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LE SAVANT ET LA POLITIQUE Essai
sur le terrorisme sociologique de Pierre Bourdieu de Jeannine Verdès-Leroux.
Grasset, 254 p., 125 F
e titre, Le Savant
et la Politique - on songe à une fable de La Fontaine autant qu'à Max Weber - est ce
qu'il y a de plus gracieux dans l'essai que Jeannine Verdès-Leroux, historienne, lance
contre ce que le sous-titre nomme carrément " le terrorisme sociologique "
de Pierre Bourdieu. Il lui a fallu, dit-elle, audace, voire prétention, en tout cas
beaucoup d'intrépidité, car le pouvoir de ce célèbre professeur-chercheur serait plus
que redoutable. Il pratique, affirme d'emblée sa nouvelle adversaire - sans dire qu'elle
a commencé sa carrière sous ses auspices -, une " sociologie à l'estomac ".
Cette fois on songe au pamphlet La Littérature à l'estomac que Julien Gracq
écrivit en 1950 contre la littérature engagée, la " littérature de magisters
" (Sartre, Camus, Les Temps modernes, alors hégémoniques dans ce que
Bourdieu nommera le " champ " littéraire). La littérature "
existentialiste ", pour agir sur son époque, se servait des " médias ",
alors innommés mais déjà innommables, et rendait ainsi " phosphorescents "
(joli adjectif de Gracq) les noms d'auteurs devenus signaux d'alarme ou marques de
fabrique. A cette littérature " simplifiante " (Gracq encore) se serait
substituée aujourd'hui une science sociale qui s'adultérerait tout aussi gravement en se
confondant avec le militantisme, l'intervention directe dans les conflits entre dominants
et dominés. Jeannine Verdès-Leroux ne le dit pas, mais nous sommes incités à le penser
par son laborieux essai (c'est elle qui le qualifie ainsi, et on se gardera de la
contredire) : Bourdieu veut prendre la place laissée vacante par Sartre, celle du grand
intellectuel dressé contre les pouvoirs. La différence, c'est que Sartre s'était gagné
une audience par une oeuvre, une oeuvre double, littéraire et philosophique, toujours
discutable, parce que travaillée par le doute qui poigne toute "
subjectivité", tandis que Bourdieu assoirait son autorité sur une science critique
" objective ", qu'il a fondée et dont il est le seul représentant
authentiquement qualifié : la sociologie. Seul sociologue au Collège de France,
directeur de recherches à l'Ecole des hautes études en sciences sociales, il est
légitimé par l'institution, alors que Sartre tenait son pouvoir symbolique d'abord de
son lectorat. Lorsqu'il s'engageait pour une cause, prenait parti dans une lutte, il
engageait son nom, symbole de son oeuvre, relayé plus ou moins par les médias. Lorsque
Pierre Bourdieu, dans une position qu'il qualifie lui-même de "
dominant-dominé ", prend le parti des dominés et les aide à formuler leur
refus de la " violence symbolique " ou de l'ordre imposé, de la
répression d'une révolte quand celle-ci se manifeste illégalement (exemple :
l'occupation de l'Ecole normale supérieure - dont Bourdieu lui-même est issu - par des
chômeurs, en décembre 1997), il engage une science, c'est-à-dire une vérité qui ne
peut être réfutée que par une science qui dévoilerait mieux qu'elle, et en plus grand
nombre, des vérités elles aussi inscrites dans les faits, mais cachées aux yeux des
gens privés de l'éclatante lumière du savoir ou délibérément trompés par les
dominants et leurs relais scolaires et médiatiques. C'est là que la sociologie de
Bourdieu devient effectivement - et problématiquement - politique.
Et c'est là
aussi que l'essai polémique de Jeannine Verdès-Leroux laisse son lecteur insatisfait. Ce
petit ouvrage s'en prend avec une insistante violence au manque de scientificité de la
sociologie critique bourdieusienne. Cette sociologie ne serait qu'un tissu d'opinions, de
préjugés, de goûts et de dégoûts, d'options philosophiques et de jugements moraux
déguisés en savoir. On accordera à Jeannine Verdès-Leroux que toute critique adressée
à ce savoir (pseudo ou non, c'est une question qu'il serait léger de prétendre régler
ici) est invariablement dénoncée par Bourdieu comme une " résistance " du
même type que celle que le sujet rétif à la psychanalyse oppose à une interprétation
d'un acte ou d'un mot dicté par son inconscient. Mais la récalcitrante va plus loin :
elle campe un Bourdieu dans une forteresse assiégée, croit-il, par une armée de
mal-comprenants ou d'adversaires manipulés à leur insu par leur propres intérêts. Il
passerait le plus clair de son temps à défendre sa théorie en arguant de l'ampleur sans
précédent de ses vues et du caractère harassant de l'immense travail qu'il accomplit,
recherche à nulle autre comparable, alors que, affirme sa lectrice, tantôt indignée,
tantôt égayée d'une si folle prétention, tantôt simplement incrédule, ses résultats
sont minces, sa méthode incertaine, son interprétation des données statistiques
fallacieuse, ses découvertes, des évidences, ses projets, irréalisables parce que
démesurés. D'où sa propension à formuler sans cesse des programmes, à indiquer des
tâches, à multiplier les " il faudrait " sans aller au-delà d'hypothèses,
qu'il donne aussitôt pour des acquis de la théorie et de la recherche empirique.
Une attaque
aussi virulente ne se serait pas produite si Bourdieu ne s'était pas radicalisé
politiquement et n'avait pas attaqué de front ce qu'il appelle " l'invasion
néolibérale ". En un sens, Bourdieu a de la chance. Son adversaire ne fait pas
le poids. L'arroseur qui arrose souvent le terrain au lance-flammes reçoit en retour un
jet qui convient à un jardinet plutôt qu'à un champ où il règne en maître.
Pour le contredire, il faudrait lui opposer avec fermeté une science économique
indiscutable, qui donnerait au libéralisme politique une assise de vérité autre que la
religion du fait accompli. On sait qu'une telle science n'existe pas. Aussi, quand
Jeannine Verdès-Leroux oppose aux vues " catastrophistes " ou "
misérabilistes " de Bourdieu les nécessaires " compromis "
auxquels appelle le réel incontournable, la chanson paraît soudain bien fade. Impossible
d'être contre Bourdieu, impossible d'être pour lui non plus, tant il demande
d'allégeance à toutes ses propositions. Ses attaques contre les intellectuels en bloc,
ses mises en demeure à ceux qui se veulent engagés autrement que lui dans le mouvement
social indiquent une volonté de domination qui incite les esprits rétifs à
l'embrigadement à se tenir à l'écart. Sur ce point, Jeannine Verdès-Leroux a raison.
Ce qu'elle n'ose dire, de crainte d'être accusée de psychologisme, c'est qu'il y a un
cas Bourdieu, un cas personnel de fièvre obsidionale. Ses travaux valent mieux que la
manière autoritaire dont il les présente, demandant des adhésions totales et souvent
mimétiques, préférant finalement les adversaires déclarés aux alliés critiques,
comme s'il était à lui seul un parti. Jeannine Verdès-Leroux lui apporte l'arme la plus
utile dans la lutte à couteaux tirés qui a gagné de nouveau le champ intellectuel : un
livre contre lui qui va embarrasser ses adversaires et renforcer ses suiveurs dans l'idée
qu'il domine décidément ce champ qu'il a lui-même défini. Le Savant et la Politique
apporte sans le vouloir de l'eau à son moulin. Sur un autre terrain, ça s'appellerait un
auto-goal.
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