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  Pierre Bourdieu

 
   

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Pierre Bourdieu

 Où est-il question de l’art ?

 
 

FRANCOIS CHATELET
Le Monde, 12/10/1979.

 
 

 

’EST-ON pas en droit d’attendre de cet « énorme travail d’enquête empirique et de critique théorique » qu’il conduise « à une reformulation de toutes les interrogations traditionnelles sur le beau, l’art, le goût et la culture » ?

Je laisserai de côté ce qui concerne la culture et le goût : leurs notions sont si diffuses que je craindrais de m’aventurer dans une mauvaise querelle. Je n’engagerai pas le débat non plus sur le problème du beau, car je me vois mal ici défendre Kant délibérément « refusé » par Pierre Bourdieu pour avoir exposé comme point de vue universel « la position dans la division du travail intellectuel… des intellectuels « purs » ou « autonomes » et d’avoir été ainsi « l’expression des intérêts sublimés de l’intelligentsia bourgeoise ». Par contre, je demanderai, dans cette enquête, si remarquable à bien des égards, où il a été question de l’art ?

Philosophe de profession, je suis foncièrement « empirique » et passionnément « historien » ; selon P. Bourdieu, je ne suis sans doute pas digne du nom de philosophe, puisque je ne pense pas que philosophia perennis soit la fin du travail philosophique. Et il m’apparaît que ce que nous appelons aujourd’hui art — objet dans nos sociétés, depuis trois ou quatre siècles, d’une activité séparée, mais dont on trouve des manifestations analogues et foncièrement différentes, parce que liées à d’autres dimensions de la vie sociale, dans d’autres civilisations et à d’autres époques — se caractérise comme façon singulière, pour un individu et une collectivité, de vivre sa réalité, de l’explorer par le moyen de l’émotion et des affects corporels, d’approfondir la connaissance qualitative, de saisir toute la force de l’imaginaire investi dans le réel.

L’art est acte de connaissance et a affaire à la réalité au même titre que la technique et la science ; il affirme ce monde-ci et non quelque autre monde qui en serait l’envers. Le plaisir, qui lui est essentiel, est un mixte où se combinent, selon les intensités dont les proportions varient, les raffinements discursifs et les coups de boutoir du corps. Toujours incarnée matériellement et socialement, et de part en part traversée par la dynamique historique (et toujours refusant opiniâtrement les enregistrements des philosophies de l’histoire), l’activité artistique, celle du « producteur » comme celle du « récepteur » et de l’interprète, récuse les vaticinations sur l’art éternel, comme les espoirs normatifs de l’esthétique et les prétentions régulatrices de la science de l’art.

Certes, cet aspect le plus important à mes yeux, ne saurait être repéré dans les questionnaires de La Distinction ; il est dommage qu’il soit également méconnu dans les analyses qui les accompagnent. Questionnaires et analyses ne présupposent dans la pensée des groupes sociaux, objets d’enquête, qu’une idée exsangue de l’art — celle de Théophile Gautier ou de Heredia…

Peut-on affirmer aussi uniment que c’est cette idée pauvre qui est dominante ? N’y a-t-il pas une autre dimension plus large et tout aussi communément répandue, quelles que soient les appartenances sociales, liée à l’expérience contingente de chacun qui, au moment où le jugement de goût, normalisé par le questionnaire, se conforme à la norme sociale, suggère autre chose ? Non quelque « supplément d’âme », mais le désir — ou la volonté, que m’importe ! — d’un remuement qui fasse surgir le monde, la société, soi-même, autrement que sous les modalités du déjà vu et du déjà compris.

S’il n’en est pas ainsi, comment comprendre les ferveurs artistico-religieuses du passé ? Pourquoi les pouvoirs ont-ils tant cherché à s’entourer d’artistes qui les magnifient ? Pourquoi Chaplin fait-il encore courir les foules ? Pourquoi des milliers de bougies (pas seulement celles des touristes) s’allument-elles à Vérone lorsque le soleil se couche et que retentissent les premières notes de la Force du destin ? Les jeux du stade, les engouements de la politique… et Elvis Presley provoquent, dira-t-on, des effets analogues. Il ne s’agit pas de juger les œuvres, mais de constater que les goûts, les émotions artistiques — quelque manipulés qu’ils puissent être par les opérations de la propagande et du commerce — renvoient aussi à un acte social, individuel et collectif, qui invente du réel.

Je sais bien en écrivant ces lignes que j’émets un jugement de goût qui confirme — s’il en était besoin — mon appartenance au corps professoral et à l’intelligentsia bourgeoise. Je persiste à croire que c’est en amont, du côté de la compréhension philosophique et historienne, et non en aval, du côté des classifications sociologiques, qu’on peut « reformuler les interrogations sur l’art ».

 

Pierre Bourdieu

     
 

   
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