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  Pierre Bourdieu

 
   

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Texte sélectionné par Raphaël Desanti.

 

  Pierre Bourdieu

  Sur "Ce que parler veut dire".

 
 

pierre bourdieu
Entretien de Didier Éribon avec Pierre Bourdieu, à l’occasion de la publication de Ce que parler veut dire (1982), in Libération, 19 octobre 1982, p. 28.
Dans Hyperbourdieu : « Dévoiler les ressorts du pouvoir. Le fétichisme politique. »

 
     
«  Ce que parler veut dire » est aussi un livre de philosophie politique. On y trouve posées les questions du pouvoir, de l’autorité, de la domination… Pierre Bourdieu s’en explique pour Libération.

LIBÉRATION. – Ce qui m’a frappé dans votre livre c’est qu’en fait, il est traversé d’un bout à l’autre par la question du pouvoir et de la domination.

PIERRE BOURDIEU. – Le discours quel qu’il soit, est le produit de la rencontre entre un habitus linguistique, c’est-à-dire une compétence inséparablement technique et sociale (à la fois la capacité de parler et la capacité de parler d’une certaine manière, socialement marquée) et d’un marché, c’est-à-dire le système de « règles » de formation des prix qui vont contribuer à orienter par avance la production linguistique. Cela vaut pour le bavardage avec des amis, pour le discours soutenu des occasions officielles, ou pour l’écriture philosophique comme j’ai essayé de le montrer à propos de Heidegger. Or, tous ces rapports de communication sont aussi des rapports de pouvoir et il y a toujours eu, sur le marché linguistique, des monopoles, qu’il s’agisse de langues secrètes en passant par les langues savantes.

LIBÉRATION. – Mais plus profondément, on a l’impression que dans ce livre se dessine en filigrane une théorie générale du pouvoir et même du politique, par le biais notamment de la notion de « pouvoir symbolique » ?

P.B. – Le pouvoir symbolique est un pouvoir qui est en mesure de se faire reconnaître, d’obtenir la reconnaissance ; c’est-à-dire un pouvoir (économique, politique, culturel ou autre) qui a le pouvoir de se faire méconnaître dans sa vérité de pouvoir, de violence et d’arbitraire. L’efficacité propre de ce pouvoir s’exerce non dans l’ordre de la force physique, mais dans l’ordre du sens de la connaissance. Par exemple, le noble, le latin le dit, est un nobilis , un homme « connu », « reconnu ». Cela dit, dès que l’on échappe au physicalisme des rapports de force pour réintroduire les rapports symboliques de connaissance, la logique des alternatives obligées fait que l’on a toutes les chances de tomber dans la tradition de la philosophie du sujet, de la conscience, et de penser ces actes de reconnaissance comme des actes libres de soumission et de complicité.

Or sens et connaissance n’impliquent nullement conscience ; et il faut chercher dans une direction tout à fait opposée, celle qu’indiquaient le dernier Heidegger et Merleau-Ponty : les agents sociaux, et les dominés eux-mêmes, sont unis au monde social (même le plus répugnant et le plus révoltant) par un rapport de complicité subie qui fait que certains aspects de ce monde sont toujours au-delà ou en-deça de la mise en question critique. C’est par l’intermédiaire de cette relation obscure d’adhésion quasi-corporelle que s’exercent les effets du pouvoir symbolique. La soumission politique est inscrite dans les postures, dans les plis du corps et les automatismes du cerveau. Le vocabulaire de la domination est plein de métaphores corporelles : faire des courbettes, se mettre à plat ventre, se montrer souple, plier, etc. Et sexuelles aussi bien sûr. Les mots ne disent si bien la gymnastique politique de la domination ou de la soumission que parce qu’ils sont, avec le corps, le support des montages profondément enfouis dans lesquels un ordre social s’inscrit durablement.

LIBÉRATION. – Vous considérez donc que le langage devrait être au centre de toute analyse politique ?

P.B. – Là encore, il faut se garder des alternatives ordinaires. Ou bien on parle du langage comme s’il n’avait d’autres fonction que de communiquer ; ou bien on se met à chercher dans les mots, le principe du pouvoir qui s’exerce, en certains cas, à travers eux (je pense par exemple aux ordres ou aux mots d’ordres). En fait les mots exercent un pouvoir typiquement magique : ils font croire, ils font agir. Mais, comme dans le cas de la magie, il faut se demander où réside le principe de cette action ; ou plus exactement quelles sont les conditions sociales qui rendent possible l’efficacité magique des mots. Le pouvoir des mots ne s’exerce que sur ceux qui ont été disposés à les entendre et à les écouter, bref à les croire. En béarnais, obéir se dit crede, qui veut dire aussi croire. C’est toute la prime éducation – au sens large - qui dépose en chacun les ressorts que les mots (une bulle du pape, un mot d’ordre du parti, un propos de psychanalyste, etc.) pourront, un jour ou l’autre, déclencher. Le principe du pouvoir des mots réside dans la complicité qui s’établit, au travers des mots, entre un corps social incarné dans un corps biologique, celui du porte-parole, et des corps biologiques socialement façonnés à reconnaître ses ordres, mais aussi ses exhortations, ses insinuations ou ses injonctions, et qui sont les « sujets parlés », les fidèles, les croyants. C’est tout ce qu’évoque, si on y songe, la notion d’esprit de corps : formule sociologiquement fascinante, et terrifiante.

LIBÉRATION. – Mais il y a pourtant bien des effets et une efficacité propres du langage ?

P.B. – Il est en effet étonnant que ceux qui n’ont cessé de parler de la langue et de la parole, ou même de la « force illocutionnaire » de la parole, n’aient jamais posé la question du porte-parole. Si le travail politique est, pour l’essentiel, un travail sur les mots, c’est que les mots contribuent à faire le monde social. Il suffit de penser aux innombrables circonlocutions, périphrases ou euphémismes qui ont été inventés, tout au long de la guerre d’Algérie, dans le souci d’éviter d’accorder la reconnaissance qui est impliquée dans le fait d’appeler les choses par leur nom au lieu de les dénier par l’euphémisme. En politique, rien n’est plus réaliste que les querelles de mots. Mettre un mot pour un autre, c’est changer la vision du monde social, et par là, contribuer à le transformer. Parler de la classe ouvrière, faire parler la classe ouvrière (en parlant pour elle), la représenter, c’est faire exister autrement, pour lui même et pour les autres, le groupe que les euphémismes de l’inconscient ordinaire annulent symboliquement (les « humbles », les « gens simples », « l’homme de la rue », « le français moyen », ou chez certains sociologues « les catégories modestes ». Le paradoxe du marxisme est qu’il n’a pas englobé dans sa théorie des classes l’effet de théorie qu’a produit la théorie marxiste des classes, et qui a contribué à faire qu’il existe aujourd’hui des classes.

S’agissant du monde social, la théorie néo-kantienne qui confère au langage et, plus généralement, aux représentations, une efficacité proprement symbolique de construction de la réalité, est parfaitement fondée. Les groupes (et en particulier les classes sociales) sont toujours, pour une part, des artefacts : ils sont le produit de la logique de la représentation qui permet à un individu biologique, ou un petit nombre d’individus biologiques, secrétaire général ou comité central, pape ou évêques, etc., de parler au nom de tout le groupe, de faire parler et marcher le groupe « comme un seul homme », de faire croire - et d’abord au groupe qu’ils représentent - que le groupe existe. Groupe fait homme, le porte-parole incarne une personne fictive, cette sorte de corps mystique qu’est un groupe ; il arrache les membres du groupe à l’état de simple agrégat d’individus séparés, leur permettant d’agir et de parler d’une seule voix à travers lui. En contrepartie, il reçoit le droit d’agir et de parler au nom du groupe, de se prendre pour le groupe qu’il incarne (la France, le peuple…) de s’identifier à la fonction à laquelle il se donne corps et âme, donnant ainsi un corps biologique à un corps constitué. La logique de la politique est celle de la magie ou si l’on préfère, du fétichisme.

LIBÉRATION. – Vous considérez votre travail comme mise en question radicale de la politique ?

P.B. – La sociologie s’apparente à la comédie, qui dévoile les ressorts de l’autorité. Par le déguisement (Toinette médecin), la parodie (le latin foireux de Diafoirus) ou la charge, Molière démasque la machinerie cachée qui permet de produire des effets symboliques d’imposition ou d’intimidation, les trucs et les truquages qui font les puissants et les importants de tous les temps, l’hermine, la toge, les bonnets carrés, le latin, les titres scolaires, tout ce que Pascal le premier à analysé.

Après tout, qu’est-ce qu’un pape, un président ou un secrétaire général, sinon quelqu’un qui se prend pour un pape ou un secrétaire général ou plus exactement pour l’Église, l’État, le Parti, ou la nation. Seule chose : ce qui le sépare du personnage de comédie ou du mégalomane, c’est qu’on le prend généralement au sérieux et qu’on lui reconnaît ainsi le droit à cette sorte « d’imposture légitime » comme dit Austin. Croyez-moi, le monde vu comme ça, c’est-à-dire comme il est, est assez comique. Mais on a souvent dit que le comique côtoie le tragique.. Et on reviendrait à Pascal joué par Molière.
   

 

Pierre Bourdieu

     
    

   
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