|
'exposition
proposée à l'Institut du Monde Arabe est une invitation
à (re)lire les nombreux écrits de Pierre Bourdieu sur
l’Algérie mais aussi son ouvrage consacré à la
photographie, Un art moyen, essai sur les usages sociaux de la
photographie. (1965) Fruit d'un travail collectif - faut-il rappeler
que P. Bourdieu n'a pas attendu La misère du monde
(1993) pour coordonner des recherches et mettre en pratique le principe
de l'intellectuel collectif ? -, cet ouvrage contient des contributions
de Luc Boltanski, Robert Castel, Jean-Claude Chamboredon, Gérard
Lagneau et Dominique Schnapper. Dédié à Raymond
Aron, le livre (publié aux Éditions de Minuit) présente
les résultats de recherches coordonnées par P.Bourdieu
à la demande d'une firme multinationale, Kodak-Pathé.
Ceux qui s'inquiéteraient de ce que la sociologie, en répondant
à une telle commande, soit instrumentalisée et réduite
au rang de discipline d’expertise au service de l'appareil productif,
- crainte légitime - seront rassurés dès
la fin de l'introduction par cet avertissement, irrévérencieux
et non dénué d'humour : « Et à ceux
qui attendent de la sociologie qu'elle leur procure des "visions",
que peut-on répondre sinon, avec Max Weber, ‘’qu'ils aillent
au cinéma’’ ? ».
La première partie de l’ouvrage, environ 130 pages rédigées
par Pierre Bourdieu, n'est pas sans rappeler l’un des livres les plus
célèbres de la pensée sociologique, Le suicide
(1897). Constituer la photographie comme objet d’étude sociologique,
comme Durkheim était parvenu à le faire au tournant
du siècle au sujet du suicide, tel est le premier objectif
de cette équipe de jeunes chercheurs qui va tenter de surmonter
les traditionnels obstacles à l’objectivation sociologique.
En effet, la photographie (comme le suicide) est un phénomène
qui véhicule de nombreuses représentations spontanées
erronées (ou prénotions, dans un langage plus durkheimien).
Il s'agit donc de relever une sorte de défi en montrant que
la sociologie peut expliquer une pratique courante qui semble échapper
aux déterminismes sociaux.
En continuateur de Durkheim, Bourdieu commence par nuancer les explications
techniques et économiques à la (non-) pratique de la
photographie. Mais ce sont surtout les explications "psychologisantes"
du besoin de prendre des photographies qui sont la cible de cette
entreprise de déconstruction préalable. Et le moins
que l'on puisse dire est qu'il n'est pas tendre envers cette « vulgate,
discours qui se situe à mi-chemin entre le bavardage quotidien
et le propos scientifique » dont la fonction est de « donner
l'illusion de révéler des vérités en réveillant
des lieux communs et en les exprimant dans un langage d'allure scientifique ».
Et Bourdieu de fustiger une psychologie qui « s’enfonce dans
les abîmes freudiens du voyeurisme, du narcissisme et de l’exhibitionnisme ».
La filiation avec Durkheim se fait encore plus explicite lorsque
Bourdieu écrit que « le besoin de photographier [est]
d'autant plus vivement ressenti que le groupe est intégré
et qu'il est dans un moment de plus grande intégration ».
Mais si Bourdieu est durkheimien (c’est l’auteur qu’il cite le
plus souvent dans cette enquête), il est aussi weberien. Ce
syncrétisme est tangible lorsqu’il affirme vouloir dépasser
l'opposition - qualifiée de "fictive" - entre subjectivistes
et objectivistes. Et cette ambition est clairement affichée.
« S’il est vrai que le détour par l'établissement
des régularités statistiques et par la formalisation
est le prix qu'il faut payer pour rompre avec la familiarité
naïve et les illusions de la compréhension immédiate,
ce serait renier la vocation proprement anthropologique comme effort
pour reconquérir les significations réifiées
que de réifier les significations à peine reconquises
dans l'opacité de l'abstraction ».
On ne rappellera jamais trop que cette volonté de ne pas
en rester à la phase de l’objectivisme - sans sombrer dans
les naïvetés du subjectivisme - est bien la griffe
de la sociologie bourdieusienne. Pour dépasser ce qui est une
sorte de dilemme, Bourdieu introduit le concept d’habitus, « lieu
géométrique des déterminismes et d’une détermination,
des probabilités calculables et des espérances vécues,
de l’avenir objectif et du projet subjectif ». Concept médiateur
entre la sensibilité durkheimienne et l’approche weberienne,
l’habitus permet également d’intégrer une optique d’inspiration
marxiste. Ainsi, « l’expérience qui fait apercevoir
immédiatement tel bien de consommation comme accessible ou
inaccessible, telle conduite comme convenable ou inconvenante »
n’est pas autre chose qu’un « habitus de classe ».
Grosso modo, trois types d’habitus sont identifiés par Bourdieu.
Le principe selon lequel "nécessité fait vertu"
caractérise l’attitude des classes populaires. Par exemple,
lorsque les ouvriers insistent sur la simplicité de l’équipement,
c’est le plus souvent pour « s’éviter le souci de l’achat
impossible ». Quant aux paysans, ils considèrent généralement
que «faire de la photographie, c’est jouer au citadin » ou comme
on dit dans son Béarn natal « jouer au monsieur ».
L’appareil photo est « un des attributs du vacancier » c’est-à-dire
de celui qui a « du temps à perdre et de l’argent à
dépenser ». Et puis, il y a cette analyse (réflexive ?) :
« Ce que l’on tient pour absolument répréhensible,
c’est l’usage de la photographie comme moyen de prendre ses distances
par rapport au groupe et par rapport à la condition de paysan ».
L’attitude des classes moyennes est à l’origine du titre de
l’ouvrage. Les membres des photos-clubs se recrutent surtout dans
cette population, occupant une position intermédiaire dans
l’échelle sociale. Pratiquants assidus, ces « dévots »
de la photo ont une conception très esthétisante de
ce qui relève pour eux d’un art. En réalité,
«la signification que les petits-bourgeois confèrent à
la pratique photographique traduit ou trahit la relation que les classes
moyennes entretiennent avec la culture, c’est-à-dire avec les
classes supérieures qui détiennent le privilège
des pratiques culturelles les plus nobles, et avec les classes populaires
dont elles entendent à tout prix se distinguer en manifestant,
dans les pratiques qui leurs sont accessibles, leur bonne volonté
culturelle ». Préfigurant les analyses de La distinction
(1979), Bourdieu ajoute que « les cadres subalternes
(…) peuvent trouver dans la dévotion photographique, (…), comme
dans toutes les pratiques culturelles de second ordre, qu’il s’agisse
de la lecture de revues de vulgarisation, (…) ou de l’érudition
cinématographique, un moyen à leur portée de
s’affirmer comme différents ». Enfin, la pratique
photographique des membres des classes supérieures est ambiguë.
« Ils n’accordent pas vraiment à la photographie la
valeur qu’ils lui prêtent dans leurs propos ». Et
Bourdieu de s’interroger : « Faut-il en conclure que
les jugements par lesquels ils accordent à la photographie
la valeur d’un art n’expriment qu’une complaisance polie que contredirait
la condamnation trahie par les conduites ? ». L’activité
photographique, entachée de vulgarité par le fait de
sa diffusion, ne peut-être qu’un art mineur, « un art qui
imite l’art ».
Un art moyen est sans doute un livre clef pour comprendre le parcours
sociologique de Bourdieu. En révélant que la pratique
de la photographie est largement déterminée par l’appartenance
sociale, Bourdieu confirme son intention d’entrer dans le métier
de sociologue, alors qu’il était destiné à philosopher.
Certes, on peut regretter l’obsolescence de certaines données
statistiques mais les soubassements méthodologiques ( enquêtes
par questionnaires, monographies et entretiens ) donnent une grande
force à cette œuvre, plus de trente cinq ans après sa
publication.
|
|