|
|
e bruit fait
actuellement autour de Pierre Bourdieu, notamment à l'occasion de son dernier livre ( La
domination masculine, au Seuil) ne peut pas nous laisser indifférent, pour plusieurs
raisons, dont certaines touchent au regard même que l'on peut porter sur la
socio-politique de l'Internet.
Nous avons lu
quelque part que P. Bourdieu détestait particulièrement Internet, où il voit une forme
pernicieuse de la domination économico-culturelle américaine, et de la violence
symbolique résultant de l'invasion néo-libérale. À ce titre, nous
aurions été tenté de lui attribuer un double ou triple mulot d'honneur. La constatation
est à la fois évidente (tout le monde le dit depuis toujours, notamment chez les
dominés que nous sommes) mais aussi fausse. Eh oui, l'on peut-être à la fois et ceci,
et cela. Pourquoi fausse? Parce qu'il suffit de pratiquer Internet pour voir qu'il est
aussi et de plus en plus utilisé comme vecteur d'expression et d'émancipation par de
nombreux intérêts, des meilleurs ou des pires, qui n'ont rien de néo-libéral ni
d'américain.
Pierre Bourdieu
nous apparaît comme le type même de ces "intellectuels" français, dans la
lignée de Lacan, ridiculisés par Sokal, qui nous ont fait tant de mal dans les milieux
scientifiques internationaux. Sous des propos démocratiques sympathiques (qui refuserait
d'adhérer à sa prétention de mettre en évidence les effets de domination, afin d'aider
les dominés à s'affranchir?), ces victimes d'une inflation de l'ego n'ont pas la
modestie scientifique élémentaire consistant, d'une part à s'informer de ce qui se dit
d'intéressant et de neuf dans leur discipline et surtout dans les disciplines
voisines, d'autre part à intégrer le dialogue et la contradiction dans l'évolution de
leur propre pensée.
Voir
qu'aujourd'hui la mode fait parler de Pierre Bourdieu alors que l'on paraît de plus en
plus en France oublier Edgar Morin, fait douter de l'esprit de sérieux et de la
compétence des intellectuels français. Morin a toujours eu la modestie de s'appeler
sociologue, mais il est et demeure bien plus que cela. Ce que l'on peut considérer comme
son grand uvre (La Méthode, le Seuil, 1977-1987) a ouvert aux études
systémiques interdisciplinaires, et à la culture scientifique internationale, des
milliers d'hommes de la rue cherchant à mieux comprendre le monde tel qu'il va. Morin,
autant que nous le sachions, n'a jamais méprisé Internet.
Pour en revenir
à Bourdieu, et pour tenter d'aller plus au fond de la critique, que lui reprocher
exactement? De n'être pas original? Certes. Beaucoup de ceux qui le contestent
aujourd'hui s'étonnent de voir qu'il redécouvre des évidences: domination du peuple par
les hiérarchies économiques, sociales et culturelles, domination des femmes par les
hommes, etc. Marx et bien d'autres l'ont mis en évidence depuis longtemps, pour ne pas
parler de Simone de Beauvoir dans le dernier cas, qui l'a écrit il y a 50 ans bien mieux
, et de façon bien plus efficace, que Bourdieu.
Mais il faut
aller plus loin dans la critique. À l'entendre, les effets de domination se perpétuent
sans grands changements dans la répartition des pouvoirs, à travers les changements
politiques et techniques. À ce point que certains se demandent si Bourdieu espère
modifier quelque chose à l'ordre des pouvoirs, à travers ses appels à la prise de
conscience par les dominés de l'assujettissement qui est le leur. Le dominé (autre
truisme) finit par adopter, nous explique-t-il après Marx et les autres, les catégories
du dominant.
S'il en était
ainsi, le monde n'aurait pas évolué depuis les origines. Les lacunes méthodologiques
d'une telle approche apparaissent évidentes à une réflexion systémique primaire, et
cela nous ramènera à Internet. D'abord, les phénomènes de causalité, comme d'une
façon générale les objets scientifiques, ne devraient pas être pris pour des
réalités en soi, mais pour un découpage qui est fonction de l'observateur et de ses
projets. D'autre part, à supposer que l'on traite les phénomènes en question comme des
entités possédant une certaine réalité, dans le cadre d'une description de l'univers
que l'on estime devoir se donner, les liens de causalité entre ces phénomènes ne
découlent pas de logique linéaire, mais de logique chaotique. De petites causes,
longtemps invisibles, peuvent produire de grands effets. Si tout change dans le monde, du
fait de la compétition darwinienne entre systèmes conscients et inconscients, au
désespoir des théoriciens dogmatiques, c'est bien parce que de telles logiques sont à
l'uvre.
Dans cet esprit,
il apparaîtrait évident à des études sociologiques sérieuses qu'Internet
apporte, comme tout facteur technologico-économique nouveau, un ferment de
déstabilisation des équilibres établis qui aura sans doute des effets dévastateurs,
pour le meilleur et pour le pire. Ce n'est pas en refusant d'être, non seulement un
observateur, mais aussi un acteur d'Internet, que nous pourrons y défendre nos intérêts
et lutter contre les agents que nous estimerions devoir y combattre.
|
|