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  Pierre Bourdieu

 
   

sociologue énervant

 
   

 

Des textes de l'impétrant
 

 
   

   

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Pierre Bourdieu

 La dernière instance.

 
 

   
P.Bourdieu, La dernière instance, in Le siècle de Kafka, Paris, Centre Georges Pompidou, 1984, p.268-270. Repris in Choses dites, Paris, Les Éditions de Minuit, 1987.

 
 

  

n se souvient de ce moment du Procès où Block, le négociant qui est installé à demeure chez son avocat, explique à Joseph K, que leur défenseur commun a tort de se ranger parmi les « grands avocats » : « N'importe qui peut naturellement se qualifier de grand si cela lui plaît, mais en la matière ce sont les usages du tribunal qui décident. » Et la question de l'identité vraie, véritablement dite, du verdict (veredictum), jugement rendu par une autorité reconnue, s'énonce encore à la fin du roman, parmi les dernières interrogations, qui sont les interrogations ultimes, de Joseph K. : « Où était le juge qu'il n'avait jamais vu ? Où était le tribunal suprême jusque auquel il n'était jamais arrivé ? » L'existence sociale est cet affrontement de perspectives inconciliables, de points de vue irréductibles, de jugements particuliers prétendant à l'universel dont l'insulte et la calomnie de l'existence ordinaire représentent seulement la limite; cette lutte symbolique de tous contre tous qui a pour enjeu le pouvoir de nommer, de dire de chacun ce qu'il est, et de le forcer dans son être par la magie du dire vrai, du verdict. Dans cet univers d'accusateurs et d'accusés, — le terme kathègoresthai, d'où sont issues nos catégories, signifie accuser publiquement —, Joseph K., paradigme de l'accusé, innocent calomnié — « Il fallait qu'on ait calomnié Joseph K. : un matin, sans avoir rien fait de mal, il fut arrêté » —, s'acharne à rechercher le point de vue des points de vue, le « géométral de toutes les perspectives », le tribunal suprême, la dernière instance. L'interrogation la plus ordinaire sur le sens du monde social et de l’identité sociale prend ainsi la forme d'une quête du point de vue absolu, de l'instance de légitimité capable de légitimer les instances de légitimité; c’est une des raisons qui font que la sociologie, si l’on n’y prend garde, s’achève si souvent en théologie.

 Si l’enquête sociologique tourne si aisément à la quête métaphysique, c’est que l’enjeu est d’importance : il en va de notre être social, de notre identité, de ce que nous sommes par et pour les autres. On comprend que ce n’est pas par hasard que Kafka, juif de Prague, rejoint sur ce point, Marcel Proust, juif parisien : « Notre personnalité sociale est une création de la pensée des autres. » « Tu n'es qu'un... » De là l’immense pouvoir de toutes les instances de consécration, même les plus proches en apparence, institution scolaire, éditeurs, critiques, etc. où s’énonce la vérité sociale — y en a-t-il une autre ? — de ce que nous sommes. Le Procès est l’histoire de la mise en place d’un de ces jeux auxquels nous sommes tous pris, et où se joue notre identité, notre être social, notre esse qui est un percipi, une « création de la pensée des autres. » Comme le montre bien la relation que K. entretient avec chacun de ses informateurs, qui sont aussi des intercesseurs, l’avocat, le peintre, le négociant, le prêtre, la mécanique du jeu ne peut fonctionner que pour autant que parvient à se monter le dispositif du procès et, du même coup, le processus engendré par la relation entre une attente, une impatience, une inquiétude, et l'incertitude objective de l'avenir désiré ou redouté : comme s'il avait pour fonction principale non de défendre K. mais de le pousser à investir dans son procès, l'avocat s'ingénie à « le bercer d'espoirs vagues et le tourmenter de vagues menaces ». Les deux conditions essentielles du jeu sont ainsi nommées, l'espérance ou la crainte, qui est inhérente à l'entrée dans le jeu, illusio, et l'incertitude subjective et objective, le vague et le flou des espérances subjectives et objectives de profits ou de pertes.

 La loi non écrite de tout jeu est qu'il faut accepter de jouer le jeu, de se prêter au jeu, d'être pris au jeu. En ce sens, Block est le client idéal de l'institution judiciaire : « On ne peut pas prononcer une phrase sans que tu regardes les gens comme si on allait prononcer ton verdict définitif. » Et K. ne donne prise à l'appareil judiciaire que pour autant qu'il s'intéresse à son procès, qu'il s'en soucie. En retirant à son avocat la responsabilité de sa défense, il « casse le jeu » et déjoue les stratégies par lesquelles le défenseur visait à susciter l'investissement dans le jeu et, par là, la dépendance à son égard : ces stratégies, que retrouvent toutes les institutions totales et tous les rites d'institution, ont pour principe d’élever les espérances subjectives de gain quand elles s'abaissent au-dessous des conditions minimales de réinvestissement et de les abaisser au contraire quand elles s'élèvent au-dessus du seuil d'incertitude, qui est une autre condition de l'intérêt pour le jeu. Ainsi, l'avocat qui, accoutumé à faire attendre ceux qu'il tient, reproche à son client de l'avoir fait attendre (« À l’avenir, je ne vous recevrai plus à une heure aussi tardive »), voit ses anticipations prises à contre-pied lorsque K, vient lui annoncer qu'il lui retire sa défense.

 Mais la manipulation des aspirations et des espérances subjectives doit, pour être efficace, pouvoir compter avec une véritable incertitude objective, inscrite dans la structure même du jeu. Il est clair que l'incertitude objective et subjective varie en raison inverse du pouvoir détenu sur le jeu. C'est ce qui fait que le pouvoir s'exerce directement sur les consciences et sur toute l'expérience du temps : les dominés sont condamnés par leur impuissance théorique et pratique à vivre dans un temps totalement orienté par les autres, happé par les autres, aliéné. Les puissants sont ceux dont on attend quelque chose et qui ont, de ce fait, la capacité de faire attendre, de faire espérer. Du fait qu'ils ont les moyens d'agir sur l'espérance objective et subjective de gain offert par le jeu, ils peuvent jouer à leur gré de l'angoisse qui naît inévitablement de la tension entre l'intensité de l'attente et l'improbabilité de la satisfaction. La salle d'attente, chez Kafka comme dans la vie, à l'agence pour l'emploi comme au tribunal, est un des lieux par excellence de l'exhibition du pouvoir, de la violence qui s'exerce dans la rencontre entre le désir extrême et l'extrême incertitude.

 « Ne te présente pas, dit Kafka, devant un tribunal dont tu ne reconnais pas le verdict. » Il est bon de rappeler que le tribunal tient son pouvoir de la reconnaissance que nous lui accordons. Mais il serait faux de faire croire que l'on puisse échapper aux jeux qui ont pour enjeu la vie ou la mort symbolique : les catégorèmes les plus catégoriques sont là, dès l'origine — comme dans Le Procès où la calomnie est déjà là, à la première phrase —, sous la forme de tous les attributs constitutifs de l'identité sociale. Et l'image du Tribunal, réalisation du pouvoir symbolique absolu, n'est peut-être qu'une manière de désigner ce terrible jeu de société où s'élabore, dans l'affrontement incessant de la dénonciation et de la défense, de la calomnie et de l'éloge, le verdict du monde social, cet impitoyable produit du jugement innombrable des autres.
    

 

Pierre Bourdieu

 

[NDL'HM : Balayage : Merci à Martin Dufour]

 
 

   
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