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Quelques pays du Tiers-Monde récusent l'ethnologie, accusée
d'avoir fourni à la colonisation à la fois des cadres
et des méthodes d'analyse : il ne peut y avoir de bonne science
d'une mauvaise cause. Pierre Bourdieu a pourtant commencé par
étudier les sociétés kabyle puis béarnaise
avant d'apporter à la réflexion sociologique la contribution
que l'on sait. Entre L'Esquisse d'une théorie de la pratique
(1970) et L'homo Academicus (1985) il se trouve donc avoir
vécu concrètement les données d'un problème
qui pouvait au départ paraître purement théorique.
Si la science est rupture avec « la familiarité »,
peut-on être avec efficacité l'analyste de sa propre
société ?
Mouloud Mammeri :
Peut-être vous rappelez-vous l'entretien que nous avons eu sur
la poésie kabyle et que vous avez publié dans Actes
de la Recherche en Sciences Sociales en 1980. C'était sur
un sujet précis. En y repensant depuis, il m'a semblé
que l'opération soulevait un certain nombre de questions d'ordre
plus général. Je ne parle pas des problèmes classiques
qui se posent à l'ethnologue, mais je pense à un point
plus précis. Il y a maintenant une ethnologie ou anthropologie
algérienne et, d'une façon plus circonscrite, kabyle,
berbère. Mais, pour quelqu'un qui est issu lui-même de
la société kabyle, il est évident que cela pose
un problème particulier. Étant donné que c'est
sa propre société qu'il étudie, je me demande
quel est le degré de validité des conclusions qu'il
peut en tirer.
Pierre Bourdieu : Je pourrais répondre de deux
façons : d'une part, en me situant sur le plan proprement
épistémologique, d'autre part, et c'est ce que je ferai,
en me situant d'un point de vue sociologique. Je connais en effet
les résistances à l'ethnologie et aux ethnologues, et
je suis profondément convaincu qu'il vaut la peine d'essayer
de les étudier et de les surmonter. C'est la raison pour laquelle
je vais essayer de répondre d'abord par analogie avec ma propre
expérience.
J'ai
fait une chose au fond assez analogue à ce que vous faîtes,
puisque j'ai travaillé sur une société qui, d'ailleurs,
ressemble beaucoup à la société kabyle, la société
béarnaise. Qu'est-ce qui caractérise en propre la situation
dans laquelle on cherche à comprendre une société
avec des outils qui ont été forgés par toute
une tradition anthropologique à propos de sociétés
extrêmement différentes, notamment les sociétés
mélanésiennes ou américaines ? Je dois dire d'abord,
en toute franchise, qu'il y a un certain nombre de questions que je
n'aurais jamais eu l'idée de poser à la société
béarnaise, si je n'avais pas fait de l'anthropologie : même
pour les problèmes de parenté qui, pourtant, sont extrêmement
importants pour les agents eux-mêmes -on ne parle que de ça,
pratiquement, dans ces sociétés, à travers les
questions de transmission du patrimoine, d'héritage, les problèmes
que posent les relations, ou les conflits entre parents, etc., je
ne suis pas sûr que j'aurais réinventé tout ce
qu'enseigne la tradition des études de parenté et la
problématique qu'elle implique. Autrement dit, il y a une culture
technique qui est indispensable pour éviter de faire autre
chose que de l'enregistrement un peu naïf du donné tel
qu'il se donne. L'importation de problématiques étrangères,
internationales, donne une distance et une liberté : elle permet
de ne pas être collé à la réalité,
aux évidences, à l'intuition indigène qui fait
qu'à la fois on comprend tout et qu'on ne comprend rien. C'est
ce qui fait la différence entre l'ethnologie spontanée
des amateurs et l'ethnologie professionnelle.
Par
exemple, en ce concerne la Kabylie, il est très frappant de
voir que, jusqu'à une date très récente, pour
des raisons historiques compliquées, les études kabyles
étaient restées à peu près complètement
en dehors de tous les courants intellectuels (à quelques exceptions
près). Il y a une espèce d'ethnologie spontanée,
produite soit par les administrateurs civils, soit par les militaires,
qui appliquaient les catégories qu'ils avaient à l'esprit,
c'est-à-dire souvent des catégories juridiques (dans
le cas de Hanoteau et Le tourneux, c'est évident). Ces catégories
étant très inadéquates, très souvent ils
ne voyaient rien ou, plus exactement, ils ne voyaient pas vraiment
ce qu'ils voyaient, parce que, selon l'image de Heidegger, ils ne
voyaient pas les lunettes qui étaient au bout de leur nez et
qui leur permettaient de voir ce qu'ils voyaient, et cela seulement.
Dans
le cas de la Kabylie, comme en Béarn, il y a eu aussi une espèce
de littérature spontanée, produite souvent par des instituteurs
issus du pays même : par exemple, un certain Tucat, un instituteur,
avait fait une petite monographie de son village béarnais et,
pendant des années, c'était tout ce qu'il y avait sur
le Béarn ; les rares ethnologues qui connaissaient les
problèmes d'ethnologie européenne (et il y en avait
de très bons, comme Marcel Maget, avant la renaissance des
années soixante) parlaient du besiat (l'ensemble des
voisins, lous besis) comme d'une structure typique de la société
béarnaise.
Il
y a eu beaucoup de littérature de ce type en Kabylie, qui n'était
pas la plus mauvaise d'ailleurs et qui fournissait au moins de bonnes
descriptions. Mais la familiarité fait qu'il y a des questions
qu'on n'a même pas l'idée de poser, tant c'est évident.
Par exemple, à un moment donné, étant donné
le rôle du forgeron dans le système des pratiques et
des représentations rituelles en Kabylie (j'avais à
l'esprit la question de la différence entre la structure spatiale
d'une forge et celle d'une maison), je cherchais une bonne description
d'une forge d'autrefois. J'en ai trouvé en tout et pour tout
une, chez Boulifa, parce que les gens ne s'intéressaient
pas à ça, faute de problématique. Et je suis
à peu près sûr que, si Boulifa donne une description
de la forge dans son manuel de langue kabyle à l'intention
des instituteurs de la Bouzaréa, c'est qu'il avait en tête
les manuels d'école primaire français, où il
y avait toujours une forge et un forgeron...
M. M. — Je le crois aussi. Je me demande simplement
s'il ne faut pas rendre justice à quelques-uns de ces ethnologues
spontanés. Je crois qu'aucun d'eux (sauf peut-être un,
Masqueray, celui de « La Formation des Cités », plus
naturellement que celui des « Souvenirs et visins d’Afrique »)...
P. B. — Masqueray était très savant,
mais d'une science évidemment très datée.
M. M. — Je crois qu'aucun d'eux n'a eu réellement
le projet d'expliquer la société kabyle. Ils voulaient,
je crois, surtout la faire connaître et, pour ce qui est de
la documentation, je dois dire que je trouve personnellement très
fournie et souvent très exacte celle d'Hanoteau et de Boulifa.
Sur un point précis par exemple : celui de la poésie,
ils ont sauvé des productions, sur lesquelles justement peut
maintenant s'exercer une réflexion plus critique ou plus savante.
Un autre exemple est celui des Pères Blancs...
P. B. — Ce qui fait l'intérêt de la plupart
des travaux des Pères Blancs, c'est, paradoxalement, qu'ils
n'avaient pas de problématique proprement ethnologique ou sociologique.
Je dis ça, évidemment, en poussant un peu le paradoxe
et il m'est arrivé souvent, en lisant leurs transcriptions,
de regretter qu'ils n'aient pas eu le minimum de culture ethnologique
qui leur aurait permis de pousser un peu l'interrogation ou la description
(par exemple sur la maison ou sur tel rituel), au lieu de se contenter
d'enregistrer ce qui leur était dit. Cela dit, dans la mesure
où ils voulaient avant tout recueillir du discours et le transcrire
aussi exhaustivement que possible, ils ramassaient tout, sans distinction,
sans trop s'interroger sur la pertinence ethnologique, et du coup,
ils livrent un trésor de ressources inexploitées, où
tous les ethnologues professionnels, moi le premier, ont beaucoup
puisé.
Voilà
pourquoi je crois que l'accès à une problématique
théorique internationale est important. Je pense -je me permets
de le dire parce que je le crois profondément- je pense que
vous avez eu un rôle très important dans l'Algérie
indépendante, en continuant à créer une tradition
nationale d'ethnologie scientifique, mettant en œuvre des méthodes
et des concepts éprouvés. C'est très important
pour des raisons à la fois scientifiques et politiques : l'attitude
qui consiste à s'autoriser de la familiarité de l'indigène
ou de la dénonciation du colonialisme pour répudier
toute la tradition scientifique a des effets tout à fait catastrophiques.
Pour ma part, si j'ai compris quelque chose à la société
béarnaise, c'est que, quand j'ai commencé à l'étudier,
j'avais en tête des problèmes très généraux,
comme la question des rapports entre les structures de parenté
et les bases économiques, et aussi toutes mes histoires kabyles
: je voulais voir par exemple si les stratégies matrimoniales
variaient en fonction du mode successoral, avec d'un côté
le droit d'aînesse et de l'autre le partage à parts égales
avec indivision.
M. M. — En Béarn, vous avez la tradition du
droit d'aînesse...
P. B. — Oui. Parce que j'avais la comparaison en tête,
j'ai pu voir des choses que je n'aurais pas vues si j'étais
resté dans le rapport de familiarité indigène.
Mais ce rapport de familiarité me permettait aussi de voir
des choses que je ne voyais pas quand je n'étais pas dans mon
univers.
M. M. — Je me demande quelquefois si, pour un ethnologue
qui étudie sa propre société, ce rapport de familiarité
n'a pas été depuis longtemps ébranlé.
Dans la grande majorité des cas, il a dû quitter très
tôt la société dont il est et se faire au monde
nouveau dans lequel il entre, c'est-à-dire le monde occidental,
en général par l'intermédiaire de l'école.
C'est très tôt qu'il apprend à ses dépens
que les choses qui lui paraissaient les plus familières justement
ne l'étaient pas. Il est curieux de constater que, dans un
domaine tout autre, celui de la fiction, ce phénomène
de la rupture d'une familiarité traditionnelle a donné
lieu, tant en anglais qu'en français, à toute une production
littéraire, romanesque, théâtrale, etc., naturellement
toujours dans une langue occidentale.
P. B. — Dans le fait d'être natif, à
condition de savoir tout ce que cela implique, c'est à dire
tout ce que cela cache (et ça cache beaucoup : tout ce qui
est évident), il y a des avantages extraordinaires. Par exemple,
une des choses les plus difficiles, pour un ethnologue, est de savoir
ce qui est important ou pas important, ce qui est sérieux ou
pas sérieux, la juste pondération des choses.
M. M. — Je crois que c'est très difficile,
pour des raisons concrète : de langue, d'habitudes culturelles,
etc.
P. B. — Je crois que souvent il ne se pose même
pas la question. Quand je travaillais sur la Kabylie, je me disais
toujours : c'était un vieux paysan béarnais qui me disait
ça, qu'est-ce que cela voudrait dire ?. Je n'avais pas de peine
à imaginer ce que penserait un paysan béarnais d'un
ethnologue un peu naïf, plein de cette bonne volonté dérisoire
qui le définit professionnellement : C'est un type de la ville,
il est gentil, il a une bonne tête, il m'écoute, il est
poli... En plus, il est Français... En situation coloniale,
on respecte cette espèce de respect... Ceci dit, on a un rapport
un peu protecteur : on lui explique gentiment les valeurs officielles
du groupe, l'honneur, tout ça... On ne va pas aller lui raconter
les petites histoires qui sont pourtant l'essentiel. (J'ai redécouvert
tout ça quand je me suis mis à travailler sur le monde
universitaire et intellectuel : le plus important ne se livre que
dans les petites affaires particulières, qui frôlent
le ragot...). Autrement dit, en toute bonne foi, on lui raconte un
peu des histoires.
M. M. — Peut-être que le fait justement d'être
ethnologue, c'est-à-dire quelqu'un qui n'est pas directement
concerné et qui de toute façon vient de l'extérieur,
crée une sorte de rapport particulier entre lui et ceux qu'il
appelle ses informateurs. Il met en quelque sorte l'informateur en
condition, dans la de quelqu'un qui « répond à »
, et il me semble que le discours qu'il tient à un enquêteur
étranger, qu'il sent bien sûr étranger et sympathique,
n'est pas celui qu'il tiendrait à un autre paysan kabyle ou
béarnais, parce que peut-être il ne met pas l'accent
sur les mêmes choses. Ça fausse sans doute beaucoup la
communication.
P. B. — Absolument! Ne serait-ce que parce que l'autre
lui dirait : « Écoute, ça, me raconte pas d’histoires ».
M. M. — Le paradoxe, au moins apparent, est que, lors
même qu'il « joue » ainsi à l'informateur,
il est de bonne foi, etc.
P. B. — Oui, et c'est en partie par respect...
M. M. — Il systématise, je crois, quelque chose
qui n'est pas systématique dans la réalité, parce
qu'il se dit : « il faut que je lui dise des choses qui
se tiennent, qui soient cohérentes, etc »: Souvent aussi,
plus ou moins consciemment, il plaide : à l'étranger
il faut toujours faire face, fût-ce, comme ici, dans une espèce
de complicité pacifique.
P. B. — Exactement! Ceci dit, cela peut se produire
aussi avec un indigène bourgeois de la ville : ça marche
aussi très bien... J'ai souvent vu en Algérie des garçons
ou des filles un petit peu culpabilisés à l'égard
du peuple, surtout en période révolutionnaire, qui avaient
besoin de ces histoires, et qui, du coup, les acceptaient comme argent
comptant. Je pense qu'il y a une espèce d'échange, une
tromperie à deux, dans laquelle personne ne cherche à
tromper. La personne interrogée se fait ethnologue, elle se
situe à un niveau où elle dit « l’honneur ,
je vais vous dire ce que c’est… ». Elle va chercher les dictons,
les proverbes, les définitions, l'histoire traditionnelle de
celui qui avait dit à sa femme : « si je suis déshonoré,
etc. ». Bref, la situation d'enquête elle-même suscite
tout un fatras de discours convenus, qui n'ont rien à voir
avec ce qu'on obtient dès qu'on dit : Mais voyons, racontez-moi
l’histoire du mariage d’un tel qui a fait scandale Une vraie histoire,
quoi ! ». : . Il y a chez les paysans béarnais une
tradition de discours sentencieux, renforcée par les « rédactions »
d'école primaire, qui enchante les philosophes (heideggeriens)
campagnards. Cette sorte de discours officiel, destiné aux
échanges officiels, n'est pas faux. Il est ce qu'il faut dire
dans les situations de représentation ; il fait partie des
stratégies de présentation de soi.
C'est
vrai dans tous les milieux. Mais le propre de la posture populiste,
dont l'effusion ethnologique est un aspect, est qu'elle porte à
se contenter de ce discours d'apparat. Qu'est-ce qu'un informateur
sinon ce personnage très respectable vers qui on vous renvoie?
On vous renvoie toujours vers des vieilles personnes très dignes,
qui « connaissent bien », qui sont considérées
comme des sages, qui parlent en hochant la tête, sérieusement,
qui veulent faire bonne figure, pour elles-mêmes et pour tout
le groupe, dont ils sont un peu les porte-parole. Tout change lorsqu'on
casse ce discours officiel en se référant à des
cas concrets, ou en faisant sentir qu'on connaît les petites
histoires. Ce qui est une façon de ramener à la manière
ordinaire, non officielle, de parler des choses de la vie. C'est-à-dire
avec des noms propres, des choses précises, et non de grandes
déclarations vagues sur l'honneur ou le déshonneur en
général. Alors ce n'est plus du tout pareil.
M. M. — Concernant la société kabyle,
ce que l'on pourrait dire là-dessus c'est que, je crois, les
deux discours sont également vrais, mais ne fonctionnent pas
en quelque sorte au même niveau de vérité. La
réalité toute simple est celle du discours ordinaire
naturellement, mais, dans certaines circonstances, l'homme le plus
ordinaire justement se sait et se sent tenu par le discours apprêté,
officiel, etc. Il est piégé si l'on peut dire. . Cela
débouche en général sur la tragédie (c'est
rare, mais ça existe) et peut-être que la plus grande
occurrence de l'un ou de l'autre des deux cas de figure dépend,
indépendamment du tempérament individuel (donnée
évidemment impossible à prendre en compte), de paramètres
que l'on peut dégager par l'analyse.
Je
crois que le statut social, l'endroit où on est situé
dans la hiérarchie, est un des plus importants : plus on a
une situation de prestige (les grandes familles) et plus on est tenu.
Aussi l'époque : avant la colonisation le code du « nif »
était impératif, c'est-à-dire que la réalité
n'était pas très éloignée du discours.
Pendant la période coloniale, l'exil des hommes, l'existence
des tribunaux, le simple contact avec une société dont
les tables sont différentes, font que cette fois le décalage
grandit entre les pétitions de principe conventionnelles et
les conduites réelles. La guerre de libération et l'indépendance
ont élargi le gap : le discours « apprêté »
devient plus rare, il apparaît de plus en plus comme anachronique
; il continue d'être tenu, il est vrai, mais je crois que c'est
parce que la langue n'a pas encore élaboré de formes
de discours qui puissent lui être substituées. Il est
en train de s'en constituer autour de valeurs comme la revendication
d'identité, mais qui mettra naturellement un certain temps
pour être mis au point et pouvoir ainsi remplacer l'autre, l'amodier
ou coexister avec lui : la tribu perd les mots souvent longtemps après
qu'elle a perdu la chose.
Ceci
pour dire que le discours de l'informateur le mieux averti a toujours
besoin d'être décodé, parce que j'imagine qu'il
en va de même pour un paysan béarnais, porte-parole en
quelque sorte autorisé, investi, par sa position et par les
autres, du rôle de les dire, on pourrait presque ajouter: de
les dire au mieux, quand il donne du besiat la version « habillée ».
P. B. — Oui, vous avez tout à fait raison :
les deux modes de discours font également partie de la réalité.
Et il serait absurde de privilégier le discours ordinaire,
que l'on peut tenir entre soi, comme plus vrai, plus authentique,
par rapport au discours formel, en forme, des situations extraordinaires,
parmi lesquelles la relation d'enquête comme rapport avec un
étranger. Les deux sont vrais. Mais l'ethnologue, s'il ne se
méfie pas, a toutes les chances de n'en connaître qu'un
seul. C'est pourquoi il faut faire tout un travail, qui suppose beaucoup
d'information préalable, pour sortir du prêchi-prêcha
sur l'anaya (l'honneur) ou le nif. On voit alors surgir les difficultés,
les conflits, et aussi des choses qui peuvent être d'une brutalité
alors extraordinaire. Un vieil informateur, à qui j'avais demandé
de me raconter un cas dramatique, dont j'avais entendu parler, de
conflit familial à propos du mariage de l'aîné,
me disait que le père avait dit à son fils, qui voulait
« déroger » en épousant une fille pauvre :
« mais qu’est-ce qu’elle va apporter ? – Son sexe !
« . il ne m'aurait jamais raconté ça, si je ne
l'avais pas placé sur le terrain des réalités
quotidiennes. Je crois qu'il y a une place pour une ethnologie extraordinaire,
qui serait faite par des gens capables d'aller au-delà des
généralités normatives et de mener l'enquête
en situation naturelle, dans des rapports normaux, sans même
avoir à interroger.
M. M. — Dans le cas du rapporteur autochtone, pour
aller dans le sens de ce que vous dîtes, il y a encore un obstacle
supplémentaire : c'est que, quand les autres s'aperçoivent
que le gars est en train de faire quelque chose comme une étude
là-dessus, ils ont tendance à...
P. B. — À le chambrer...
M. M. — Ils ont tendance à le chambrer, tout
en sachant qu'il est du bled, qu'il connaît très bien
les choses dont on lui parle. Dans ce cas précis, on considère
qu'il a changé de rôle et on lui raconte l'histoire telle
qu'il faut la lui raconter.
P. B. — Une espèce de version officielle...
M. M. — C'est ça. J'ai des exemples précis
de la même histoire, que l'on m'avait racontée, sachant
qui j'étais, etc., et puis tout à fait par hasard dans
un autobus la même histoire racontée à moi, mais
par quelqu'un qui ne savait pas... Il y avait un monde entre les deux!
P. B. — Et c'était quoi, cette histoire?
M. M. — Une affaire d'adultère, quelque chose
de très tragique en Kabylie, en tout cas selon l'ancien code.
La première version était impeccable, conforme aux vieilles
lois : il faut sévir, l'honneur exige..., etc. Mais, quand
un homme, qui était directement mêlé à
ça (il n'était pas dedans, mais quand même, il
était très proche), m'a raconté ça, sans
savoir, parce que c'est venu dans la conversation, il est apparu qu'il
y avait des tas d' accommodements, de compromis, etc... le code de
l'honneur, c'est très joli, mais on y laisse la peau, il faut
peut-être prendre quelques précautions. C'est tout un
jeu...
P. B. — Je pense que l'ethnologue ne peut échapper
tant soit peu à la naïveté que s'il a en tête
que la réalité est infiniment plus compliquée,
et si, ayant cela en tête, il est capable d'obtenir et de maîtriser
l'information utile. Ce qui n'est pas facile parce que, pour suivre
des histoires aussi compliquées que les histoires de parenté
kabyle ou béarnaise, c'est un sacré boulot : les informations
pertinentes sont dans des allusions, des finesses, qu'on a du mal
à comprendre dans son propre pays... C'est ce qui me fait penser
qu'une ethnologie qui, forte de toute une tradition théorique,
aurait en plus cette espèce de sens des finesses, des subtilités,
des compromis, représenterait une révolution et ferait
apparaître que la différence que l'on fait entre ethnologie
et sociologie n'existe pas. Je pense que la différence tient
essentiellement au fait que le rapport à l'objet est différent.
M. M. — C'est un peu ce que montre votre propre travail,
votre propre itinéraire. En particulier, le fait que vous avez
concrètement vécu ce problème des rapports entre
sociologie et ethnologie, qui peut à première vue paraître
sujet de débats purement académiques, vous a certainement
aidé dans les solutions que vous y avez apportées.
P. B. — Oui. Je le crois. J'ai évoqué
tout à l'heure les discours sur la notion de besiat, ensemble
des besis, des voisins. On parlait de ça comme s'il s'agissait
d'une unité sociale bien délimitée. Moi, je n'avais
jamais entendu parler de pareille chose. Lous besis, ce sont les voisins.
Il y a quelques circonstances dans lesquelles c'est un peu formalisé,
parce qu'il y a des problèmes de protocole : en particulier,
à l'occasion des enterrements. C'est assez formalisé
pour éviter les conflits. (En Kabylie, c'est pareil, on formalise
pour qu'il n' y ait pas de conflits, quand il y a des risques, pour
les grands mariages extérieurs par exemple). On dit :
« le premier voisin, c’est celui qui est en face, le deuxième
celui qui est à droite, le troisième celui qui est à
gauche » ; quelque chose comme ça. Cela dit, ça
existe sur le papier. D'abord, on est souvent brouillé avec
les voisins, ensuite il y a les voisins de maison et les voisins de
terre (ce n'est pas du tout la même chose). Et puis, il y a
toute une casuistique. A certaines occasions, on peut inviter tel
voisin ou tel autre à une autre occasion.
À
propos de la Kabylie, je me demandais aussi comment s'organise le
village ; on me donnait des découpages différents, portant
des noms différents : à un endroit adrum, à
un autre, taxerrubt, tantôt adrum englobe taxerrubt,
tantôt c'est l'inverse. Devant ces incohérences je pensais :
« j’ai dû mal noter ». je voulais arriver à
un schéma propre, « au carré », avec des unités
emboîtées, parfait, depuis la « maison » jusqu'à
la « tribu », comme avait fait le général
Hanoteau. Il y a eu un article dans l'Homme, de Jeanne Favret...
Impeccable! Du Hanoteau ravalé! Et moi, j'avais toujours à
l'esprit lou besiat et je me disais : « Ils se font
avoir, ils réifient des unités occasionnelles, çà
existe, mais pas comme on croit ». Çà rejoint ce
que vous disiez à l'instant : tout peut se négocier,
tout peut se discuter. Une histoire de mariage, on peut la raconter
de trente six façons, selon la personne à qui on la
raconte. C'est ce qu'on a essayé de montrer avec Sayad à
propos des mariages : le mariage avec la cousine parallèle
est souvent une catastrophe, parce que la fille est mal fichue ou
difforme, c'est qu'il faut à tout prix que quelqu'un se dévoue,
mais on le présente comme formidable, parce que conforme aux
règles. Autrement dit il y a tout un travail, un travail proprement
politique. C'est vraiment là ce que j'ai appris en Kabylie
: les hommes, je crois que c'est universel, manipulent la réalité
sociale. Cette réalité, elle existe en grande partie
dans le discours.
M. M. — Je crois qu'on peut arriver à supprimer
l'inconvénient, à partir du moment où l'on s'avise
(et donc qu'on admet) qu'il y a, dans toutes ces appellations de groupes,
une espèce d'inflation nominaliste. Donner un nom, ça
simplifie en même temps que ça rassure. Le tout est de
savoir à quoi chacune de ces appellations correspond exactement.
Personnellement, j'ai l'impression... je ne sais pas comment dire...
qu'elles existent toutes, mais en quelque sorte virtuellement, ou
plutôt certaines presque toujours et réellement... je
ne sais pas, par exemple, axxam, taddart, laârc (la famille,
le village, la tribu)... mais pas mal d'autres, plutôt dans
les limbes, elles sont comme en attente d'exister, en attente de quoi ?...
Justement de l'occasion dans laquelle elles vont avoir un sens et
éventuellement fonctionner : adrum, taxerrubt, ssef, taqbilt,
sont un peu de ces notions-là. Même leur sens est imprécis,
labile, et je m'aperçois juste à ce moment que, si je
devais traduire et dire exactement ce qui sépare un adrum
d'une taxerrubt, je serais bien ennuyé, et puis un Kabyle
peut vivre toute une vie sans que jamais ces entités interviennent
dans son existence, et si l'occasion invite -ou oblige- à les
réactiver, le sentiment qu'on en a est tellement flou (à
cause de la non-utilisation) qu'on ne sait plus très bien et
qu'on appelle adrum ce qui à côté se dit
taxerrubt.
P. B. — Tout à fait, les groupes existent d'abord
dans le discours. Dès qu'on dit les « kabyles »,
ça existe un peu. Et, là-dessus, on peut manipuler.
Si je change la manière de nommer les choses, je change un
peu les choses. En racontant autrement, je raconte autre chose. Par
là, on rejoint la conversation que nous avons eue autrefois,
quand nous avons parlé de ces poètes qui étaient
au fond des professionnels de la manipulation du monde social.
M. M. — Absolument!...des professionnels de la manipulation
du verbe et, par là, de la société. Dans le même
ordre d'idées, je ne sais pas ce que vous en pensez, mais il
me semble difficile d'échapper à cette tentation presque
toujours inconsciente de la manipulation. Je me demande si je peux
citer l'exemple actuel de quelques intellectuels kabyles qui, en quelque
sorte, essaient de récupérer la société
kabyle, une société comment dirais-je... idéale?
mythique?... On ne sait plus très bien, eux-mêmes je
crois... je sais tous les problèmes, certainement très
complexes, que pose cette simple question. Car on peut toujours dire
: ce tableau de la société kabyle, béarnaise
ou grecque des temps homériques, est plus idéal que
réel, mais qui définit la réalité ? Il
demeure évidemment que dans la pratique, pour des raisons concrètes
évidentes (politiques, sociales, culturelles), un intellectuel
kabyle actuel est trop sollicité dans le sens d'une recréation
idéale de sa propre société, en particulier en
réaction à l'image dévalorisante que tentent
d'en donner ceux qui la nient.
P. B. — Je pense que l'ethnologie, quand elle est
bien faite, est un instrument de connaissance de soi très important,
une sorte de psychanalyse sociale permettant de ressaisir l'inconscient
culturel, que tous les gens qui sont nés dans une certaine
société ont dans la tête : des structures mentales,
des représentations, qui sont le principe de phantasmes, de
phobies, de peurs. Et il faut englober dans cet inconscient culturel
toutes les traces de la colonisation, l'effet des humiliations...
Dire que l'ethnologie est une science coloniale, donc bonne à
jeter, est d'une grande stupidité. Quand je suis revenu à
Alger et que j'ai vu ce que vous faisiez, j'ai pensé : « Quel
miracle que l’Algérie échappe à cette espèce
d’abréaction stupide ! »
M. M. — C'était très insulaire et plus toléré
que réellement admis ou, à plus forte raison, assumé.
Les idéologues officieux, doublant à l'occasion le discours
officiel, condamnaient sans entendre. Au 24e Congrès International
de Sociologie, qui s'est tenu à Alger en Mars 1974, le Ministre
de l'Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique
d'alors a fait une charge en règle contre l'ethnologie, sur
le modèle d'une opposition manichéenne : sociologie
= sociétés développées ; ethnologie =
sociétés coloniales, donc à rejeter a priori.
Maintenant on peut dire aussi que cette attitude est curieusement
celle du paysan kabyle ou béarnais dont nous parlions tout
à l'heure. Parce que je dois dire que, malgré cette
déclaration de principe, malgré ce discours du porte-parole
agréé, le ministre n'a jamais mis aucune entrave aux
recherches qui se faisaient en ethnologie. Par exemple, nous avons
pu effectivement consacrer toute une réflexion justement au
problème que vous évoquez en ce moment.
P. B. — Oui. Pour revenir à notre question, je pense
que ce qui est en jeu, c'est la capacité d'affronter la réalité,
de regarder en face la vérité. Que peut bien représenter
pour ces jeunes la kabylité originaire? Une espèce de
phantasme du retour à l'origine, de la démocratie originaire
?
M. M. — Tout ça est à la fois vrai et faux,
à mon sens ; je ne sais pas ce que vous en pensez...
P. B.
— Oui, là encore, l'analogie entre le Béarn et la Kabylie
peut servir. En Béarn, il y avait, en chacune des petites vallées,
de véritables petites républiques autonomes, qui avaient
leurs coutumes propres, etc... Il y avait des coutumiers, l'équivalent
du qanoun kabyle. Il y a beaucoup d'autres analogies : les mêmes
valeurs masculines, les mêmes valeurs d'honneur, des assemblées
très démocratiques, où les décisions sont
prises à l'unanimité, etc. Mais en même temps,
ces sociétés étaient d'une dureté et d'une
violence extraordinaires : il fallait être coriace pour y vivre
et y survivre à chaque instant. Sur une parole on jouait sa
vie... une parole malheureuse. Les sociétés précapitalistes
on veut que ce soit ou bien le paradis perdu, ou bien la barbarie
primitive. En fait, c'est très compliqué : ce sont des
sociétés qui ont un charme inouï, qui produisent
des types d'hommes assez extraordinaires et, par beaucoup de côtés,
plus nobles et plus sympathiques que nos contemporains. En même
temps, ce sont des sociétés très dures à
vivre, qui comportent des formes d'exploitation extrêmement
dures et aussi d'extraordinaires violences physiques et symboliques.
C'est pourquoi cette sorte d'exaltation populiste du passé
est à la fois très compréhensible et très
dangereuse.
M. M.
— Mais est-ce que vous n'avez pas l'impression que c'est compliqué
encore par le fait que ces sociétés, la béarnaise
ou la kabyle, sont -en tout cas, en Algérie, c'est très
clair, pour la société kabyle- en état de crise
totale ? Alors vraiment toutes ces choses qu'on avait tendance à
systématiser, structurer, partent ou sont parties. Donc l'étude
en devient plus difficile.
P. B.
— Vous avez raison de me corriger... Cet état originaire, sans
doute un peu mythique, est totalement aboli et vouloir le faire revivre
maintenant est un peu mystificateur. Par exemple, une des bases de
cette société, c'était l'indivision ; l'indivision
entre les frères était, je crois, le fondement de tout
le système. Or les ruptures d'indivision ont commencé
dans l'entre-deux-guerres. Il y avait même toutes sortes de
stratégies pour les masquer. Cette société était
atteinte depuis très longtemps dans ses fondements mêmes,
parce que, sans l'indivision, il devient très difficile de
faire fonctionner le rapport entre les frères, entre les épouses,
l'unité de la maison, l'autorité du chef de famille,
l'honneur et tout le reste. Ensuite, la guerre, notamment avec les
regroupements, toutes les violences, a achevé de bouleverser
les structures sociales et les structures mentales. Autrement dit,
il est tout à fait naïf ou dangereux d'espérer
restaurer l'ordre social ancien, alors que les conditions de son fonctionnement
n'existent plus du tout.
M. M.
— Est-ce qu'il ne se pose pas, à votre avis, un problème
de validité des résultats? Il était certainement
beaucoup plus facile de dégager de l'ancien système
un certain nombre de conclusions rigoureuses ; il y avait une
cohérence dans cette société-là. Maintenant,
dans cet état de transition, la société kabyle
ou béarnaise n'est pas tout à fait, ou même pas
du tout, la société moderne. Et elle n'est plus ce qu'elle
était.
P. B.
— Je pense qu'un certain nombre de choses importantes doivent continuer
à fonctionner selon les anciennes traditions. Par exemple,
en ce qui concerne les échanges matrimoniaux, cela a du énormément
changer (j'aimerais beaucoup voir actuellement comment cela se passe).
Mais je pense que c'est un domaine où, au moins au niveau du
discours, au moins pour justifier ou décrire, on doit encore
se servir de la vieille terminologie et de toutes les représentations
associées. De même les structures mythico-rituelles,
les oppositions entre le sec et l'humide, le masculin et le féminin,
ne fonctionnent plus comme au temps où l'on pratiquait encore
les grands rites collectifs. Ceci dit, elles existent encore dans
les têtes, dans le langage, à travers les dictons...
Comme Sayad l'a montré, par exemple, à propos de « el
ghorba », les émigrés eux-mêmes, pour
penser leur situation tout à fait nouvelle, recourent à
toutes les ressources de la pensée traditionnelle, comme l'opposition
de l'Est et de l'Ouest. Je pense qu'il faut connaître cette
logique, tout en sachant qu'elle ne fonctionne plus du tout comme
autrefois, et qu'on a une espèce de structure ambiguë,
entre la logique de la division en classes et les anciennes solidarités.
Il faudrait étudier les rapports entre structures familiales
et structures sociales... Comment les unités familiales, déchirées
par des inégalités, arrivent à survivre. Ce serait
passionnant d'étudier un grand mariage kabyle aujourd'hui,
avec le rassemblement des émigrés et des gens qui sont
restés, des branches enrichies et des branches restées
au village, etc.
Tout
cela est sans doute très loin de la société berbère
telle que la rêvent certains... Cela dit, il est compréhensible
que ces gens s'inventent une société berbère
telle qu'ils la voudraient, en fonction de leurs besoins présents.
M. M.
— Je pense aussi. Il y a une espèce de projection des aspirations
du présent sur la réalité du passé. Les
Berbères sont marginalisés, minorisés, non reconnus,
non légitimes. Ils ont tendance à donner à l'ancienne
société berbère tous ces attributs dont on voit
bien qu'ils manquent actuellement. Ici je ne sais pas si je peux ajouter
que cette vision n'est pas forcément plus fausse que les autres.
Je sais tous les arguments qu'on peut m'opposer. J'ai tendance à
croire qu'il y a un regard anthropologique qui désenchante
le monde en le décapant, mais si le monde enchanté est
une amplification, le monde décapé est une restriction.
Ce sont deux formes de travestissements peut-être aussi révélatrices
l'une que l'autre. La Kabylie enchantée, c'est encore la Kabylie,
parce que je pense qu'on ne peut construire absolument sur du vent.
Il faut un prétexte, peut-être un texte tout court. Il
est probable qu'à un sociologue comme vous cette opinion paraîtra
tout à fait non pertinente. Je voulais seulement vous la soumettre
pour avoir votre opinion là-dessus.
P. B. —
Oui. Les Sciences sociales rencontrent des problèmes très
difficiles, surtout lorsqu'elles s'appliquent à des sociétés
en difficulté d'exister... Comme les Canaques aujourd'hui,
les Berbères, etc. Ceux qui sont placés dans ces situations
critiques, où leur identité collective est en crise
et, notamment bien sûr, les intellectuels de ces groupes, sont
portés à des projections plus ou moins fantasmatiques.
La société berbère, telle que la rêvent
ses intellectuels, fait penser à ce que Feuerbach a dit à
propos de Dieu : de même qu'on donne à Dieu tout ce qui
nous manque -nous sommes finis, il est infini, nous sommes imparfaits,
il est parfait -, de même on donne à la société
berbère ancienne tout ce que n'a pas la société
berbère aujourd'hui, tout ce qui lui manque. Et dans cette
reconstruction fantasmatique, l'ethnologie même la meilleure
peut être utilisée comme instrument idéologique
d'idéalisation. C'est une forme de millénarisme... qui
se comprend très bien, mais qui n'en est pas moins très
dangereuse, parce qu'elle conduit à des problèmes comme
celui de l'unité des Berbères.
Je
disais tout à l'heure que les Kabyles m'avaient appris que
le monde social est, pour une grande part, ce qu'on veut qu'il soit.
J'ai intitulé un chapitre du Sens Pratique (je crois
que c'est le chapitre sur le mariage) « le monde social
comme représentation et comme volonté », d'après
le titre d'un livre célèbre de Schopenhauer. C'est la
limite pure du nominalisme idéaliste. Dire que le monde, c'est
ma représentation et ma volonté, quand il s'agit du
monde social, ce n'est pas complètement fou, parce qu'il y
a une élasticité du monde social, du fait que le monde
social existe en partie par la représentation que s'en font
les gens qui y vivent, et que les Berbères, ou autrefois le
clan des Aït Abdeslam ou la tribu des Aït Menguellat, ou
n'importe quoi, si les gens croient que ça existe, ça
existe déjà un peu. Par conséquent, le fait de
développer des représentations, même un peu délirantes
et comportant une part de millénarisme mythique, peut avoir
une vertu politique.
Ce
qui fait que le sociologue est un peu coincé, comme disait
Marx, entre l'utopisme et le sociologisme. Il peut dire : « les
Berbères, çà n’existe pas. Les Mozabites, les
Kabyles, les Chaouias, les Touaregs, çà n’à rien
à voir ». Ce sont des structures sociales différentes,
des structures de parenté tout à fait différentes,
sans parler des bases économiques ou des traditions religieuses.
Bien sûr, ils ont une langue en commun et encore ! etc... Çà,
c'est du sociologisme et le sociologisme a très souvent été
utilisé par la puissance coloniale, qui divise pour régner.
Cela dit, le fait que des gens disent que « les Berbères
sont sont des Berbères » ou « Berbères de
tous les pays unissez-vous ! » est un fait social : en disant
cela, ils peuvent le faire advenir. Mais ils ont d'autant plus de
chances de le faire arriver que ce qu'ils disent est plus fondé
dans la réalité, que leur utopisme a des bases sociologiques,
que les Berbères ou la Bérbérie rêvés
ont des fondements dans la réalité, un nom, une langue,
la croyance dans l'unité d'origine, etc... Le problème
est le même pour les classes sociales : la classe est aussi
représentation et volonté, mais qui n'a de chances de
devenir groupe réel que si la représentation et la volonté
ne sont pas complètement folles et ont une base objective dans
la réalité.
M. M.
— Je pense que, si on devait citer un seul exemple, le meilleur est
celui de la démocratie. On dit : la société kabyle,
ou la société berbère d'une façon générale,
était démocratique. Je crois que c'est vrai, mais on
fait en même temps comme si cette démocratie était
un attribut inséparable et obligé de ces sociétés,
ou, ce qui revient au même, le résultat d'un choix accompli
comme cela, dans l'empyrée, sans contraintes ni déterminations.
Mais, pour ce qui est de la Kabylie tout au moins, le pouvoir turc
y était pratiquement inexistant, comme d'ailleurs toute autre
forme d'Etat. Ce qui veut dire que, si on tient vraiment à
sauver la démocratie comme attribut essentiel de la société
kabyle ou berbère d'une façon générale,
il faut aussi vouloir les conditions sans lesquelles elle n'est plus
qu'une vue de l'esprit ou, dans le meilleur des cas, une utopie mobilisatrice.
P. B.
— En tout cas, le fait que des gens croient qu'un groupe existe, luttent
pour qu'il existe, contribue à le faire exister. Je pourrais
encore une fois parler par analogie, en évoquant le cas de
l'Occitanie. L'Occitanie, ça n'a pas beaucoup de fondement
dans la réalité. Les Occitanistes, pour lutter contre
la domination de la langue française, créent une langue
artificielle, que les gens ne comprennent plus.
M. M.
— Les gens, c'est tous ou simplement quelques uns ?
P. B.
— Les Occitans « ordinaires » ne comprennent pas leurs propres
langues (le béarnais, le landais, le bigourdan, etc.) lorsqu'ils
la lisent dans les transcriptions unifiées des érudits
locaux. Vous imaginez les transcriptions berbères des Pères
Blancs?... Qui pourrait les lire en Kabylie? On refabrique une langue
savante. Le véritable fondement de l'unité de l'Occitanie,
c'est le fait qu'il s'agit d'une région dominée, regroupant
des gens qui sont stigmatisés, parce qu'ils n'ont pas le bon
accent. C'est déjà une base réelle d'unification.
M. M.
— C'est une définition négative.
P. B.
— Oui. Il y a sans doute en plus quelques traditions culturelles spécifiques.
Cela dit, si les gens se mettent à croire, s'ils commencent
à mettre « oc » sur leur voiture, etc., il n'est
pas impossible qu'il y ait un jour un État occitan... C'est
ça l'élasticité du social.
M. M.
— Ce que vous dites me rappelle notre entretien dans Actes.
Vous vous rappelez peut-être qu'à un moment, nous y avons
parlé de tamusni, la sagesse kabyle. Pour moi, la tamusni
existait, parce que j'ai moi-même vécu dans cette atmosphère-là
quand j'étais jeune. Quelques Kabyles, qui ont lu l'article,
sont venus me dire: « Tamusni, on sait ce que c’est mais toutes
ces choses que tu as mises autour ? … Pour moi toutes ces choses
existaient. Mais, devant ces réactions, j'ai été
amené à me demander si je n'avais pas donné de
tamusni une image fidèle sans doute, mais peut-être
un peu...
P. B.
— Un peu exaltée?
M. M. —
Un peu exaltée... peut-être en fonction de mes attentes,
je n'en sais rien. Pourtant je continue de croire qu'elle est vraie
quant au fond. Parce qu'il s'est passé par la suite une chose
assez étonnante. Les mêmes, qui m'avaient reproché
d'avoir parlé de tamusni de cette façon-là,
sont venus me trouver quelques temps après pour me dire : « tu
n’as pas tout dit : tu as oublié ceci, tu as oublié
cela… » C'est-à-dire que les choses dont j'avais parlé
étaient telles à peu près que je les avais dites,
mais qu'ils n'y avaient peut-être pas suffisamment pensé.
Il fallait que quelqu'un les dise pour qu'ils finissent par en prendre
conscience.
P. B.
— Les questions de mots ont en ces matières une importance
décisive. Ce n'est pas à un Kabyle que je vais apprendre
qu'il y a des groupes qui n'existent que par le mot qui les désigne.
C'est le cas, dans la tradition occidentale, des familles nobles.
Comme le nom se transmet par les hommes, une lignée peut disparaître
lorsque le dernier homme meurt sans descendant. C'est la même
chose en Kabylie. Ce n'est donc pas par hasard que, dans les luttes
pour l'indépendance, c'est-à-dire pour la « reconnaissance »,
les mots ont une telle importance... A propos des Canaques, ça
se joue sur l'orthographe: il y a une lutte pour savoir si on écrit
ou « Canaque » ou « Kanak » ; Kanak c'est
nationaliste, Canaque, c'est colonial.
M. M.
— Ca me rappelle un cas un peu semblable en Algérie. Le discours
officiel, jusque très récemment, refusait jusqu'au simple
usage du mot berbère. La presse, les discours officiels,
les médias s'ingéniaient à inventer : maghrébin,
traditionnel, originel, africain, libyque... pourvu que le terme vrai
soit évité. Une espèce de retour à la
mentalité magique au 20e siècle, la peur irraisonnée
-à la réflexion, pas tellement, la peur irraisonnée
que le Verbe finisse par donner l'être...
P. B.
— Dès le moment où les gens croient qu'il existe, le
groupe commence à exister... c'est le grand paradoxe du monde
social. Dans la société traditionnelle, c'est exactement
la même chose: les termes de parenté et les taxinomies
politiques ( axxam, adrum, taxerrubt, etc.) structurent
la perception du monde social, des autres et, par là, les relations
qu'on peut entretenir avec eux. Cela dit, ces structures, on peut,
comme on le voit dans l'usage des termes d'adresse, leur faire servir
des fonctions différentes. C'est ce qui fait qu'il y a une
espèce d'élasticité du social, et justement tamusni,
- c'est, il me semble, une de ses vertus-, est l'art de jouer des
possibilités que donne cette élasticité des mots
et des structures qu'ils désignent et produisent à la
fois.
M. M.
— De jouer en souplesse, c'est à dire à la fois en restant
dans le jeu, dans les normes, mais avec une certaine marge de manoeuvre,
en en sortant quand il faut mais juste ce qu'il faut... Il ne faut
pas que ça rompe... On joue avec jusqu'à la limite où,
ce qu'on risque, ce n'est pas seulement de changer la règle
du jeu, c'est de casser le jeu.
P. B. —
Oui, pour les Berbères c'est pareil. Il faut qu'il y ait une
base, donc une limite. S'il n'y a pas de base, ça ne marche
pas. Celui qui dirait aujourd'hui quelque chose comme : On va
faire l’union des bourgeois et des prolétaires, n'a pas beaucoup
de chances de réussir. En temps de guerre, on l'a vu en quatorze,
ça peut marcher. Mais en temps ordinaire, on a plus de chances
de réussir en disant : « Prolétaires, unissez-vous ! ».
C'est ça le problème des unités sociales :
pour qu'elles existent, il faut qu'il y ait des bases objectives ;
mais il ne suffit pas qu'il y ait des bases objectives pour qu'elles
existent. Les Berbères, on peut les grouper de trente six façons.
Si tel groupement l'emporte sur les autres, c'est, en partie, parce
que les gens l'auront fait exister.
M. M.
— Ou bien, ce qui, je crois, se produit assez souvent, parce que ce
groupement, à un moment donné et pour des raisons historiques
déterminées, porte et dynamise un projet dans lequel
les autres se reconnaissent...
Je
veux dire que des conditions historiques précises peuvent pousser
un groupe particulier et presque l'acculer à une réaction
plus intense... On aura l'impression qu'il existe de façon...
je ne sais pas comment dire... de façon plus affirmée.
Mais les autres, qui fondamentalement sont dans le même cas
que lui, ont l'impression qu'il les exprime eux aussi. Je crains de
trop m'avancer, mais je serais assez porté à croire
que, un certain nombre de conditions objectives étant réunies,
il y aura nécessairement un groupe pour les prendre en compte,
et ce groupe-là, à tort ou à raison, donnera
l'impression qu'il existe, en quelque sorte plus que les autres.
(Paris,
février I985)
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