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os travaux sur l'école sont parfois évoqués
aujourd'hui par des gens qui l'accusent d'être, de plus en plus, une
simple machine à reproduire les inégalités. Que pensez-vous de cette
utilisation de votre travail ?
Il faudrait préciser qui sont ces gens à qui
vous faites allusion. Je ne connais pas tous les usages qui sont faits
de mes travaux et je ne sais pas tout ce qui se dit à propos de ce
que nous avons dit dans Les Héritiers et La Reproduction.
En fait, « la thèse de la reproduction » telle quon lévoque
le plus souvent, que ce soit pour la louer ou pour la blâmer, na
à peu près rien à voir avec ce qui était écrit dans ces livres ; moins
encore dans toute la série des articles et des livres (la production
scientifique ne sest pas arrêtée en 1970 !) que jai publiés
sur le système scolaire jusquà ce jour et qui nont pas
cessé de corriger, de préciser, de raffiner et de systématiser des
analyses qui ne se réduisent pas à une « thèse ». Je pense par exemple
à La Noblesse dEtat qui fait le bilan de vingt ans de
recherches et qui déploie complètement lensemble des acquis
sur les fonctions du système denseignement. Je crois que la
pensée critique gagnerait beaucoup en force intellectuelle et sociale
si elle se libérait des habitudes de pensée héritées dun autre
temps qui portent au simplisme.
Cela dit, les « chercheurs » eux-mêmes, poussés par la recherche de
loriginalité à tout prix, cest-à-dire, parfois, à très
bon marché, sacrifient aussi bien souvent à des simplifications outrancières
des pensées quils prétendent « dépasser », cest-à-dire
renvoyer au passé. Il mest arrivé souvent de penser à faire
une sorte de tableau en partie double, avec dun côté, ce quon
dit que je dis, et de lautre, ce que jai réellement dit.
Ce serait vraiment très cruel et je pense que ça donnerait une idée
assez triste de la réalité du débat scientifique. Cest signe
de sous-développement scientifique que lon puisse impunément
(je veux dire sans se discréditer aux yeux de la « communauté
scientifique ») caricaturer, jusquà la diffamation, la
pensée de ceux que lon critique. Cela dit, lessentiel
des acquis théoriques et empiriques sur la contribution que
le système scolaire apporte à la reproduction de la structure de lespace
social (ce nest pas très élégant mais cest à peu près
rigoureux) ne cessent de trouver confirmation dans la réalité, aussi
bien en France que dans lensemble des sociétés contemporaines,
USA aussi bien que Japon, Mali aussi bien que Brésil. Tout chercheur
digne de ce nom doit partir de ces acquis pour avancer ; tout politique
digne de ce nom doit prendre acte de lexistence des mécanismes
mis au jour, surtout lorsquil prétend agir dans le sens de la
démocratisation.
Les transformations du système scolaire que
Claude Allègre tente de mettre en uvre sont-elles, pour l'essentiel,
de nature à démocratiser l'accès au savoir ?
Les mesures de Claude Allègre (ou celles de
Ségolène Royal sur le collège de lan 2000) ne me paraissent
pas en mesure de changer en profondeur le fonctionnement du système
scolaire. Faute de sappuyer sur une véritable connaissance des
conditions de transmission du savoir, elles ont essentiellement pour
fin de jeter de la poudre aux yeux, dapaiser les attentes progressistes
sans rien changer en profondeur dans les conditions de transmission
du capital culturel. Par exemple, les rapports récents sur le travail
des enseignants relèvent plus dune application de théories pédagogiques
sur la professionnalisation que dune réelle analyse des conditions
de travail de ce groupe social hétérogène et soumis à de plus en plus
de pressions contradictoires, du fait notamment du localisme qui inspire
souvent les politiques.
Les inégalités scolaires, mais
plus largement les inégalités sociales, ne sont-elles pas surtout
le résultat d'un moins d'école, d'un moins d'État, d'un moins de service
public ?
Cest ce que jécrivais déjà dans
un chapitre de La misère du monde, « la démission de lEtat
», ou encore dans Contrefeux. « La main droite de lEtat »,
cest-à-dire ces hauts fonctionnaires, imprégnés de lidéologie
néo-libérale et forts de ses recettes économiques, ont entrepris de
réduire la sphère dintervention des services publics, en laissant
aux fonctionnaires placés « en première ligne » (enseignants,
éducateurs, travailleurs sociaux, policiers, etc.) le soin de gérer,
au moindre coût, les effets sociaux des politiques libérales quils
impulsent. Cest exactement la division entre la grande noblesse
dEtat que je décrivais dans mon livre de 1989 (joyeux anniversaire
!), La Noblesse dEtat, et qui conduit, paradoxalement,
les grands prébendiers dEtat à se faire les liquidateurs de
lEtat social, cest-à-dire de la petite noblesse dEtat.
Cest dans ce contexte global quil faut resituer les luttes
sociales engagées sur le terrain -je pense au mouvement de grève des
enseignants et parents délèves en Seine-Saint-Denis au printemps
98 par exemple, un de ces nombreux soubresauts qui agitent le système
éducatif. La situation des universités, que nous avons décrite dans
un livre collectif (ARESER, Quelques diagnostics et remèdes urgents
pour une université en péril), est elle aussi très angoissante,
avec le fossé qui ne cesse de se creuser entre les facultés les mieux
dotées, et les autres.
Personnellement, ces dernières années, vous
vous êtes investi plus directement dans les luttes sociales auprès
des acteurs de terrain. Pourquoi ?
Il mest apparu que, devant les dangers
extrêmes que les politiques qui sont aujourdhui mises en uvre
font courir aux acquis à mes yeux les plus importants de notre civilisation,
tant en matière culturelle, avec la menace qui pèse sur la production
culturelle autonome dans le domaine de la littérature, de lart,
du cinéma ou même des sciences sociales, quen matière sociale,
avec les efforts systématiques pour liquider toute espèce dobstacle
à la logique la plus brutale du marché (protection sociale, droit
du travail, etc.), il nétait pas possible de rester silencieux.
Dautant que nombre des dangers les plus terribles ne sont pas
visibles aujourdhui et, virtuellement présents dès aujourdhui,
pour un il scientifiquement averti, dans les politiques du présent,
ne se révèleront que peu à peu, à la longue, quand il sera trop tard
pour résister.
À votre engagement plus visible
a répondu un tir de barrage médiatique, il fallait « brûler Bourdieu ».
Pourquoi gênez-vous autant ?
La sociologie dérange, en dévoilant les mécanismes
invisibles par lesquels la domination se perpétue.
Elle dérange, en priorité, ceux qui bénéficient de ces mécanismes,
cest-à-dire les dominants. Elle dérange aussi ceux qui, parmi
les intellectuels, se font les complices, au moins tacites et passifs,
de ces mécanismes et qui voient dans le sociologue un insupportable
reproche vivant. Alors quil ne fait que faire son métier, le
métier pour lequel il est socialement mandaté, travailler à dire le
vrai sur le monde social.
Il dérange tout spécialement les journalistes qui détiennent aujourdhui
une sorte de monopole de fait de la parole publique de grande diffusion.
Mettre en cause la parole de ces porte-parole auto-désignés de la
société a quelque chose dun sacrilège, contre lequel toute la
corporation sest dressée comme un seul homme.
Vous avez eu à vous plaindre du
fonctionnement des médias. Est-il impossible d'impulser une réflexion
sociale sérieuse dans la presse telle qu'elle fonctionne aujourd'hui
dans notre pays ?
Il est vrai que les médias contrôlent laccès
à lespace public. Toutes les tentatives pour faire parvenir
jusquau public le plus vaste un message dissonant ou dissident
se heurte à la barrière du journalisme. Comme on peut en faire lexpérience
dès que lon essaie de passer une tribune libre tant soit peu
subversive dans les pages Rebonds de Libération ou Horizons
du Monde (sans parler dun démenti aux allégations dun
journaliste). Les intellectuels devraient lutter collectivement pour
se réapproprier la propriété de leurs instruments de diffusion : cest-à-dire
le contrôle des moyens dexpression comme le livre, le journal,
la radio et la télévision. (La collection Raisons dagir
que nous avons créée est un pas dans cette direction.) Nombre dentreprises
intellectuelles sont tuées dans luf parce quelles
ne peuvent accéder à la notoriété publique que le moindre essayiste
de cour obtient chaque jour de ses compères en connivence médiatique.
Mais il me faudrait beaucoup plus de place que vous ne pouvez men
donner pour décrire tous les mécanismes de censure invisible qui sexercent
chaque jour, en France, sur la pensée libre et surtout pour développer
une analyse des stratégies collectives qui permettraient à une « réflexion
sociale sérieuse », comme vous dites, daccéder au plus
grand nombre et dacquérir ainsi une véritable force sociale.
Je ne puis ici quappeler chaque lecteur à redoubler de vigilance
dans sa relation avec la production médiatique et à essayer de faire,
par ses propres moyens, la critique la plus impitoyable du discours
médiatique et des conditions dans lesquelles il est produit.
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