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  Pierre Bourdieu

 
   

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Des entretiens
 

 
   

 

 

Pierre Bourdieu

 La tradition « d'ouvrir sa gueule »

 

 

GÜNTER GRASS et PIERRE BOURDIEU
Le Monde, 03/12/1999.
Les propos de Günter Grass sont traduits de l'allemand par Gabriele Wennemer.

 


   

« Pierre Bourdieu : vous avez parlé quelque part de ”la tradition européenne ou allemande - qui est d'ailleurs aussi une tradition française -, d'ouvrir sa gueule“ ; et lorsque nous avions pensé à faire ce dialogue public avec des syndicalistes, je ne savais pas évidemment que vous seriez Prix Nobel. Je me réjouis beaucoup que vous soyez Prix Nobel et je me réjouis aussi beaucoup que vous n'ayez pas été transformé par le prix Nobel, que vous soyez aussi disposé qu'avant à ”ouvrir votre gueule“ et j'aimerais bien que nous l'ouvrions ensemble.

 Günter Grass : compte tenu de l'expérience allemande, il est relativement rare qu'un sociologue et un écrivain se rencontrent. Chez nous, il est plus fréquent que les philosophes se rassemblent dans un coin de la pièce, les sociologues dans un autre et les écrivains, en froid les uns avec les autres, dans l'arrière-boutique. Une communication comme entre nous est l'exception. Lorsque je pense à votre livre, La Misère du monde, ou à mon dernier ouvrage, Mon siècle, il y a une chose qui nous réunit dans le travail : nous racontons l'Histoire vue d'en bas. Nous ne parlons pas par-dessus la tête de la société, nous ne prenons pas le point de vue des vainqueurs de l'Histoire mais, de par notre métier, nous sommes notoirement du côté des perdants, de ceux qui sont en marge, des exclus de la société.

Dans La Misère du monde, vous avez réussi avec vos collaborateurs à mettre votre individualité en retrait et à miser tout sur la compréhension, sans prétention de tout savoir mieux : une vue des conditions sociales et de l'état de la société française qui peut très bien être transposée sur d'autres pays. Vos histoires induisent l'écrivain que je suis en tentation de m'en servir comme matière brute. Par exemple, l'étude d'une jeune femme venue de la campagne à Paris pour trier des lettres la nuit. La description de leur poste de travail fait comprendre les problèmes sociaux sans pour autant les mettre en exergue d'une manière ostentatoire. Cela m'a beaucoup plu.

Je voudrais qu'un tel livre existe sur les conditions sociales dans chaque pays.

La seule question qui m'a frappée fait peut-être partie du domaine de la sociologie : il n'y a pas d'humour dans ce genre de livre. Il manque le comique de l'échec, qui joue un grand rôle dans mes histoires, les absurdités découlant de certaines confrontations.

 P. B. : vous avez magnifiquement raconté un certain nombre de ces expériences que nous avons évoquées. Mais celui qui reçoit ces expériences directement de la personne qui les a vécues est un peu écrasé, accablé, et l'idée de prendre de la distance n'est presque pas pensable. Par exemple, nous avons été amenés à exclure du livre un certain nombre de récits parce qu'ils étaient trop poignants et trop pathétiques, trop douloureux.

 G. G. : en parlant de ”comique“, je veux dire que tragédie et comédie ne s'excluent pas mutuellement, que les frontières entre les deux sont fluctuantes.

 P. B. : absolument... C'est vrai... En fait, ce que nous voulions, c'était jeter devant les yeux des lecteurs cette absurdité brute, sans aucun effet. Une des consignes que nous avions données était qu'il fallait éviter de faire de la littérature. Je vais peut-être vous choquer, il y a une tentation, quand on est devant des drames comme ceux-là, c'est de bien écrire. La consigne était d'essayer d'être aussi brutalement positif que possible, pour restituer à ces histoires leur violence extraordinaire, presque insupportable. Cela pour deux raisons : des raisons scientifiques et aussi, je pense, littéraires, parce que nous voulions ne pas être littéraires pour être littéraires d'une autre façon. Mais aussi des raisons politiques. Nous pensions que la violence qu'exerce actuellement la politique néo-libérale mise en oeuvre en Europe et en Amérique latine, et dans beaucoup de pays, la violence de cette action est si grande qu'on ne peut pas en rendre compte par des analyses purement conceptuelles. La critique n'est pas à la hauteur des effets que produit cette politique.

 G. G. : nous sommes tous les deux, le sociologue et l'écrivain, des enfants des Lumières européennes, d'une tradition remise en question partout actuellement - en tout cas en France et en Allemagne -, comme si le mouvement européen de l'Aufklärung, des Lumières, avait échoué. Beaucoup d'aspects existants au début - ne pensons qu'à Montaigne - se sont perdus au fil des siècles. L'humour, entre autres, en fait partie. Le Candide de Voltaire ou Jacques le Fataliste de Diderot, par exemple, sont des livres où les conditions sociales décrites sont également affreuses. N'empêche que même dans la douleur et l'échec, la capacité humaine d'être comique et, dans ce sens, victorieux s'impose.

 P. B. : oui, mais ce sentiment que nous avons d'avoir perdu la tradition des Lumières est lié au renversement de toute la vision du monde qui a été imposée par la vision néo-libérale, aujourd'hui dominante. Je pense - ici en Allemagne, je peux employer cette comparaison -, je pense que la révolution néo-libérale est une révolution conservatrice - au sens où on parlait de révolution conservatrice en Allemagne dans les années 30 -, et une révolution conservatrice est quelque chose de très étrange : c'est une révolution qui restaure le passé et qui se présente comme progressiste, qui transforme la régression en progrès. Si bien que ceux qui combattent cette régression ont l'air eux-mêmes régressifs. Ceux qui combattent la terreur ont l'air eux-mêmes terroristes. C'est une chose que nous avons subie en commun : nous sommes volontiers traités d'archaïques, en français on dit ”ringards“, ”arriérés“... (Grass : ”dinosauria“) ”dinosaures“, exactement. C'est ça, la grande force des révolutions conservatrices, des restaurations ”progressistes“. Même ce que vous dites, je crois, participe... de l'idée... On nous dit : vous n'êtes pas drôles. Mais l'époque n'est vraiment pas drôle ! Vraiment, il n'y a pas de quoi rire.

 G. G. : je n'ai pas prétendu que nous vivions une époque drôle. Le rire infernal, déchaîné par les moyens littéraires, est aussi protestation contre nos conditions sociales. Ce qui se vend aujourd'hui comme néo-libéralisme est un retour aux méthodes du libéralisme Manchester du XlXe siècle. Dans les années 70, on faisait partout en Europe une tentative relativement réussie de civiliser le capitalisme. Si je pars du principe que le socialisme et le capitalisme sont tous les deux les enfants génialement ratés des Lumières, ils avaient une certaine fonction de contrôle réciproque. Même le capitalisme était soumis à certaines responsabilités. En Allemagne, nous appelions cela l'économie sociale du marché et il y avait un consensus, y compris avec le parti conservateur, que des conditions telles que sous la République de Weimar ne devaient plus jamais se reproduire. Ce consensus a été rompu au début des années 80. Depuis l'écroulement des hiérarchies communistes, le capitalisme se croit tout permis, comme s'il échappait à tout contrôle. Le pôle opposé fait défaut. Même les rares capitalistes responsables qui restent appellent aujourd'hui à la prudence, parce qu'ils se rendent compte que leurs instruments perdent le nord, que le système néo-libéral répète les erreurs du communisme en créant des dogmes, une espèce de revendication d'infaillibilité.

 P. B. : oui, mais la force de ce néo-libéralisme est qu'il est mis en application, au moins en Europe, par des gens qui s'appellent socialistes. Que ce soit Schröder, que ce soit Blair, que ce soit Jospin, ce sont des gens qui invoquent le socialisme pour faire du néo-libéralisme.

 G. G. : c'est une capitulation devant l'économie.

 P. B. : du même coup, faire exister une position critique à la gauche des gouvernements socio-démocrates est devenu extrêmement difficile. En France, il y a eu le mouvement des grandes grèves de 1995 qui ont mobilisé très largement la population des travailleurs, des employés, etc., et aussi des intellectuels. Ensuite, il y a eu toute une série de mouvements : le mouvement des chômeurs, la marche européenne des chômeurs, le mouvement des sans-papiers, etc. Il y a eu une sorte d'agitation permanente qui a obligé les sociaux-démocrates au pouvoir à faire semblant, au moins, de tenir un discours socialiste. Mais, dans la pratique, ce mouvement critique reste très faible, en grande partie parce qu'il est enfermé à l'échelle nationale, et une des questions majeures, me semble-t-il, au plan politique, est de savoir comment faire exister à l'échelle internationale une position , à la gauche des gouvernements socio-démocrates, qui soit capable d'influencer réellement ces gouvernements.

Mais je pense que les tentatives pour créer un mouvement social européen sont actuellement très incertaines ; et la question que je me pose est la suivante : qu'est-ce que nous, intellectuels, pouvons faire pour contribuer à ce mouvement, qui est indispensable, parce que, contrairement à la vision néo-libérale, toutes les conquêtes sociales ont été acquises par la force des luttes. Donc, si nous voulons avoir une ”Europe sociale“, comme on dit, il faut qu'il y ait un mouvement social européen. Et je pense - c'est mon impression - que les intellectuels ont une responsabilité très grande dans la constitution d'un tel mouvement, parce que la force des dominants n'est pas seulement économique, elle est aussi intellectuelle, elle est aussi du côté de la croyance. Et c'est pour ça, je crois, qu'il faut ”ouvrir sa gueule“, pour essayer de restaurer l'utopie, parce qu'une des forces de ces gouvernements néo-libéraux , c'est qu'ils tuent l'utopie.

 G. G. : les partis socialistes et sociaux-démocrates ont un peu cru eux-mêmes cette thèse, prétendant que l'écroulement du communisme allait également rayer le socialisme de la mappemonde, et ils ont perdu confiance dans le mouvement européen des travailleurs qui existait d'ailleurs depuis bien plus longtemps que le communisme. Si l'on abandonne ses propres traditions, on s'abandonne soi-même.

En Allemagne, il y a seulement eu quelques timides approches pour organiser les chômeurs. Depuis des années, je cherche à dire aux syndicats : vous ne pouvez quand même pas vous contenter d'encadrer les travailleurs tant qu'ils ont un travail et, dès qu'ils n'en ont plus, ils tombent dans un abîme sans fond. Vous devez fonder un syndicat des chômeurs pour toute l'Europe.

Nous nous lamentons que la construction de l'Europe ne se réalise que dans le domaine économique, mais il manque un effort des syndicats pour trouver une forme d'organisation et d'action qui dépasse le cadre national et qui ait de I'impact au-delà des frontières. Il faut créer un contrepoids au néo-libéralisme mondial.

Mais, peu à peu, beaucoup d'intellectuels avalent tout, et cela ne donne rien, sinon des ulcères. Il faut dire les choses. C'est pourquoi je doute que l'on puisse compter exclusivement sur les intellectuels. Tandis qu'en France, me semble t-il, on parle toujours sans hésitation ”des intellectuels“, mes expériences allemandes me démontrent que c'est un malentendu de croire qu'être intellectuel équivaut à être de gauche. On trouve les preuves du contraire dans toute l'histoire du XXe siècle, y compris dans le nazisme : un homme comme Goebbels était un intellectuel. Pour moi, être un intellectuel n'est pas une preuve de qualité.

Votre livre La Misère du monde montre bien que ceux qui viennent du monde du travail, qui sont syndiqués, ont bien plus d'expérience dans le domaine social que les intellectuels. Ces gens-là sont aujourd'hui au chômage ou à la retraite et personne ne semble plus avoir besoin d'eux. Leur potentiel reste en jachère.

 P. B. : je reviens une seconde à ce livre, La Misère du monde. C'est un effort pour donner une fonction beaucoup plus modeste et, en même temps, je crois, beaucoup plus utile qu'à l'accoutumée, aux intellectuels : la fonction d'écrivain public. L'écrivain public, que j'ai bien connu dans les pays d'Afrique du Nord, est quelqu'un qui sait écrire et qui prête sa compétence aux autres pour qu'ils puissent dire des choses qu'ils savent, en un sens, mieux que celui qui les écrit. Les sociologues sont dans une position tout à fait particulière. Ce ne sont pas des intellectuels comme les autres ; ce sont des gens qui savent la plupart du temps - pas tous - écouter, déchiffrer ce qui leur est dit, et transcrire, et transmettre.

 G. G. : mais cela voudrait dire en même temps qu'il faudrait faire appel aux intellectuels qui se situent à proximité du néo-libéralisme. Quelques-uns parmi eux commencent à se demander si cette circulation de l'argent autour du globe, qui se soustrait à tout contrôle, si cette forme de folie qui règne dans le sillage du capitalisme ne doit se heurter à aucune opposition. Des fusions, par exemple, sans utilité ni raison, qui provoquent le licenciement de 2 000, 5 000, 10 000 personnes. Seul le profit maximum compte pour les cotations à la Bourse.

 P. B. : oui, malheureusement, il ne s'agit pas simplement de contrarier et de contrecarrer ce discours dominant qui se donne des allures d'unanimité. Pour le combattre efficacement, il faut pouvoir diffuser, rendre public le discours critique. Nous sommes sans arrêt envahis et assaillis par le discours dominant. Les journalistes, dans leur grande majorité, sont souvent inconsciemment complices de ce discours, et quand on veut rompre cette unanimité, c'est très difficile. D'abord parce que, dans le cas de la France, en dehors de personnes très consacrées, très reconnues, il est très difficile d'accéder à l'espace public. Quand je disais, en commençant, que j'espérais que vous alliez ”ouvrir votre gueule“, c'est que je pense que les gens consacrés sont les seuls, en un sens, à pouvoir briser le cercle. Mais malheureusement, on les consacre parce qu'ils sont tranquiles et silencieux, et pour qu'ils le restent, et il y en a très peu qui utilisent le capital symbolique que leur donne la consécration pour parler, pour parler tout simplement, et aussi pour faire entendre la voix de ceux qui n'ont pas de parole.

Dans Mon siècle, vous évoquez une série d'événements historiques et un certain nombre d'entre eux m'ont beaucoup touché - je pense à l'histoire du petit garçon qui va à la manifestation de Liebknecht et qui fait pipi sur le dos de son papa : je ne sais pas si c'est un souvenir personnel, mais en tout cas c'est une façon très originale d'apprendre le socialisme. J'ai beaucoup aimé aussi ce que vous dites sur Jünger et Remarque : vous dites entre les lignes beaucoup de choses sur le rôle des intellectuels, leur manière d'être complices avec des événements tragiques, même quand ils ont l'air critiques. J'ai aussi beaucoup aimé ce que vous dites sur Heidegger. C'est encore une chose que nous avons en commun. J'avais fait toute une analyse de la rhétorique de Heidegger qui a sévi terriblement en France pendant... presque jusqu'à aujourd'hui, paradoxalement...

 G. G. : cette histoire avec Liebknecht... Il m'importait dans cette histoire qu'il y ait d'un côté Liebknecht, I'agitateur de la jeunesse - un mouvement progressiste au nom du socialisme se met en marche - et de l'autre côté le père qui, dans son enthousiasme, ne se rend pas compte que le fils veut descendre de ses épaules. Lorsque le petit fait pipi dans le cou du père, celui-ci lui donne une énorme fessée. Ce comportement autoritaire fait que le garçon se porte volontaire à la mobilisation pour la première guerre mondiale et qu'il fait ainsi exactement ce contre quoi Liebknecht avait voulu mettre les jeunes en garde.

Dans Mon siècle, je décris un professeur qui réfléchit pendant son séminaire du mercredi à ses réactions en 1966/67/68. A l'époque, son point de départ est la philosophie des postures sublimes. C'est là qu'il arrive à nouveau. Entre-temps, il a quelques élans radicalistes et il fait partie de ceux qui démontent Adorno en public sur le podium. C'est une biographie très typique de cette époque.

Dans les années 60, j'étais au coeur des événements. Les protestations des étudiants étaient nécessaires et elles ont mis plus de choses en branle que les porte-parole de la pseudo-révolution de 68 ont bien voulu l'admettre. Soit, la révolution n'a pas eu lieu, elle n'avait aucune base, mais la société a changé. Dans Le Journal d'un escargot, je décris comment les étudiants ont hurlé lorsque j'ai dit : le progrès est un escargot. Très peu voulaient comprendre.

Nous sommes tous les deux arrivés à un âge où nous pouvons, certes, assurer que nous continuerons à ouvrir notre gueule, à condition de rester en bonne santé, mais le temps est limité. Je ne sais pas ce qu'il en est en France - je crois que ce n'est pas mieux -, mais je constate que la jeune génération de la littérature allemande fait preuve de peu de disponibilité et d'intérêt pour perpétuer cette tradition inhérente aux Lumières, la tradition d'ouvrir sa gueule et de s'immiscer. S'il n'y a pas de renouvellement, pas de relève pour nous, alors cette partie d'une bonne tradition européenne sera également perdue.
   


Pierre Bourdieu


   
 

   
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