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moment où il publie son nouvel essai, « Les Règles
de l’art », Pierre Bourdieu s’insurge contre la religion de
l’art et les intellectuels médiatiques, qu’il invite à
plus de modestie, d’efficacité et d’esprit critique. Entretien.
« Ne
pas déplorer, ne pas rire, ne pas détester, mais comprendre »,
c’est par ce propos repris de Spinoza que le sociologue Pierre Bourdieu,
dans un récent numéro de la revue Actes, consacré
à la souffrance sociale, résumait son métier.
Il en parlait avec la passion mesurée de l’artisan qui aime
son travail et l’obsession du savant qui sacrifie sa vie à
la connaissance. Car il y a du compagnon tout autant que du chercheur
chez cet ancien philosophe passé avec armes et bagages sous
le gouvernement des sciences sociales. De ses origines paysannes et
béarnaises, Pierre Bourdieu a gardé la méfiance
des humbles envers les pouvoirs établis et les fabricants d’opinions ; il
n’est pas une de ses interventions publiques qui ne dénonce
avec vigueur le Paris bien-pensant, la République des notables
ou le ronron culturel des médias. Juste revers des choses,
l’auteur de La Distinction (1979) et de La noblesse d’état
(1989) n'a pas que des amis au sein de la communauté intellectuelle
et politique. Certains écrivains le soupçonnent de sociologiser
la littérature et de mésestimer le rôle libérateur
de la lecture, des professeurs l’accusent de ne voir dans l’école
qu’une usine à reproduire les élites, les serviteurs
de l’État ironisent sur sa position d’arroseur arrosé
à l’intérieur de l’institution.
Il
est vrai que le directeur du Centre de sociologie européenne
n’est pas un mandarin aux pieds nus, ni un crédule bénévole
au service de la connaissance. C’est un fonctionnaire qui défend
corps et âme sa discipline et qui milite pour la protection
de la société des savants avec l’ardeur d’un écologiste
luttant pour la sauvegarde des espèces en voie de disparition.
Et puis, on ne lui pardonne pas d’être un désenchanteur,
un trouble-fête, un gêneur. À défaut d’autre
chose, disait-il dans Réponses (1992), « ayons
au moins des conflits ! » Gageons que son dernier livre,
Les Règles de l’art, en suscitera.
Bourdieu
serait-il le dernier enfant de Durkheim qu’on aurait tord de ne pas
l’écouter. « Misère de l’homme sans mission
ni consécration sociale » déclarait-il, lors
de sa leçon inaugurale au Collège de France en 1982 ; il
n’a pas changé de programme. Il n’est pas de véritable
liberté intellectuelle pour ce gardien de l’universel sans
une analyse rigoureuse des contraintes sociales qui pèsent
sur le corps et l’esprit des « agents sociaux ». Les artistes
comme les écrivains ou philosophes ne font pas exception à
cette règle. Est-ce parce que la liberté est indivisible
qu’elle s’applique à tous les acteurs du monde social ?
En un sens : oui. Car on ne peut éviter de rendre
raison de la croyance de l’artiste en son art comme on ne peut éviter
de rendre raison de la croyance de n’importe quel individu dans ce
qu’il fait. Ne retiendrait-on que ce message du travail de Bourdieu
que l’éternel faux débat opposant la liberté
individuelle et la nécessité sociale serait caduc. Il
prendrait, comme on dit, de la hauteur !
Philippe
PETIT
L’ÉVÉNEMENT DU JEUDI : Votre livre qui vient de
paraître, Les Règles de l’art, commence par un
violent réquisitoire contre l’essai de Danièle Sallenave
(Le don des morts) sur la littérature. Il se poursuit
par une attaque en règle contre ceux, auteurs, lecteurs ou
critiques, que vous accusez de sacraliser l’art et les artistes. Pouvez-vous
préciser vos reproches ?
Pierre Bourdieu : Vous renversez les rôles… Je ne me
mets pas du tout dans le rôle du procureur. J’évoque
une littérature sur l’art et la littérature qui, au
nom d’une vision religieuse, culturelle, de la culture, traitée
comme un objet sacré, condamne toute approche scientifique
des pratiques culturelles. Je pense que l’art a pris aujourd’hui la
place, pour beaucoup de gens, de la religion. Tous les bien-pensants
s’autorisent de l’art, de la littérature et de la culture pour
prêcher une restauration des valeurs intellectuelles les plus
conservatrices, pour ne pas dire archaïques, pour condamner aussi
bien les recherches de l’art moderne, en peinture notamment, que les
recherches scientifiques sur l’art, dénoncées comme
sacrilèges. De même que, en d’autres temps, il fallait,
et il suffisait de se dire croyant pour s’assurer un brevet de vertu,
de même aujourd’hui, il suffit de clamer sa foi dans l’art et
dans la création, de défendre l’art contre les menaces
imaginaires que ferait peser sur lui la science, pour se faire une
réputation de belle âme.
« À
l’égard de l’art, il faut avoir cette liberté et cette
désinvolture qui définissent les artistes »
Vous
poursuivez le combat mené au début du siècle
par la sociologie contre les tenants des belles-lettres. Quels sont
ceux que vous visez par vos critiques ?
C’est surtout parmi les « petits blancs » de la culture,
qui se sentent menacés dans leurs privilèges par la
montée de je ne sais quelle barbarie, que se recrutent ces
défenseurs pharisiens de la culture, pour qui le sociologue
est l’Antéchrist. La sociologie des œuvres d’art suppose, en
effet, que l’on sorte de la bigoterie culturelle, que l’on ait, à
l’égard de l’art, une liberté et même une désinvolture
qui définissent précisément les artistes. On
pourrait dire, en déformant le mot de Pascal, que la vraie
culture se moque de la culture et que rien n’est plus opposé
à la vraie culture que l’esprit de sérieux du sacerdoce
littéraire. La sociologie de l’art est, je vous l’assure, une
sorte de « gai savoir » qui introduit à une forme
plus joyeuse, moins pompeuse et surtout moins hypocrite de jouir des
plaisirs d’amour de l’art, celle-là même qu’ont défendue
ou que défendent aujourd’hui tous les artistes dont je me sens
proche.
Justement , l’essentiel de votre livre est consacré à
Flaubert : pourquoi ce choix ?
Ce n’est pas tout à fait vrai et, si vous regardez l’index
des noms propres, vous verrez que j’évoque des centaines d’écrivains,
d’artistes, de philosophes, connus ou inconnus. Mais il est vrai aussi
que Flaubert me paraît mériter une place à part,
à plusieurs titres. D’abord parce qu’il incarne, selon moi,
cette formidable liberté à l’égard des conventions
et des convenances qui définit le créateur au sens fort
du terme. Conventions et convenances de l’ordre moral (on se rappelle
le procès) ; mais aussi, et c’est plus rare, et,
au fond, plus courageux (c’est ce qu’oublient nos petits prophètes
de la « transgression » réduite à la violation
de quelques tabous sexuels auxquels personne ne croit plus), conventions
et convenances artistiques, bondieuseries littéraires qui réunit,
par delà les oppositions apparentes, l’art moral et l’art social.
Flaubert est un de ceux qui ont le plus contribué (mais je
parle aussi beaucoup de Baudelaire et de sa vraie-fausse candidature
à l’Académie française : qui, aujourd’hui,
parmi tous les desservants de l’art, aurait le culot de monter une
pareille « action », comme disaient, il y a quelques années,
les peintres d’avant-garde ?) à l’invention de l’artiste
moderne, de la liberté artistique.
Au travers de Flaubert, c’est l’illusion littéraire que vous
cherchez en fait à comprendre ?
En effet, Flaubert m’intéressait aussi parce qu’il est
un de ceux qui ont porté le plus loin la réflexion (en
pratique) sur l’illusion littéraire, la croyance dans la littérature : Emma
Bovary, mais aussi Frédéric sont des gens qui se réfugient
dans la croyance dans le monde de l’art (c’est le bovarysme) parce
qu’il ont beaucoup de peine à adhérer à la croyance
dans le monde ordinaire, à entrer dans le jeu de l’argent,
des affaires, du pouvoir. Flaubert lui-même était comme
ça et il a sans doute écrit des romans pour surmonter
cette « impuissance » (comme disent les gens normaux)
et surtout savoir ce qu'elle signifiait. Flaubert nous offre une philosophie
de la croyance littéraire qui va bien au delà de toutes
les réflexions philosophiques sur la question.
« Le charme de l’œuvre littéraire, écrivez-vous,
tient sans doute pour une grande part à ce qu’elle parle des
choses les plus sérieuses, sans demander, à la différence
de la science…, à être prise complètement au sérieux. »
Que voulez-vous dire au juste par là ?
Effectivement, la forme très particulière de croyance
que nous accordons aux choses de l'art fait que la littérature
peut parler des choses les plus sérieuses, l'amour, la mort,
le pouvoir, le sens de la course au pouvoir, etc., mais sur un mode
tel que, très souvent, on ne s’en aperçoit pas vraiment
et que, du coup, toutes les questions typiquement pascaliennes du
divertissement, etc., deviennent supportables. C’est ainsi que Flaubert
a pu poser dans l’Éducation sentimentale, toutes les
questions fondamentales sur le monde social, sans que personne (et
surtout pas Sartre, malgré les milliers de pages qu’il a consacrées
à Flaubert) s’en soit aperçu !
Vous reprochez au structuralisme en général et à
Foucault en particulier d’avoir une vision trop abstraite de l’art
et des artistes. Pouvez-vous préciser ?
Le structuralisme, ou plus exactement les formalistes russes et,
à leur suite, Foucault, qui a sans doute fourni la réalisation
la plus rigoureuse de la méthode structurale, ont eu le mérite
d’insister sur le fait (pour être simple) qu’on ne pouvait comprendre
une œuvre littéraire, philosophique, et même scientifique
qu’à condition de la replacer dans le système des œuvres.
Mais ils ont ignoré, tacitement ou explicitement, comme Foucault,
le système des gens qui produisent les œuvres, ce petit monde
social à l’intérieur du monde social, que j’appelle
le champ : c’est à l’intérieur de ce microcosme,
dans et par les luttes de concurrence, parfois meurtrières
(symboliquement…), dont il est le lieu, que se définissent,
à chaque moment, les enjeux du jeu littéraire (ou artistique,
etc.) et que s’engendre la croyance dans la valeur des œuvres d’art,
donc cette valeur. Ce sont ces luttes, notamment entre les « tenants »
et les « prétendants », qui produisent le changement
incessant du monde des œuvres, de ce qu’il est possible d’écrire
à un moment donné et des manières possibles de
l’écrire. On se rapproche ainsi de l’intuition que nous avons
tous, en pratique, de la réalité de la vie intellectuelle,
que l’hagiographie littéraire que j’évoquais en commençant
veut ignorer.
Vous proposez une image du monde intellectuel et de l’intellectuel
qui s’éloigne de ce que vous appelez l’« intellectuel
total », tel que l’incarnait Sartre. Vous parlez de « corporatisme
de l’universel » : quelle est la différence
entre les deux attitudes ?
Je crois qu’une des fonctions majeures d’une analyse réaliste
des mécanismes du champ intellectuel est de nous permettre
d’échapper (au moins en partie) à l’action de ces mécanismes.
Par exemple, l’illusion du penseur absolu, de l’intellectuel total,
dont Sartre a été une des dernières victimes,
qui pousse aujourd’hui tant d’essayistes (surtout en France, c’est
une tradition nationale) à se porter sur tous les fronts de
la pensée, de la politique, etc., sans avoir toujours les armes,
malgré tout extraordinaires, dont disposait Sartre, est la
forme spécifique que prend la libido dominandi, ou la
libido tout court, dans l’univers intellectuel. Foucault avait
senti la vanité de cette prétention totalisante, qui
définit celui que les italiens appellent le tuttologo,
celui qui parle de tout, qui a réponse à tout, à
une époque où les sciences, et en particulier les sciences
sociales, ont fait d’immenses progrès, ont apporté d’innombrables
connaissances, des faits, des méthodes, des lois et, tout simplement,
des concepts : c’est pourquoi il parlait d’ « intellectuel
spécifique ». Je crois qu’il faut aller plus loin et,
au risque de choquer le fétichisme de l’Unique, parler d’intellectuel
collectif, ou de corporatisme de l’universel.
Cela ne vous empêche pas de déplorer « l’exclusion »
hors du débat public des artistes, des écrivains et
des savants… Vous employez également le mot de « Restauration »
pour qualifier notre époque. Quels remèdes préconisez-vous
pour lever les menaces qui pèsent sur la liberté de
pensée ?
Pour contrecarrer les menaces qui pèsent sur la liberté
collective des intellectuels, celles qui viennent des pouvoirs politiques,
mais aussi celles qui s’exercent à travers les médias,
et la séduction qu’ils exercent notamment sur les maillons
les plus faibles du monde intellectuel, et pour faire entendre dans
le débat public la voix de ceux qui, dans la division du travail
social, ont la charge d’un certain nombre de choses que l’on considère
à tort ou à raison comme universelles, le droit, la
sciences, l’art, etc., il faudrait que les écrivains, les artistes
et les savants parviennent à surmonter les effets non de la
concurrence, légitime, pour la vérité, mais de
la concurrence pour la domination. Il faudrait qu’ils se donnent les
armes d’une critique libre des productions culturelles et aussi d’une
critique des pouvoirs politiques ou économiques.
Comment concevez-vous le rôle des intellectuels dans la construction
européenne ?
Je pense que les intellectuels peuvent et doivent se constituer
en contre-pouvoir collectif et critique et, même —pourquoi
pas ?— tenter d’agir en législateurs en formulant
des propositions, au moins dans les domaines qui sont de leur ressort,
l’éducation, la culture, la presse, etc. Je crois que c’est
à condition qu’ils défendent sans complexes les fondements
économiques et sociaux de leur liberté collective (toujours
le corporatisme de l’universel !) qu’ils pourront s’assurer les
moyens de faire avancer la défense des causes universelles
à laquelle ils n’ont pas cessé de contribuer.
Dans un récent numéro de votre revue, vous donnez la
parole à des hommes et des femmes qui d’habitude ne l’ont pas.
Vous vous entretenez avec des jeunes gens d’une petite ville du nord
de la France, des agriculteurs béarnais, une employée
d’un centre de tri postal… En quoi la sociologie peut-elle aider ceux
qui souffrent d’exclusion sociale ?
Parmi les fonctions que les intellectuels peuvent remplir, et
qu’ils ont souvent mal remplies dans le passé, en se posant
en porte-parole exclusifs, possessifs, il en est une que les sociologues
peuvent remplir (après tout ils sont payés pour ça
par la collectivité), celle qui consiste à donner la
parole à ceux qui, pour toutes sortes de raisons, en sont dépossédés.
Ce faisant, ils peuvent compliquer la vie de tous les porte-parole,
légalement élus, comme les hommes politiques, ou autodésignés,
comme les intellectuels médiatiques, qui se précipitent
dans les journaux ou devant les caméras, armés de leur
seule prétention au magistère intellectuel, pour dire
ce qu’il en est du monde social. Mais, sans sortir de leur rôle
pour tomber dans le prophétisme, ils peuvent faire un tout
petit peu plus : essayer de divulguer la vision réaliste
du monde social qu’ils essaient de produire collectivement. L’œil
sociologique, qui rapporte ce que les gens sont et font aux conditions
sociales dont ils sont le produit, incline à une compréhension
des autres qui n’est ni celle de l’indulgence qui pardonne et tolère
tout ni celle de la résignation qui accepte le monde tel qu’il
est.
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