, que la guerre économique est jolie! de Philippe Labarde et Bernard Maris (80 000 exemplaires), deux livres en révolte contre «l'idéologie économique dominante». Selon Serge
Halimi, «ce succès est la démonstration qu'il est faux de dire que l'information sur
les médias n'intéresse pas les gens sous prétexte que cela n'intéresse que les
journalistes. Ensuite, il traduit un agacement du public à l'égard de ceux qu'on voit en
permanence et dont les livres intéressent de moins en moins de lecteurs. Enfin, il est
une preuve supplémentaire qu'un succès de librairie peut se construire en dehors du
système classique et obligatoire de notoriété médiatique». Depuis la sortie du
livre, Halimi a refusé toutes les invitations à des émissions, y compris Arrêt sur
images, l'émission de décryptage des médias de Daniel Schneidermann, sur la
Cinquième. «Dès le départ, je me suis fixé comme règle de n'accepter aucun débat
télévisé, explique Halimi, cela fut souvent mal accepté. On me disait souvent:
mais comment! Vous avez fait un livre vous devez en parler!» Faute d'exposition
audiovisuelle, le succès des Nouveaux Chiens de garde s'est donc construit sur un
bouche à oreille très efficace, facilité par «l'effet collection» de Pierre Bourdieu
et le prix modique du livre. Surtout, la conjonction d'un faible tirage initial (5 000
exemplaires seulement) et de quelques articles de presse au moment de la sortie (Charlie
Hebdo d'abord, Libération et Marianne ensuite) ont créé un «effet de
rareté», de frustration. Après un premier tirage épuisé en une journée, les
librairies sont restées dix jours sans exemplaire au moment où les premiers articles de
presse sortaient. Quand le Canard enchaîné et l'Humanité en rendent
compte, début décembre, que Daniel Mermet, sur France Inter y consacre une émission
entière, le 18 décembre, il n'est de nouveau plus disponible, jusqu'au 10 janvier,
notamment parce que l'équipe était partie en vacances! Quelques jours plus tard, Télérama
fait sa une sur les «journalistes suspects» et consacre une enquête aux Nouveaux
Chiens de garde. Les ventes décollent. Les éditions du Seuil, chargées de la
distribution des ouvrages de Liber-Raisons d'agir, prévoient d'atteindre les deux cent
mille unités. Ironie: le livre dépasse aujourd'hui largement des «ouvrages de
journalistes», plus médiatiques qu'Halimi et disposant, à ce titre, d'une exposition
audiovisuelle quasi garantie (1). Seul Deux ou trois choses que je sais d'eux, d'Anne
Sinclair (Grasset), consacré aux petits secrets des hommes politiques, fait à peu près
jeu égal (près de 150 000 ex.) avec l'ouvrage de Serge Halimi.
Antoine De Gaudemar Se disant peu enclin aux déclarations prophétiques, Pierre Bourdieu n'aurait pas rassemblé dans Contre-feux la plupart de ses interventions publiques depuis 1995 s'il n'avait pas eu «chaque fois, le sentiment, peut-être illusoire, d'y être contraint par une sorte de fureur légitime, proche parfois de quelque chose comme un sentiment du devoir». À côté de nouveaux commentaires sur le cynisme des médias ou sur l'«intellectuel négatif» incarné selon lui par Bernard-Henri Lévy à travers ses reportages en Algérie, l'essentiel de ces textes (dont deux ont été publiés dans Libération) concerne la politique. On y trouvera notamment la déclaration de Pierre Bourdieu à la gare de Lyon, lors des grèves de décembre 1995, dans lesquelles il voit «une chance historique pour la France et sans doute aussi pour tous ceux, chaque jour plus nombreux, qui, en Europe et ailleurs dans le monde, refusent la nouvelle alternative: libéralisme ou barbarie.» Un an plus tard, à Athènes, devant la Confédération générale des travailleurs grecs, il s'en prend à tous ceux, hommes politiques, journalistes, intellectuels qui pensent «qu'il n'y a rien à opposer à la vision néo-libérale», alors que cette «inévitabilité» peut être combattue, à tous les niveaux, y compris par les chercheurs. Car les tenants de la «révolution conservatrice», explique-t-il à la séance d'ouverture des Etats généraux du mouvement social en novembre 1996, «s'arment de théories, et il s'agit, me semble-t-il, de leur opposer des armes intellectuelles et culturelles». Cet oubli de la théorie serait une erreur fatale, ajoute Bourdieu, surtout quand la pensée dominante habille son fatalisme démoralisateur en discours scientifique. Il faut, en conséquence, «inventer des formes d'expression nouvelle qui permettent de communiquer aux militants les acquis les plus avancés de la recherche». Les auteurs du «Décembre» des intellectuels français, de leur côté, tentent de comprendre les enjeux qui se sont cristallisés autour des deux pétitions signées par des intellectuels en décembre 1995: d'une part, la pétition dite «Réforme», soutenant les positions de Nicole Notat à propos du plan Juppé sur la Sécurité sociale, et initiée par la mouvance Esprit, la Fondation Saint-Simon, le Débat et le Nouvel Observateur; la pétition «Grève» d'autre part, en faveur des grévistes, émanant des principales composantes de la gauche critique, de la FSU à la LCR, en passant par les Verts et de nombreuses associations de terrain et de lutte. Après avoir décortiqué la façon dont les deux listes se sont constituées, comment on compte les noms tout en cherchant les noms qui comptent, les auteurs analysent la façon dont les journalistes et les journaux (ici en l'occurrence, surtout le Monde) rendent compte de ces appels et, tels des «signataires invisibles», «en redéfinissent le sens d'une manière parfois peu conforme aux intentions de certains de leurs signataires», imposant l'idée que les deux pétitions étaient «en guerre» l'une contre l'autre. Or ce n'était pas tant une guerre, estiment les auteurs, que «la forme cristallisée» que prennent des clivages préexistants dans le champ intellectuel: «l'opposition entre deux définitions des intellectuels, l'une plus proche des pouvoirs économiques, politiques, bureaucratiques et médiatiques, l'autre, plus autonome, tiraillée entre légitimité scientifique et légitimité militante». Autrement dit, l'opposition entre une gauche «dont la droite a toujours rêvé» et une vraie gauche critique. |
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