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ourdivin,
bourdieusien, bourdieusard ou bourdiabolique ? À chacun
de choisir l'épithète de la polémique qui secoue
l'automne intellectuel français. Le remuant sociologue dément
être candidat aux élections européennes, et publie
un nouvel essai.
La
querelle actuelle autour du sociologue Pierre Bourdieu a commencé
en 1996 avec le succès sans précédent de Sur
la télévision : Bourdieu abandonnait la
toge académique — dont personne, après trente
ouvrages de fond et diverses consécrations internationales,
ne contestait le sérieux — pour le militantisme sociologique,
lançant de sévères piques contre les politiciens
sociaux-démocrates et les intellectuels médiatiques
(dont Bernard-Henri Lévy). En juillet dernier, un long article
d'Esprit, accusant Bourdieu de "populisme de la révolte"
déclenche un véritable "pour ou contre Bourdieu",
du Canard enchaîné aux Inrockuptibles,
de Télérama au Monde, sans compter la
parution de Le Savant et la politique, ouvrage hargneux d'une
ex-bourdieusienne fervente, Jeannine Verdès-Leroux. Rappelons
que l'historienne qui déclare, non sans finesse argumentative,
que "toute la pensée de Pierre Bourdieu est caricaturale"
(L'Événement du Jeudi, no. 721) est éditée
par Grasset, où trône justement Bernard-Henri Lévy...
À bien lire toutes les pièces de la polémique,
on y distinguera deux versants : d'un côté
— le plus sérieux — la remise en question du
globalisme théorique de la théorie des champs, à
laquelle on reproche de ne souffrir nulle contestation sans la réduire
à une "résistance" pathologique. De l'autre,
dénué d'intérêt, un banal règlement
de comptes contre "l'intellectuel le plus puissant de France",
qui serait, en fait un "stalinien recuit", "bête"
et "pervers" (dixit l'EdJ). Les journalistes, à
coup sûr les plus violents dans cette affaire, cherchent ainsi
à réduire à une "mode" une démarche
intellectuelle dont la constance et la diversité fait de l'ombre
à la morne pensée-Antenne 2.
Et
voilà que la polémique rebondit avec la parution, ces
jours, de La Domination masculine. Le touchant pigiste de l'EdJ
trouve la position de Bourdieu "caricaturale" et se félicite
qu'entre hommes et femmes, il reste l'"amour fou, sans arrière-pensées".
Plus sérieuse, la spécialiste de l'histoire des femmes,
Michelle Perrot (Libération, 27 août) pense
que l'on "peut adhérer" à la thèse
du sociologue, à quelques réserves près. La féministe
Antoinette Fouque, toujours dans l'EdJ, témoigne également
en sa faveur. Mais certaines militantes s'étonnent du pessimisme
du sociologue quant à la possibilité de modifier les
rapports entre sexes. Quelles sont donc les principales thèses
de La Domination masculine ?
L'étude
porte sur la "logique de la domination" (raciale, économique,
sexuelle, etc.) en général, scrutant ici le cas particulier
des relations hommes-femmes. Elle étoffe un long article du
même titre, paru en 1990. Nourrie de travaux anglo-saxons récents,
elle tend cependant à négliger les travaux féministes
français. Deux terrains d'enquête l'alimentent : l'ethnologie
d'une société agricole algérienne (les Kabyles)
ainsi que l'étude minutieuse du roman To the Ligthouse
de Virginia Woolf, point de vue féminin sur la vision masculine
du monde : à travers la lucidité de Mrs Ramsay
à l'égard de son professeur de mari, Bourdieu détaille
les valeurs virilistes de la société androcentrique,
où "les hommes sont socialement institués et instruits
de manière à se laisser prendre, comme des enfants,
à tous les jeux qui leur sont socialement assignés,
et dont la forme par excellence est la guerre".
Reconnaissant
l'"immense travail critique" des mouvements féministes,
Bourdieu invite toutefois ceux-ci à dépasser l'alternative
classique, dans les travaux sur la domination, entre "contrainte"
et "consentement" : les femmes ne sont dominés
ni par force, ni par acquiescement conscient à la servitude,
sans quoi un décret ou la révolte militante suffiraient
à mettre fin à ce rapport de pouvoir. La domination
masculine se perpétue bien plutôt parce que les femmes,
de par l'éducation qui leur a été donnée
jusqu'ici, perçoivent le monde social avec les catégories
incorporées de la pensée masculine. La "violence
symbolique" faite aux jeunes garçons (deviens un homme!)
et filles ("baisse les yeux") lors de l'inculcation — dans
la famille, par exemple — des schèmes masculins d'interprétation
du monde, offre peu de prise parce que, infra-verbale, elle passe
avant tout par le corps. Bourdieu rejoint ici les travaux de Michel
Foucault. Pessimisme du sociologue? Inquiétude en tout cas : la
domination masculine résiste parce que, déshistoricisée
par l'éducation, elle se donne comme une nature.
À
l'appui de cette idée, Bourdieu cite nombre de situations de
la vie courante : la définition sociale des organes
sexuels de l'enfant, le vocabulaire du pénis et du vagin dans
diverses cultures, les rôles féminins au travail, le
déroulement d'un examen gynécologique aux USA, les "émotions
corporelles" incorporées dans la petite enfance, ainsi
que le "fashion beauty complex" (ou l'anxiété
apprise à l'égard du corps).
Bourdieu
cherche ainsi à dépasser la vision marxiste qui sous-tend
le féminisme classique : le machisme n'est pas seulement
une "idéologie", une "fausse conscience", il est surtout une
incorporation inconsciente, donc durable et résistante, de
valeurs issues de la représentation phallocentrée du
monde. Ainsi, si la plupart des Françaises interrogées
lors d'une enquête souhaitent épouser un homme de plus
haute taille qu'elles et professionnellement plus qualifié,
c'est parce qu'elles ont intériorisé la vision masculine
des rapports entre sexes. La femme contient donc plus d'homme en elle
qu'elle en croit, car "la force de l'ordre masculin se voit au
fait qu'il se passe de justification". Ce n'est qu'un prix d'une
déconstruction de ces schèmes cognitifs, d'une "archéologie
objective de notre inconscient" que les femmes peuvent espérer
reconquérir une vision propre, et contribuer au "dépérissement"
de la domination qu'elles subissent.
Réf :
P. Bourdieu, La Domination masculine, Paris, Seuil, 1998, 150
p.
ENCADRÉ
Jérôme
Meizoz, Le Temps, SAMEDI CULTUREL, Sa.12 septembre 1998.

a
dernière charge contre Bourdieu émane d'une ex-proche
du sociologue, auteur jadis d'un livre dans la collection qu'il dirigeait
chez Minuit, promptement effacé de l'actuelle bibliographie
de la dame... Historienne, Jeannine Verdès-Leroux s'est faite
depuis quinze ans la spécialiste de la dénonciation
des errements des intellectuels de gauche. Une Hélène
Carrère d'Encausse en plus amer. La seule qualité qu'elle
reconnaisse à Bourdieu, c'est son travail pendant Mai 68, au
laboratoire de sociologie, plutôt qu'une descente dans la rue
avec tous les écervelés. Tout le reste, aveuglément,
est une liste de remontrances, qui relève de l'amour déçu:
Bourdieu disposerait d'une "théorie très vite échafaudée"
(32 livres, tout de même!), sans base empirique (des centaines
d'enquêtes, tout de même), à l'écriture
"lourde" (le retour de l'institutrice), reposant sur une
"vision du monde fantasmatique" des "dominants",
inventés de toutes pièces. Vision du monde qu'elle compare
audacieusement à celle du fasciste Céline et, plus loin,
sans transition, à celle de Lénine... Et hop! On reconnaît
ici, sous la hargne de l'exclue, la vulgate anti-intellectualiste
teintée de conservatisme chic qui inspirait déjà
La Pensée 68 de Luc Ferry et Alain Renaut, publié
par le même éditeur: Les extrémistes ne font qu'un
(tout ce qui n'est pas centriste est incohérent), les intellectuels
critiques sont des rêveurs apocalyptiques qui hypnotisent leur
public avec des "mots barbares" (la dame s'offusque que
Bourdieu puisse citer Platon en grec et Hegel en allemand!). Enfin,
hors du bon sens, toute avant-garde n'est qu'une illusion. Contre
l'analyse que Bourdieu (et avant lui, bien des historiens de l'art)
a donné de l'urinoir de Marcel Duchamp, l'historienne propose
la sienne, qui a l'avantage de la simplicité: "Quant à
l'urinoir de Duchamp, n'est-ce pas plutôt l'expression d'une
impuissance de l'artiste ?". À cela s'ajoute que
Bourdieu est un ignorant jusqu'ici ignoré : "Il
est dommage que Bourdieu n'ait jamais connu une journée entière
à la Bibliothèque nationale", déplore-t-elle.
Alors qu'il existe des objections aux hypothèses de Bourdieu,
pourquoi notre arroseuse doit-elle si candidement s'arroser ?
S'il n'était si caricatural, son livre aurait pu poser de bonnes
questions à une théorie des champs qui, comme toute
théorie, gagnerait à être débattue. Interroger
les questionnaires de La Distinction (1979) n'est pas sans
pertinence, mais il est un peu court d'en conclure après 20
lignes qu'ils ne sont que "mépris" et "méconnaissance"
pour les enquêtés... Autogoal, madame Jeannine.
Réf :
Jeannine Verdès-Leroux, Le Savant et la politique. Essai
sur le terrorisme sociologique de Pierre Bourdieu, Grasset.
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