Pierre Bourdieu |
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sociologue énervant |
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Des textes sur
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BRUNO LATOUR La gauche a-t-elle besoin de Bourdieu? |
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Libération,
Le mardi 15 septembre 1998. Bruno Latour est philosophe (Ecole des mines). Dernier ouvrage paru : Nous n'avons jamais été modernes, éd. La Découverte (1997). |
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aisons comme si la presse avait lancé un débat public pour évaluer l'intérêt de la pensée dominante en sociologie française, celle de Pierre Bourdieu et de ses collègues, sur la recomposition de la gauche. Pour y mettre mon grain de sel, je n'ai aucune autre qualification que celle d'un long intérêt pour les relations entre sciences et politique. Pour le moment, il me semble que l'effort d'inventaire a porté sur deux points: ses recherches scientifiques autorisent-elles Bourdieu à prendre des positions politiques? Peut-on, en s'appuyant sur la sociologie de la domination, développer une gauche plus authentique que celle des sociaux-démocrates? Aussi intéressantes qu'elles soient, ces deux discussions prennent pour acquis que la sociologie de Bourdieu serait scientifique et qu'elle serait de gauche. Or, ni l'une ni l'autre de ces deux affirmations ne me paraît suffisamment établies. Il ne suffit pas de parler des dominés pour être de gauche. Tout dépend de la façon dont on les laisse formuler les effets de pouvoirs. La sociologie de Bourdieu, après un moment de description souvent remarquable, remplace la multiplicité des termes et des situations par un petit nombre de notions, toujours répétées, et qui décrivent les forces invisibles par lesquelles les acteurs n'ont pas conscience d'être manipulés. Or, il existe une différence essentielle entre les termes inventés par les personnes elles-mêmes pour définir ces forces invisibles et les «invisibles» révélés par le sociologue: les premières sont élaborées par les acteurs et ils peuvent «traiter» avec elles; les seconds, connus du seul sociologue, échappent aux personnes. Une fois que le discours dominant de la domination a passé, les personnes ordinaires ne sont-elles pas réduites, encore davantage, à l'impuissance? Peut-on nommer «de gauche» cette réduction des capacités de parole, d'invention et de résistance de ceux au nom desquels on prétend parler? Bourdieu a bien sûr une excellente raison pour définir, à la place des acteurs, les forces invisibles qui les manipulent : il fait oeuvre de science. De même qu'un biologiste a le droit de montrer qu'un patient est manipulé à son insu par l'action d'un virus, le sociologue a bien le droit de révéler les ressorts cachés de l'action, même si les acteurs n'en ont nulle conscience. Ce que nous acceptons du biologiste, sommes-nous prêts à l'accepter du sociologue? Si nous laissons le biologiste découvrir en nous des entités que nous ne voyons pas, nous exigeons de lui qu'il nous rende ces invisibles sous une forme modifiée et maîtrisée - par exemple, sous la forme de diagnostics, voire de vaccins. Or, il serait cruel de demander à Bourdieu qu'il nous montre ce qu'il a fait, dans son laboratoire, depuis trente-cinq ans, avec toutes ces forces invisibles qui nous tiennent pieds et poings liés. Les «champs» sont-ils devenus plus perméables? Le «capital symbolique» plus fluide? La «reproduction» moins répétitive? Du rêve de la science, Bourdieu a conservé le désir de maîtrise, mais il n'a gardé ni l'exigence de décrire le monde social dans les termes des acteurs, ni l'obligation de modifier les forces invisibles pour en limiter l'effet de domination. Pour faire oeuvre de science, il ne faut pas se contenter de dominer son objet, mais trouver les circonstances rares où l'objet échappe à la maîtrise en vous obligeant à lui poser ses propres questions. Les sciences «dures» sont souvent capables de produire artificiellement ces circonstances; la qualité des sciences «souples» se juge à leur habileté à modifier leurs questions et leurs explications en fonction des sujets et des lieux. La sempiternelle répétition des lois du monde social ne suffit donc pas pour faire de Bourdieu un savant sociologue. Si sa position demeure aussi fragile, comment peut-elle passer pour une théorie scientifique de gauche qui donnerait enfin la parole à ceux qui en furent si longtemps privés? Je ferai l'hypothèse suivante: l'intérêt soudain pour cette assimilation de la science, de la France et de la gauche autour du travail de Bourdieu a un avantage: elle permet de limiter à un tout petit nombre d'ingrédients connus les éléments dont se compose la vie sociale et politique. Grâce à la synthèse bourdieusienne, on connaît les composants essentiels de l'histoire: il n'y aura pas de surprise. En tout cas, on n'a pas à recomposer peu à peu, par l'enquête sociologique, par la vie politique, par l'exploration du marché, par l'expérimentation scientifique, ce que veulent, ce que sont et ce que peuvent les Français. On peut court-circuiter la vie politique, donner des leçons de morale aux pouvoirs et s'indigner à bon compte de leur manque d'audace. On sait : ils ne savent pas. Cette idée que l'on peut court-circuiter la vie publique parce que l'on posséderait une science qui donnerait des lois de l'histoire et qui permettrait de se situer à la gauche de la gauche a un précédent : le marxisme. Bourdieu n'a bien sûr rien d'un Lénine, mais il autorise les Français qui voient en lui une planche de salut à retarder la réflexion indispensable sur les liens entre la science, la France, la gauche, la modernisation, la société et l'économie. Comme si on pouvait simplifier le monde social et en connaître les composants sans se donner de moyens compliqués et coûteux pour donner la parole aux acteurs ordinaires et pour leur laisser déployer leurs propres mondes. Si l'on tient à renouveler la gauche, on ne le fera pas en rêvant à nouveau d'une science de la société après avoir rêvé d'une science de l'histoire, mais en décidant de traiter comme également réactionnaires les trois formes actuelles qui prétendent couper court à la vie politique : le premier mouvement, c'est le libéralisme à la française, qui veut réduire la complexité des organisations de marché à quelques lois d'airain d'économie américaine mal assimilée ; le deuxième, aussi dévastateur, réduit la France aux seuls Français «de souche» au nom d'un darwinisme aussi mal compris par les néofascistes que l'économie par les néolibéraux. L'irruption de la synthèse inspirée de Bourdieu a les mêmes traits réactionnaires : une science simplifiée, une réduction des composants du monde social. Ce troisième mouvement n'est pas plus surprenant, au fond, que le retour en grâce, dans les pays de l'Est, des communistes qui apparaissent, par rapport aux exigences nouvelles du monde, comme rassurants et confortables. «Ils sont sinistres, peut-être, mais avec eux, au moins, on sait où l'on en est et on évite à la fois le libéralisme et le fascisme.» Sur les deux mouvements auxquels il ressemble, le bourdieusisme a un avantage qui empêche de le prendre à la légère. Moins paré de scientificité que le premier, moins violent que le deuxième, il se prétend de gauche. Ne tombons pas dans le piège qui consiste à faire croire que critiquer le bourdieusisme reviendrait à embrasser le libéralisme. Si l'on souhaitait encore être de gauche, il faudrait s'opposer à tous ceux qui veulent faire fi des exigences de la vie publique au nom de sciences qui imiteraient la puissance des sciences naturelles sans en imiter les vertus: économie, eugénisme, sociologie. Peu importe, au fond, quelle est la science indiscutable qui fonde ces prétentions, du moment qu'elle est indiscutable: on ne peut pas être de gauche et croire qu'une science quelconque va nous épargner les tâches de la politique. Les crimes commis au nom d'une «politique enfin scientifique» sont trop frais pour qu'on en revienne déjà à ce travers - et la sociologie trop fragile pour qu'on lui délègue un tel pouvoir de simplification.
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