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ierre Bourdieu entre
à son tour dans l'arène du genre, où le Collège de France, avec Georges
Duby, Michel Foucault, Paul Veyne et Françoise Héritier, a, il est
vrai, beaucoup donné. On s'en réjouira, les femmes surtout, qui ne
revendiquent aucun « monopole » à cet égard, contrairement
à ce qu'insinue l'auteur, lequel, s'il crédite le « mouvement
féministe » en général d'un « immense travail critique »,
se méfie plutôt des féministes en particulier. La domination masculine
ne lui est certes pas étrangère. Il l'avait rencontrée dès ses premiers
travaux d'ethnologue sur la Kabylie, vers laquelle il revient, comme
vers l'archétype d'une culture méditerranéenne matricielle dans laquelle
s'enracine la plus ancienne pensée de la différence des sexes. La
domination masculine s'y lit avec évidence. Elle constitue le principe
d'une organisation matérielle et symbolique où la virilité exaltée
s'oppose à la féminité cachée avec la beauté d'une épure.
Comment se perpétue la domination masculine
? Comment les hommes et les femmes adhèrent-ils à ces identités sexuelles,
plus tyranniques certes pour les femmes soumises à leur violence,
mais contraignantes aussi pour les hommes, obligés de se conformer
aux normes d'une virilité souvent dérisoire. Cette dernière interrogation,
en plein essor aux Etats-Unis, encore balbutiante en France (1),
nourrit ici d'intéressants développements. Pour comprendre ce phénomène,
il faudrait aussi faire autrement l'histoire des femmes, non pas seulement
décrire les changements de la « condition » féminine, quelle
que soit en effet leur ampleur, mais s'attacher plutôt à ce qui justement
leur résiste si fort. Il faudrait procéder à « un travail
historique de déshistoricisation » de l'habitus, ce
vieux compagnon de Bourdieu, faire « l'histoire des combinaisons
successives des mécanismes structuraux », en particulier
celle des « institutions chargées d'assurer la perpétuation
de l'ordre des genres », telles que l'École et l'État qui,
plus que le domestique trop privilégié par les études féministes,
organisent le « patriarcat public ». Comment ces
pouvoirs s'inscrivent-ils dans le jeu des apparences et des comportements
intimes, dans cette « économie des corps » à laquelle,
comme Foucault, Bourdieu accorde beaucoup de prix ?
Ces propositions de méthode ne surprendront pas les familiers de la
démarche de Pierre Bourdieu. L'intérêt, c'est de les voir formulées
ici et maintenant, avec fermeté, dans une conjoncture intellectuelle
où la différence des sexes est envisagée comme une rupture d'évidence
jusque par la philosophie, et où la « politique du sexe »
— famille, couple, mariage, transmission... — est objet
justement d'un débat public. On peut d'ailleurs adhérer pleinement
aux positions de Pierre Bourdieu dans ce domaine, à savoir la nécessité,
si l'on veut changer les choses dans les rapports de sexes, qu'il
s'agisse des rapports hommes/femmes ou de l'hétéro/homosexualité,
de s'en prendre aux fondements symboliques où s'enracine la domination,
donnée pour naturelle, universelle, inéluctable.
Et faire, en même temps, un certain nombre d'objections. On peut,
d'abord, regretter son ignorance (ou son peu de considération) pour
le travail effectué depuis une vingtaine d'années, y compris en France,
et jusque dans les domaines (Ecole, Etat) qu'il voudrait voir explorer (2). Certain(e)s le ressentiront comme un « déni d'existence »,
qui fait justement partie de la domination en cause. Il est vrai que
les études historiques pèchent souvent par empirisme et qu'il est
utile de les rappeler .
Certaines notions posent problème (qu'est-ce qu'un « inconscient
historique » ?). Surtout, ne peut-on redouter les effets
uniformisants et démonstratifs de la « déshistoricisation »
telle que la propose P. Bourdieu ? Quelle découverte peut-on
attendre de cette recherche systématique du même ? Quelle place pour
le hasard, la contingence, les variations, les changements et le rôle
des acteurs/actrices eux-mêmes ? N'est-ce pas par avance assigner
à l'École et à l'État (par exemple) une fonction qui s'est avérée
souvent beaucoup plus complexe que celle d'agent de reproduction du
patriarcat, eux-mêmes enjeux de lutte traversés par les rapports de
sexes ? Demandeuses d'éducation, et plus encore d'instruction, les
femmes le sont aussi de lois qui reconnaissent leurs droits. Leur
réformisme est-il condamnable ? P.Bourdieu les met en garde, s'agissant
de la parité par exemple, contre le risque de n'étendre qu'à quelques
privilégiées les avantages de la domination masculine. De même qu'il
s'étonne (après les avoir soutenus, il est vrai) de voir les homosexuels
revendiquer le statut normalisateur du mariage. Les unes et les autres
ne devraient-ils pas plutôt constituer une « avant-garde »
susceptible de changer les fondements de l'ordre symbolique qu'est
la domination masculine ? Les homosexuels, d'ailleurs, plus que les
femmes, dont au fond P.Bourdieu n'attend pas grand-chose, tant il
est vrai que la notion d'avant-garde, militaire et virile, est éloignée
d'un mouvement qui revendique l'accès au droit commun.Qu'est-ce que
la politique, sinon l'art du choix ? Le radicalisme de la pensée doit-il
— peut-il — engendrer nécessairement le radicalisme de l'action
? Mais faut-il pour autant l'oublier sur l'autel du compromis ? Qu'est-ce
que le philosophe dans la cité des hommes où les femmes frappent si
fort ?
(1) Signalons les recherches de D.Welzer-Lang ou celles de
Fethi Benslama et Nadia Tazi : la Virilité en Islam, L'Aube,
1998.
(2) Voir la mise au point
historiographique de Françoise Thébaud, Ecrire l'histoire des femmes,
Presses de Fontenay, 1998.
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