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  Pierre Bourdieu

 
 

  

sociologue énervant

 
 

  

Des textes de l'impétrant

 
       
pointj.gif (73 octets) Un art moyen

   

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pointj.gif (73 octets) Les pages Bourdieu
   

 

  

La photographie,
un objet d’étude pour la sociologie.
Jean-François Festas
Janvier 2003.

 

 

 

 

  

L'exposition proposée à l'Institut du Monde Arabe est une invitation à (re)lire les nombreux écrits de Pierre Bourdieu sur l’Algérie mais aussi son ouvrage consacré à la photographie, Un art moyen, essai sur les usages sociaux de la photographie. (1965) Fruit d'un travail collectif - faut-il rappeler que P. Bourdieu n'a pas attendu La misère du monde (1993) pour coordonner des recherches et mettre en pratique le principe de l'intellectuel collectif ? -, cet ouvrage contient des contributions de Luc Boltanski, Robert Castel, Jean-Claude Chamboredon, Gérard Lagneau et Dominique Schnapper. Dédié à Raymond Aron, le livre (publié aux Éditions de Minuit) présente les résultats de recherches coordonnées par P.Bourdieu à la demande d'une firme multinationale, Kodak-Pathé. Ceux qui s'inquiéteraient de ce que la sociologie, en répondant à une telle commande, soit instrumentalisée et réduite au rang de discipline d’expertise au service de l'appareil productif, - crainte légitime - seront rassurés dès la fin de l'introduction par cet avertissement, irrévérencieux et non dénué d'humour : « Et à ceux qui attendent de la sociologie qu'elle leur procure des "visions", que peut-on répondre sinon, avec Max Weber, ‘’qu'ils aillent au cinéma’’ ? ».

La première partie de l’ouvrage, environ 130 pages rédigées par Pierre Bourdieu, n'est pas sans rappeler l’un des livres les plus célèbres de la pensée sociologique, Le suicide (1897). Constituer la photographie comme objet d’étude sociologique, comme Durkheim était parvenu à le faire au tournant du siècle au sujet du suicide, tel est le premier objectif de cette équipe de jeunes chercheurs qui va tenter de surmonter les traditionnels obstacles à l’objectivation sociologique. En effet, la photographie (comme le suicide) est un phénomène qui véhicule de nombreuses représentations spontanées erronées (ou prénotions, dans un langage plus durkheimien). Il s'agit donc de relever une sorte de défi en montrant que la sociologie peut expliquer une pratique courante qui semble échapper aux déterminismes sociaux.
En continuateur de Durkheim, Bourdieu commence par nuancer les explications techniques et économiques à la (non-) pratique de la photographie. Mais ce sont surtout les explications "psychologisantes" du besoin de prendre des photographies qui sont la cible de cette entreprise de déconstruction préalable. Et le moins que l'on puisse dire est qu'il n'est pas tendre envers cette « vulgate, discours qui se situe à mi-chemin entre le bavardage quotidien et le propos scientifique » dont la fonction est de « donner l'illusion de révéler des vérités en réveillant des lieux communs et en les exprimant dans un langage d'allure scientifique ». Et Bourdieu de fustiger une psychologie qui « s’enfonce dans les abîmes freudiens du voyeurisme, du narcissisme et de l’exhibitionnisme ».
La filiation avec Durkheim se fait encore plus explicite lorsque Bourdieu écrit que « le besoin de photographier [est] d'autant plus vivement ressenti que le groupe est intégré et qu'il est dans un moment de plus grande intégration ».
Mais si Bourdieu est durkheimien (c’est l’auteur qu’il cite le plus souvent dans cette enquête), il est aussi weberien. Ce syncrétisme est tangible lorsqu’il affirme vouloir dépasser l'opposition - qualifiée de "fictive" - entre subjectivistes et objectivistes. Et cette ambition est clairement affichée. « S’il est vrai que le détour par l'établissement des régularités statistiques et par la formalisation est le prix qu'il faut payer pour rompre avec la familiarité naïve et les illusions de la compréhension immédiate, ce serait renier la vocation proprement anthropologique comme effort pour reconquérir les significations réifiées que de réifier les significations à peine reconquises dans l'opacité de l'abstraction ».
On ne rappellera jamais trop que cette volonté de ne pas en rester à la phase de l’objectivisme - sans sombrer dans les naïvetés du subjectivisme - est bien la griffe de la sociologie bourdieusienne. Pour dépasser ce qui est une sorte de dilemme, Bourdieu introduit le concept d’habitus, « lieu géométrique des déterminismes et d’une détermination, des probabilités calculables et des espérances vécues, de l’avenir objectif et du projet subjectif ». Concept médiateur entre la sensibilité durkheimienne et l’approche weberienne, l’habitus permet également d’intégrer une optique d’inspiration marxiste. Ainsi, « l’expérience qui fait apercevoir immédiatement tel bien de consommation comme accessible ou inaccessible, telle conduite comme convenable ou inconvenante » n’est pas autre chose qu’un « habitus de classe ».

Grosso modo, trois types d’habitus sont identifiés par Bourdieu. Le principe selon lequel "nécessité fait vertu" caractérise l’attitude des classes populaires. Par exemple, lorsque les ouvriers insistent sur la simplicité de l’équipement, c’est le plus souvent pour « s’éviter le souci de l’achat impossible ». Quant aux paysans, ils considèrent généralement que «faire de la photographie, c’est jouer au citadin » ou comme on dit dans son Béarn natal « jouer au monsieur ». L’appareil photo est « un des attributs du vacancier » c’est-à-dire de celui qui a « du temps à perdre et de l’argent à dépenser ». Et puis, il y a cette analyse (réflexive ?) : « Ce que l’on tient pour absolument répréhensible, c’est l’usage de la photographie comme moyen de prendre ses distances par rapport au groupe et par rapport à la condition de paysan ».

L’attitude des classes moyennes est à l’origine du titre de l’ouvrage. Les membres des photos-clubs se recrutent surtout dans cette population, occupant une position intermédiaire dans l’échelle sociale. Pratiquants assidus, ces « dévots » de la photo ont une conception très esthétisante de ce qui relève pour eux d’un art. En réalité, «la signification que les petits-bourgeois confèrent à la pratique photographique traduit ou trahit la relation que les classes moyennes entretiennent avec la culture, c’est-à-dire avec les classes supérieures qui détiennent le privilège des pratiques culturelles les plus nobles, et avec les classes populaires dont elles entendent à tout prix se distinguer en manifestant, dans les pratiques qui leurs sont accessibles, leur bonne volonté culturelle ». Préfigurant les analyses de La distinction (1979), Bourdieu ajoute que « les cadres subalternes (…) peuvent trouver dans la dévotion photographique, (…), comme dans toutes les pratiques culturelles de second ordre, qu’il s’agisse de la lecture de revues de vulgarisation, (…) ou de l’érudition cinématographique, un moyen à leur portée de s’affirmer comme différents ». Enfin, la pratique photographique des membres des classes supérieures est ambiguë. « Ils n’accordent pas vraiment à la photographie la valeur qu’ils lui prêtent dans leurs propos ». Et Bourdieu de s’interroger : « Faut-il en conclure que les jugements par lesquels ils accordent à la photographie la valeur d’un art n’expriment qu’une complaisance polie que contredirait la condamnation trahie par les conduites ? ». L’activité photographique, entachée de vulgarité par le fait de sa diffusion, ne peut-être qu’un art mineur, « un art qui imite l’art ».

Un art moyen est sans doute un livre clef pour comprendre le parcours sociologique de Bourdieu. En révélant que la pratique de la photographie est largement déterminée par l’appartenance sociale, Bourdieu confirme son intention d’entrer dans le métier de sociologue, alors qu’il était destiné à philosopher. Certes, on peut regretter l’obsolescence de certaines données statistiques mais les soubassements méthodologiques ( enquêtes par questionnaires, monographies et entretiens ) donnent une grande force à cette œuvre, plus de trente cinq ans après sa publication.

 

 

 

 

  

   
   

   
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