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Pierre Bourdieu

 Un effet libérateur.

 
 

PIERRE ENCREVÉ
Le Monde, 12/10/1979.

 
 

 

« ’est une manie commune aux philosophes de tous les âges, écrivait Rousseau, de nier ce qui est, et d’expliquer ce qui n’est pas ». La Distinction est un livre construit contre cette entreprise de négation du réel à laquelle tout incline les intellectuels : leur langage, leur position sociale, leurs habitudes mentales, leurs stratégies. « Quand les philosophes seraient en état de découvrir la vérité, écrivait encore Jean-Jacques, qui d’entre eux prendrait intérêt à elle ? Il n’y en a pas un seul qui, venant à connaître le vrai du faux, ne préférât le mensonge qu’il a trouvé à la vérité découverte par un autre. Où est le philosophe qui pour sa gloire ne tromperait pas volontiers le genre humain ? Pourvu qu’il s’élève au-dessus du vulgaire, pourvu qu’il efface l’éclat de ses concurrents, que demande-t-il de plus ? » La Distinction, « Critique sociale du jugement » comme l’indique le sous-titre, a le courage simple d’être « vulgaire », de dire la plate vérité des vies vulgaires, et, par là même, la vérité cachée des vies distinguées, qui sont prises dans la même machine, bien qu’à la place opposée : la bonne. Car ce discours sur les origines symboliques de l’inégalité, celles qu’oublient toujours les matérialismes, traque la domination là où on ne va pas d’ordinaire la chercher : langage, art, goûts, manières, opinions.

Bourdieu veut reprendre à la philosophie son bien, réveiller ces problèmes qu’elle accapare et qu’elle embaume (le beau, le vrai, le bien, la liberté, le jugement, la pensée, la croyance) et leur apporter une réponse scientifique. Ce qui suppose un prodigieux travail. Si l’on veut discuter ses conclusions, on ne pourra validement le faire qu’à condition de reprendre en compte tout l’énorme matériel empirique sur lequel elles reposent. Empirie saisie, animée par une élaboration théorique d’une rare cohérence, mais qui n’apparaît jamais pour elle-même.

Il y a plus. Pour empêcher que le langage savant ne fonctionne à son habitude comme instrument de dénégation du réel par la mise à distance qu’il accomplit, Bourdieu a dû renouveler la forme même du discours sociologique et inventer un objet nouveau, un livre singulier qui suggère aussi une autre façon de lire. Il multiplie les langages, juxtaposant à celui des mots celui des photos, des fac-similés de documents, des schémas synoptiques, des interviews montées sans que rien ne vienne jamais en simple illustration mais comme élément même du texte : ses écritures se télescopent, s’interpellent et s’interprètent mutuellement. Telle opposition morte de la philosophie, forme et substance, est ainsi renvoyée au côte à côte des images de Giscard et d’un culturiste ; tel tableau de la distribution des pratiques alimentaires est réactivé par la description ethnographique d’un repas populaire. Tout ce dispositif, où la totalité joue sur chaque élément — un effet réservé d’ordinaire à la littérature — ne demande qu’à fonctionner par et pour le lecteur. Voyez la couverture : la surimpression du livre transforme le « Gourmet » de Schalken en une vraie machine sociologique, où, par l’étrange regard du mangeur, le peintre vous renvoie le double jugement de goût par lequel vous évaluez et les manières de table et la peinture.

Il en résulte un livre inattendu, improbable, qui paraîtra à la fois difficile, dans la rigueur de ses articulations déductives, et très ouvert. Car il ne s’agit pas ici d’imposer une de ces éternelles images bétonnées de la structure sociale, mais de donner à voir ce que Proust appelle « le kaléidoscope social ». Secouez ce livre ! Faites-le tourner ! Vous y verrez une multiplicité ordonnée d’images multicolores se faisant sans cesse et se recomposant, un monde social où tout bouge, mais pas n’importe comment, un monde proustien et marxien à la fois — le nôtre.

Une telle sociologie a un effet libérateur. « L’homme est né libre, mais partout il est dans les fers. Tel se croit le maître des autres, qui ne laisse pas d’être plus esclave qu’eux ». Ainsi s’ouvrait le Contrat social ; 1789 n’allait pas tarder. En décrivant les fers dans lesquels les institutions symboliques retiennent tout homme, Pierre Bourdieu contribue à les briser. Sa critique sociale du jugement dominant, de son arbitraire, de ses pouvoirs et de ses abus de pouvoir est aussi une critique (au sens kantien) du jugement, qui cherche et trouve la liberté dans l’exploration des limites que le monde social impose à l’entendement — à commencer par l’entendement des intellectuels, l’auteur compris. Il ne faudrait pas que ce livre qui bouscule toutes les idées reçues sur la sociologie soit lu quand même à travers elle, et qu’on vienne lui épingler les étiquettes du « sociologisme » : déterminisme, réductionnisme, relativisme. Déterministe, Bourdieu, parce qu’il établit les correspondances entre structures sociales et structures mentales ? Mais la liberté commence précisément avec la connaissance des déterminations ; et l’existence même de ce livre est un défi au déterminisme.

Une conversion dans la vision de soi

En mettant à jour l’ordre social incorporé dans les mots, les corps, les objets, La Distinction invite à une conversion de la vision de soi-même et du monde. Ce que ce livre propose, ce n’est pas l’arme ordinaire du ressentiment social, arme tournée contre les autres, mais l’instrument d’une psychanalyse sociale qui offre aux dominés une chance de vaincre en eux-mêmes les effets de la domination symbolique, une socio-analyse qui permet à chacun de cesser d’être l’objet de son histoire pour en devenir le sujet, en maîtrisant par le savoir cet autre que le monde social institue en lui.

Dans ces quelque six-cents pages, où règne le ton neutre du raisonnement scientifique, se perçoivent parfois des accents d’une autre tonalité, des éclairs (quand on lit par exemple que le dominé qui accède à la culture dominante « est voué à la honte, l’horreur, voire à la haine de son langage, de son corps, de ses gestes et de tous ceux dont il était solidaire »), si bien que derrière ce monument de rigueur et d’imagination, de science et de conscience, derrière le relecteur de Kant et le technicien de l’analyse factorielle, on croit deviner quelque chose comme la souffrance, la lucidité et l’indignation d’un enfant à qui l’adulte qu’il est devenu n’a pas cessé de vouloir rendre raison. Par où ce livre, qui n’y fait pourtant qu’une allusion furtive, nous ramène encore une fois à l’importun Citoyen de Genève. Dont un adversaire disait qu’ « il n’y a point d’écrivain plus propre à rendre le pauvre superbe ».

 

Pierre Bourdieu

     
 

   
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