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Le 15 mars dernier, il avait répondu aux questions des étudiants
de Sciences Po Bordeaux.
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amphi bondé, des étudiants jusque dans les couloirs
ou suivant ces deux heures d'échanges sur le réseau
vidéo interne : le Grand Oral de Pierre Bourdieu
était très attendu à l'Institut d'études
politiques de Bordeaux. Le sociologue avait fait un large tour d'horizon
de sa carrière. Quelques extraits.
Les origines béarnaises.
« Ma première enquête sur le thème
« Célibat et condition paysanne » en
Béarn m'a permis d'avoir la connaissance de mon propre milieu.
Ce fut une expérience capitale pour apprendre à éviter
le risque qu'il y a toujours d'introduire des préjugés
dans la lutte contre les préjugés. Cette idée
centrale de la réflexivité se retrouve dans mon dernier
cours au Collège de France consacré à la façon
d'arracher la science aux effets sociaux. »
Les grandes écoles.
« Les écoles d'élite vous enferment dans
un cercle magique, une cage de verre dont on ne peut pas sortir. A
Normale Sup, la philosophie ne me donnait pas satisfaction, et j'allais
suivre des cours à l'extérieur. Par exemple, ceux de
Georges Canguilhem, un normalien dévoyé, de petite origine
provinciale comme moi, et qui passait son temps à engueuler
les étudiants, sans trop s'expliquer le pourquoi de sa fureur. »
Son parcours.
« Bizarrement, les grands choix, je ne les ai jamais faits : j'ai
choisi en bon élève ce qu'il y avait de mieux. Maths
ou philo ? J'ai fait les deux. Et j'ai continué à
la rue d'Ulm en philo, croyant que c'était ce que je préférais.
Prédisposé à trouver une porte de sortie, je
suis allé vers la philosophie des sciences, puis vers l'ethnologie,
ennoblie par Lévi-Strauss. Enfin vers la sociologie, ce que
j'aurais dû faire dès le début. »
La sociologie.
« Elle est là pour nous assister dans les expériences
ordinaires de la vie. Il faut la dédramatiser. Pour ma part,
je ne l'ai jamais vue comme une façon de continuer la politique
par d'autres moyens. Elle permet de maîtriser sa propre expérience
socialement déterminée : car pour négocier
avec ses déterminismes, il faut bien les connaître. La
sociologie n'est pas une morale. En revanche, elle peut remplir la
fonction qu'on assigne généralement à la psychanalyse.
Bref, je lui vois beaucoup de vertus, contrairement à l'idée
qu'on s'en fait généralement. »
Ses maîtres.
« Mon originalité vient sans doute de l'effort pour
relier ce qui paraissait incompatible. J'ai refusé par exemple
l'alternative de ceux qui comme Aron opposaient Marx et Weber en vertu
d'une lecture néo-kantienne de ce dernier, qui le mutile. J'ai
souvent montré qu'il y a des oppositions fictives. Je ne suis
pas pour autant un éclectique : simplement je pense
que des ressources formidables sont affaiblies, car on ne sait pas
rendre additifs ces apports. C'est dans cet esprit que j'ai inventé
le "capital culturel", une notion devenue universelle sans dire qu'elle
est de Pierre Bourdieu. »
Le déterminisme.
« Bien sûr, il arrive que l'individu fasse des choix
et j'ai eu tendance à minimiser la part des intentions conscientes.
Mais je suis allé chercher dans la tradition anglo-saxonne,
plutôt méprisée au pays de Descartes, l'idée
qu'au principe de nos actions, il y a des « dispositions »,
c'est-à-dire des façons permanentes de percevoir, d'apprécier
et d'agir inscrites dans le corps et qui fonctionnent sans passer
par la conscience. Et ce qui est vrai dans le choix du conjoint ou
d'un appartement est aussi vrai dans l'action scientifique, là
où l'on s'attendrait à trouver les choix les plus rationnels. »
Alain Minc.
« Cette lumière prétend que Bourdieu dit
toujours la même chose. C'est comme d'accuser un physicien de
ne faire que de la physique sans s'intéresser à ses
résultats. Il est consternant d'exécuter de cette façon
vingt ans de travail. »
L'Europe.
« On nous vend une Europe préparée à
la Commission, très antidémocratique, faite de technocrates
non élus n'ayant de comptes à rendre à personne.
Il faut un nouveau type de contre-pouvoir syndicalo-associatif, mais
il est très difficile à mettre sur pied. »
La souffrance.
« Je souffre car le monde va mal, et les choses sont bien
pires que ce que je peux en dire. Si vous (NDLR : les étudiants)
saviez, vous seriez très mobilisés. C'est un devoir
d'État d'intervenir. Mais il faut malgré tout rester
prudent, car il faut durer pour exister socialement et donner une
force sociale à votre effort pour sortir de la passivité
politique. »
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