|
|
partir d'une étude
ethnologique de la société kabyle, Pierre Bourdieu montre la permanence, dans
l'inconscient des hommes et des femmes d'aujourd'hui, de la vision phallocentrique du
monde.
Le plus
étonnant, ce n'est pas qu'il y ait domination d'une personne sur une autre,
d'un sexe sur un autre, d'une classe sur une autre. C'est qu'elle soit acceptée ou
tolérée par les dominés, qui n'y trouvent pourtant que souffrance, humiliation ou
pauvreté. La question est vieille comme le monde. Elle est au cur du livre de
Pierre Bourdieu, la Domination masculine, suite obligée de cette «analyse
matérialiste de l'économie des biens symboliques» entreprise depuis près de trente
ans. Et elle est traitée à partir d'une sorte d'«expérience de laboratoire»,
à savoir l'analyse ethnographique d'une «société historique particulière» bien
connue du professeur du Collège de France : celle des Berbères de Kabylie, dans laquelle
les systèmes «de conduites et de discours partiellement arrachés au temps par la
stéréotypisation rituelle» représentent comme un paradigme de la vision «androcentrique»
du monde.
La plupart des
formes de domination résultent de la contrainte, de la force froide ou de la brutalité.
Elles sont les plus douloureuses pour les dominés, mais pas les plus durables pour les
dominants. La force du maître peut toujours rencontrer une force plus forte, et son
pouvoir ne sera jamais assuré tant qu'il n'aura pas, disait Rousseau, transformé sa
force en droit et l'obéissance (du dominé) en devoir. Or il ne suffit pas
qu'il le veuille pour que cela soit. D'où la fortune de la notion d'idéologie forgée
par Marx. Outre le pouvoir politique ou économique, le dominant a celui de créer et de
diffuser la culture : aussi va-t-il produire des idées dont une large part est destinée
à légitimer idéologiquement sa domination, et que les dominés absorbent de
manière acritique, finissant ainsi par interpréter le monde, et les rapports de
domination, selon «des modes de pensée qui sont eux-mêmes le produit de la
domination».
La Domination
masculine de Pierre Bourdieu montre les limites de cette explication par l'idéologie
chère aux marxistes. Et, plus généralement, les insuffisances d'une philosophie de la
conscience, laquelle, faisant descendre la domination de la conscience aliénée par de
fausses représentations, laisse entendre que la «prise de conscience» suffit à
provoquer la «libération», en l'occurrence l'affranchissement des femmes du pouvoir
physique, juridique et mental des hommes. Cela n'est pas faux, mais conduit, selon
Bourdieu, à sous-estimer le fait que les conditions d'efficacité et les effets de la
violence symbolique laquelle n'est pas l'opposé de la violence «réelle»,
physique, dont sont victimes les femmes, mais plutôt cette violence invisible subie par
les dominé(e)s qui appliquent des catégories construites du point de vue des dominants
aux relations de domination, les faisant ainsi apparaître comme «naturelles»
sont «durablement inscrits au plus intime des corps sous forme de dispositions».
Or ces «dispositions durables» (ou habitus) ne tiennent pas à une pure
subjectivité mais traduisent la présence de l'objectivité dans l'expérience
subjective, sous la forme des structures socialement construites qui les produisent. En
d'autres termes, toute soumission à un ordre établi résulte de l'accord entre les
structures que l'histoire collective (phylogenèse) et individuelle (ontogenèse) a
inscrites dans les corps «les schèmes de perception, d'appréciation et
d'action» et les structures objectives du monde auquel elles s'appliquent.
Aussi, malgré le fait que les combats féministes l'aient mise à mal, l'«évidence» de
la domination masculine perdure-t-elle parce que perdurent, modifiées, les structures
cognitives selon lesquelles elle est perçue.
Il faut «prendre
acte et rendre raison de la construction sociale des structures cognitives qui organisent
les actes de construction du monde et de ses pouvoirs» et qui sont enfouies dans
l'inconscient historique de chacun : les difficultés de cette «sociologie génétique
de l'inconscient sexuel» que propose Bourdieu sont immenses. D'une part parce que
connaître les mécanismes de reproduction de la structure de domination sexuelle exige de
«tenir ensemble la totalité des lieux et des formes» dans lesquels elle
s'exerce, et de mettre en relation «l'économie domestique, donc la division du
travail et des pouvoirs qui la caractérise, et les différents secteurs du marché du
travail», les divers champs où les hommes et les femmes sont engagés.
D'autre part, et là l'obstacle est épistémologique, parce que chacun (y compris
Bourdieu) a incorporé, sous forme de catégories de perception, les structures
historiques de l'ordre masculin, et risque donc, s'il veut l'interpréter, d'user des
modes de pensée qui en sont eux-mêmes les produits. Une «objectivation du sujet de
l'objectivation scientifique» est nécessaire, à laquelle Bourdieu parvient
donc par le «retour» à la société kabyle, canoniquement construite autour de la
domination masculine.
Comment doit-on
lire le relevé ethnographique, par exemple, de l'association qui existe entre l'érection
phallique, la «levée» de la pâte à beignets que l'on mange lors des accouchements ou
des circoncisions, la dynamique vitale du gonflement immanente aux processus de
germination végétale et de gestation, et le fait de traiter la germination du grain
comme résurrection, événement lui-même homologue de la renaissance du grand-père dans
le petit-fils sanctionnée par le retour du prénom ? Bourdieu décrit quasiment toutes
les homologies entre les oppositions (sec/humide, dessus/dessous, dur/mou,
devant/derrière, public/privé, épicé/fade, droit/courbe, pur/impur...) qui structurent
à la fois la différence des sexes, le corps, la gestualité, les postures, et
l'activité sociale, la pratique religieuse, la conception de l'espace et du temps, la
cosmogonie, les conduites alimentaires, le travail agraire... Il peut ainsi montrer que,
au-delà de l'idée acquise selon laquelle «les nécessités de la reproduction
biologique déterminent l'organisation symbolique de la division sexuelle du travail et,
de proche en proche, de tout l'ordre naturel et social» , c'est bien «une
construction arbitraire du biologique, et en particulier du corps, masculin et féminin,
de ses usages, de ses fonctions (...) qui donne un fondement en apparence naturel
à la vision androcentrique de la division du travail sexuel et de la division sexuelle du
travail et, par-là, de tout le cosmos». On voit ainsi comment l'arbitraire des
normes sociales peut se transmuer en «nécessité de la nature», donc
s'éterniser et être accepté, y compris par les victimes de la domination.
Qu'on n'en
déduise pas l'intemporalité du propos de Bourdieu. De la société berbère, il
fait un «détecteur» capable de repérer les «fragments épars de la vision
androcentrique du monde» qui se trouvent cela fera parler «dans la
famille, dans l'univers scolaire et dans le monde du travail, dans l'univers
bureaucratique et dans le champ médiatique». Le fait qu'en dépit de toutes les
avancées historiques et des mutations de la condition féminine obtenues par la lutte se
maintiennent de tels «invariants» pose en effet problème. Ce constat de la «constance
transhistorique de la relation de domination masculine» vaut-il pour une ratification
? Faut-il en conclure que «rien ne changera jamais» ? Bourdieu
s'est-il laissé aller au «plaisir de désillusionner» ? À cela, le
sociologue répond bien sûr par la négative. Ou plutôt par une autre question : quelle
forme doit avoir, aujourd'hui, la lutte politique ?
|
|