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  Pierre Bourdieu

 
   

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Texte sélectionné par Raphaël Desanti.

 

  Pierre Bourdieu

« il faut que l’intellectuel donne
la parole à ceux qui ne l’ont pas !
 »

 
 

pierre bourdieu
In L’ÉVÉNEMENT DU JEUDI, 10–16 septembre, 1992, PP.114–116. Propos recueillis par Philippe Petit.
« Les Règles de l’art », Seuil, 481 p, 150 f.

 
     
u moment où il publie son nouvel essai, « Les Règles de l’art », Pierre Bourdieu s’insurge contre la religion de l’art et les intellectuels médiatiques, qu’il invite à plus de modestie, d’efficacité et d’esprit critique. Entretien.

« Ne pas déplorer, ne pas rire, ne pas détester, mais comprendre », c’est par ce propos repris de Spinoza que le sociologue Pierre Bourdieu, dans un récent numéro de la revue Actes, consacré à la souffrance sociale, résumait son métier. Il en parlait avec la passion mesurée de l’artisan qui aime son travail et l’obsession du savant qui sacrifie sa vie à la connaissance. Car il y a du compagnon tout autant que du chercheur chez cet ancien philosophe passé avec armes et bagages sous le gouvernement des sciences sociales. De ses origines paysannes et béarnaises, Pierre Bourdieu a gardé la méfiance des humbles envers les pouvoirs établis et les fabricants d’opinions ; il n’est pas une de ses interventions publiques qui ne dénonce avec vigueur le Paris bien-pensant, la République des notables ou le ronron culturel des médias. Juste revers des choses, l’auteur de La Distinction (1979) et de La noblesse d’état (1989) n'a pas que des amis au sein de la communauté intellectuelle et politique. Certains écrivains le soupçonnent de sociologiser la littérature et de mésestimer le rôle libérateur de la lecture, des professeurs l’accusent de ne voir dans l’école qu’une usine à reproduire les élites, les serviteurs de l’État ironisent sur sa position d’arroseur arrosé à l’intérieur de l’institution.

Il est vrai que le directeur du Centre de sociologie européenne n’est pas un mandarin aux pieds nus, ni un crédule bénévole au service de la connaissance. C’est un fonctionnaire qui défend corps et âme sa discipline et qui milite pour la protection de la société des savants avec l’ardeur d’un écologiste luttant pour la sauvegarde des espèces en voie de disparition. Et puis, on ne lui pardonne pas d’être un désenchanteur, un trouble-fête, un gêneur. À défaut d’autre chose, disait-il dans Réponses (1992), « ayons au moins des conflits ! » Gageons que son dernier livre, Les Règles de l’art, en suscitera.

Bourdieu serait-il le dernier enfant de Durkheim qu’on aurait tord de ne pas l’écouter. « Misère de l’homme sans mission ni consécration sociale » déclarait-il, lors de sa leçon inaugurale au Collège de France en 1982 ; il n’a pas changé de programme. Il n’est pas de véritable liberté intellectuelle pour ce gardien de l’universel sans une analyse rigoureuse des contraintes sociales qui pèsent sur le corps et l’esprit des « agents sociaux ». Les artistes comme les écrivains ou philosophes ne font pas exception à cette règle. Est-ce parce que la liberté est indivisible qu’elle s’applique à tous les acteurs du monde social ? En un sens : oui. Car on ne peut éviter de rendre raison de la croyance de l’artiste en son art comme on ne peut éviter de rendre raison de la croyance de n’importe quel individu dans ce qu’il fait. Ne retiendrait-on que ce message du travail de Bourdieu que l’éternel faux débat opposant la liberté individuelle et la nécessité sociale serait caduc. Il prendrait, comme on dit, de la hauteur !

Philippe PETIT

 

L’ÉVÉNEMENT DU JEUDI : Votre livre qui vient de paraître, Les Règles de l’art, commence par un violent réquisitoire contre l’essai de Danièle Sallenave (Le don des morts) sur la littérature. Il se poursuit par une attaque en règle contre ceux, auteurs, lecteurs ou critiques, que vous accusez de sacraliser l’art et les artistes. Pouvez-vous préciser vos reproches ?

Pierre Bourdieu : Vous renversez les rôles… Je ne me mets pas du tout dans le rôle du procureur. J’évoque une littérature sur l’art et la littérature qui, au nom d’une vision religieuse, culturelle, de la culture, traitée comme un objet sacré, condamne toute approche scientifique des pratiques culturelles. Je pense que l’art a pris aujourd’hui la place, pour beaucoup de gens, de la religion. Tous les bien-pensants s’autorisent de l’art, de la littérature et de la culture pour prêcher une restauration des valeurs intellectuelles les plus conservatrices, pour ne pas dire archaïques, pour condamner aussi bien les recherches de l’art moderne, en peinture notamment, que les recherches scientifiques sur l’art, dénoncées comme sacrilèges. De même que, en d’autres temps, il fallait, et il suffisait de se dire croyant pour s’assurer un brevet de vertu, de même aujourd’hui, il suffit de clamer sa foi dans l’art et dans la création, de défendre l’art contre les menaces imaginaires que ferait peser sur lui la science, pour se faire une réputation de belle âme.

« À l’égard de l’art, il faut avoir cette liberté et cette désinvolture qui définissent les artistes »

Vous poursuivez le combat mené au début du siècle par la sociologie contre les tenants des belles-lettres. Quels sont ceux que vous visez par vos critiques ?

C’est surtout parmi les « petits blancs » de la culture, qui se sentent menacés dans leurs privilèges par la montée de je ne sais quelle barbarie, que se recrutent ces défenseurs pharisiens de la culture, pour qui le sociologue est l’Antéchrist. La sociologie des œuvres d’art suppose, en effet, que l’on sorte de la bigoterie culturelle, que l’on ait, à l’égard de l’art, une liberté et même une désinvolture qui définissent précisément les artistes. On pourrait dire, en déformant le mot de Pascal, que la vraie culture se moque de la culture et que rien n’est plus opposé à la vraie culture que l’esprit de sérieux du sacerdoce littéraire. La sociologie de l’art est, je vous l’assure, une sorte de « gai savoir » qui introduit à une forme plus joyeuse, moins pompeuse et surtout moins hypocrite de jouir des plaisirs d’amour de l’art, celle-là même qu’ont défendue ou que défendent aujourd’hui tous les artistes dont je me sens proche.

Justement , l’essentiel de votre livre est consacré à Flaubert : pourquoi ce choix ?

Ce n’est pas tout à fait vrai et, si vous regardez l’index des noms propres, vous verrez que j’évoque des centaines d’écrivains, d’artistes, de philosophes, connus ou inconnus. Mais il est vrai aussi que Flaubert me paraît mériter une place à part, à plusieurs titres. D’abord parce qu’il incarne, selon moi, cette formidable liberté à l’égard des conventions et des convenances qui définit le créateur au sens fort du terme. Conventions et convenances de l’ordre moral (on se rappelle le procès) ; mais aussi, et c’est plus rare, et, au fond, plus courageux (c’est ce qu’oublient nos petits prophètes de la « transgression » réduite à la violation de quelques tabous sexuels auxquels personne ne croit plus), conventions et convenances artistiques, bondieuseries littéraires qui réunit, par delà les oppositions apparentes, l’art moral et l’art social. Flaubert est un de ceux qui ont le plus contribué (mais je parle aussi beaucoup de Baudelaire et de sa vraie-fausse candidature à l’Académie française : qui, aujourd’hui, parmi tous les desservants de l’art, aurait le culot de monter une pareille « action », comme disaient, il y a quelques années, les peintres d’avant-garde ?) à l’invention de l’artiste moderne, de la liberté artistique.

Au travers de Flaubert, c’est l’illusion littéraire que vous cherchez en fait à comprendre ?

En effet, Flaubert m’intéressait aussi parce qu’il est un de ceux qui ont porté le plus loin la réflexion (en pratique) sur l’illusion littéraire, la croyance dans la littérature : Emma Bovary, mais aussi Frédéric sont des gens qui se réfugient dans la croyance dans le monde de l’art (c’est le bovarysme) parce qu’il ont beaucoup de peine à adhérer à la croyance dans le monde ordinaire, à entrer dans le jeu de l’argent, des affaires, du pouvoir. Flaubert lui-même était comme ça et il a sans doute écrit des romans pour surmonter cette « impuissance  » (comme disent les gens normaux) et surtout savoir ce qu'elle signifiait. Flaubert nous offre une philosophie de la croyance littéraire qui va bien au delà de toutes les réflexions philosophiques sur la question.

« Le charme de l’œuvre littéraire, écrivez-vous, tient sans doute pour une grande part à ce qu’elle parle des choses les plus sérieuses, sans demander, à la différence de la science…, à être prise complètement au sérieux. » Que voulez-vous dire au juste par là ?

Effectivement, la forme très particulière de croyance que nous accordons aux choses de l'art fait que la littérature peut parler des choses les plus sérieuses, l'amour, la mort, le pouvoir, le sens de la course au pouvoir, etc., mais sur un mode tel que, très souvent, on ne s’en aperçoit pas vraiment et que, du coup, toutes les questions typiquement pascaliennes du divertissement, etc., deviennent supportables. C’est ainsi que Flaubert a pu poser dans l’Éducation sentimentale, toutes les questions fondamentales sur le monde social, sans que personne (et surtout pas Sartre, malgré les milliers de pages qu’il a consacrées à Flaubert) s’en soit aperçu !

Vous reprochez au structuralisme en général et à Foucault en particulier d’avoir une vision trop abstraite de l’art et des artistes. Pouvez-vous préciser ?

Le structuralisme, ou plus exactement les formalistes russes et, à leur suite, Foucault, qui a sans doute fourni la réalisation la plus rigoureuse de la méthode structurale, ont eu le mérite d’insister sur le fait (pour être simple) qu’on ne pouvait comprendre une œuvre littéraire, philosophique, et même scientifique qu’à condition de la replacer dans le système des œuvres. Mais ils ont ignoré, tacitement ou explicitement, comme Foucault, le système des gens qui produisent les œuvres, ce petit monde social à l’intérieur du monde social, que j’appelle le champ : c’est à l’intérieur de ce microcosme, dans et par les luttes de concurrence, parfois meurtrières (symboliquement…), dont il est le lieu, que se définissent, à chaque moment, les enjeux du jeu littéraire (ou artistique, etc.) et que s’engendre la croyance dans la valeur des œuvres d’art, donc cette valeur. Ce sont ces luttes, notamment entre les « tenants » et les « prétendants », qui produisent le changement incessant du monde des œuvres, de ce qu’il est possible d’écrire à un moment donné et des manières possibles de l’écrire. On se rapproche ainsi de l’intuition que nous avons tous, en pratique, de la réalité de la vie intellectuelle, que l’hagiographie littéraire que j’évoquais en commençant veut ignorer.

Vous proposez une image du monde intellectuel et de l’intellectuel qui s’éloigne de ce que vous appelez l’« intellectuel total », tel que l’incarnait Sartre. Vous parlez de « corporatisme de l’universel » : quelle est la différence entre les deux attitudes ?

Je crois qu’une des fonctions majeures d’une analyse réaliste des mécanismes du champ intellectuel est de nous permettre d’échapper (au moins en partie) à l’action de ces mécanismes. Par exemple, l’illusion du penseur absolu, de l’intellectuel total, dont Sartre a été une des dernières victimes, qui pousse aujourd’hui tant d’essayistes (surtout en France, c’est une tradition nationale) à se porter sur tous les fronts de la pensée, de la politique, etc., sans avoir toujours les armes, malgré tout extraordinaires, dont disposait Sartre, est la forme spécifique que prend la libido dominandi, ou la libido tout court, dans l’univers intellectuel. Foucault avait senti la vanité de cette prétention totalisante, qui définit celui que les italiens appellent le tuttologo, celui qui parle de tout, qui a réponse à tout, à une époque où les sciences, et en particulier les sciences sociales, ont fait d’immenses progrès, ont apporté d’innombrables connaissances, des faits, des méthodes, des lois et, tout simplement, des concepts : c’est pourquoi il parlait d’ « intellectuel spécifique ». Je crois qu’il faut aller plus loin et, au risque de choquer le fétichisme de l’Unique, parler d’intellectuel collectif, ou de corporatisme de l’universel.

Cela ne vous empêche pas de déplorer « l’exclusion » hors du débat public des artistes, des écrivains et des savants… Vous employez également le mot de « Restauration » pour qualifier notre époque. Quels remèdes préconisez-vous pour lever les menaces qui pèsent sur la liberté de pensée ?

Pour contrecarrer les menaces qui pèsent sur la liberté collective des intellectuels, celles qui viennent des pouvoirs politiques, mais aussi celles qui s’exercent à travers les médias, et la séduction qu’ils exercent notamment sur les maillons les plus faibles du monde intellectuel, et pour faire entendre dans le débat public la voix de ceux qui, dans la division du travail social, ont la charge d’un certain nombre de choses que l’on considère à tort ou à raison comme universelles, le droit, la sciences, l’art, etc., il faudrait que les écrivains, les artistes et les savants parviennent à surmonter les effets non de la concurrence, légitime, pour la vérité, mais de la concurrence pour la domination. Il faudrait qu’ils se donnent les armes d’une critique libre des productions culturelles et aussi d’une critique des pouvoirs politiques ou économiques.

Comment concevez-vous le rôle des intellectuels dans la construction européenne ?

Je pense que les intellectuels peuvent et doivent se constituer en contre-pouvoir collectif et critique et, même —pourquoi pas ?— tenter d’agir en législateurs en formulant des propositions, au moins dans les domaines qui sont de leur ressort, l’éducation, la culture, la presse, etc. Je crois que c’est à condition qu’ils défendent sans complexes les fondements économiques et sociaux de leur liberté collective (toujours le corporatisme de l’universel !) qu’ils pourront s’assurer les moyens de faire avancer la défense des causes universelles à laquelle ils n’ont pas cessé de contribuer.

Dans un récent numéro de votre revue, vous donnez la parole à des hommes et des femmes qui d’habitude ne l’ont pas. Vous vous entretenez avec des jeunes gens d’une petite ville du nord de la France, des agriculteurs béarnais, une employée d’un centre de tri postal… En quoi la sociologie peut-elle aider ceux qui souffrent d’exclusion sociale ?

Parmi les fonctions que les intellectuels peuvent remplir, et qu’ils ont souvent mal remplies dans le passé, en se posant en porte-parole exclusifs, possessifs, il en est une que les sociologues peuvent remplir (après tout ils sont payés pour ça par la collectivité), celle qui consiste à donner la parole à ceux qui, pour toutes sortes de raisons, en sont dépossédés. Ce faisant, ils peuvent compliquer la vie de tous les porte-parole, légalement élus, comme les hommes politiques, ou autodésignés, comme les intellectuels médiatiques, qui se précipitent dans les journaux ou devant les caméras, armés de leur seule prétention au magistère intellectuel, pour dire ce qu’il en est du monde social. Mais, sans sortir de leur rôle pour tomber dans le prophétisme, ils peuvent faire un tout petit peu plus : essayer de divulguer la vision réaliste du monde social qu’ils essaient de produire collectivement. L’œil sociologique, qui rapporte ce que les gens sont et font aux conditions sociales dont ils sont le produit, incline à une compréhension des autres qui n’est ni celle de l’indulgence qui pardonne et tolère tout ni celle de la résignation qui accepte le monde tel qu’il est.
   

 

Pierre Bourdieu

     
    

   
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