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'est en jeune philosophe que Pierre Bourdieu
est arrivé en Algérie à la fin des années
50, et c'est en jeune sociologue qu'il en est reparti au début
des années 60. Cette expérience algérienne aura
profondément transformé Pierre Bourdieu, et cette "conversion",
dit-il, s'est d'abord opérée par le regard. Au cœur
de cette opération, la photographie. Une exposition permet
aujourd'hui d'en prendre toute la mesure, présentant des centaines
de photographies prises par Pierre Bourdieu lors de ce voyage initiatique,
et restées enfouies quarante ans dans des cartons.
Conçu par Franz Schultheis et Christine Frinsinghelli, un excellent
ouvrage accompagne la manifestation, proposant en regard des clichés
des extraits de textes de Bourdieu sur l'Algérie, son "œuvre
la plus ancienne et la plus actuelle à la fois", confiait-il
peu de temps avant sa mort. Pierre Bourdieu s'était laissé
convaincre par Schultheis de montrer ce travail et de lui accorder
une interview pour la revue autrichienne de photographie Camera
Austria - passionnant entretien reproduit dans le catalogue
de l'exposition, où l'on peut lire aussi un extrait du grand
texte de mémoires que Bourdieu avait esquissé dans son
dernier cours au Collège de France, et qu'il avait décidé
de publier de manière posthume en allemand, le texte demeurant
à ce jour inédit en français
"Le regard d'ethnologue compréhensif que j'ai pris sur l'Algérie,
j'ai pu le prendre sur moi-même, sur les gens de mon pays, sur
mes parents, sur l'accent de mon père, de ma mère, et
récupérer tout ça sans drame, ce qui est un des
grands problèmes de tous les intellectuels déracinés,
enfermés dans l'alternative du populisme ou au contraire de
la honte de soi liée au racisme de classe. J'ai pris sur des
gens très semblables aux Kabyles, des gens avec qui j'ai passé
mon enfance, le regard de compréhension obligé qui définit
la discipline ethnologique. La pratique de la photographie, d'abord
en Algérie, puis en Béarn, a sans doute beaucoup contribué,
en l'accompagnant, à cette conversion du regard qui supposait
- je crois que le mot n'est pas trop fort - une véritable
conversion. La photographie est en effet une manifestation de la distance
de l'observateur qui enregistre et qui n'oublie pas qu'il enregistre
(...), mais elle suppose aussi toute la proximité du
familier, attentif et sensible aux détails imperceptibles que
la familiarité lui permet et lui enjoint d'appréhender
et d'interpréter sur-le-champ (ne dit-on pas de quelqu'un qui
se conduit bien, amicalement, qu'il est attentionné ?),
à tout cet infiniment petit de la pratique qui échappe
souvent à l'ethnologue le plus attentif. Elle est liée
au rapport que je n'ai cessé d'entretenir avec mon objet dont
je n'ai jamais oublié qu'il s'agissait de personnes, sur lesquelles
je portais un regard que je dirais volontiers, si je ne craignais
pas le ridicule, affectueux, et souvent attendri."
Note:
extrait de Ein soziologischer Selbstversuch (Francfort, Suhrkamp,
2002).
Dans les yeux de Pierre Bourdieu.
Frédérique
FANCHETTE.
Libération, 15/02/2003
À
l'IMA, l'Algérie photographiée par le sociologue dans les années 1958-1960.
n
an après la mort de Pierre Bourdieu, une exposition met l'accent sur
un aspect méconnu de son activité : les photos qu'il fit en Algérie,
de 1958 à 1960, alors assistant à la faculté des lettres d'Alger.
Ces images de temps de guerre éclairent le travail entrepris par Bourdieu
qui, arrivé pour faire son service militaire, glisse à la philosophie,
puis vers l'ethnosociologie. Il est muni d'un appareil type Rolleiflex
avec viseur sur le boîtier, qui se tient au niveau de la poitrine.
Un modèle à l'austérité adéquate, alors qu'il mène ses enquêtes dans
des lieux dangereux, où, pour éviter que ça ne tourne mal, il n'a
que sa «bonne tête» et sa «façon de se présenter».
Esprit scientifique. Pierre Bourdieu photographie avec un souci
de documentation. Parce qu'il aime ce pays, qu'il veut fixer des souvenirs
comme tout voyageur, et que la photographie, «manifestation de
la distance de l'observateur qui enregistre et qui n'oublie pas qu'il
enregistre», convient à son esprit scientifique. Le sociologue
prendra des centaines de photographies, dont il n'utilisera qu'une
minuscule partie pour ses livres, le Déracinement (avec Abdelmalek
Sayad), Travail et travailleurs en Algérie (avec Alain Darbel),
Algérie 60 et le Sens pratique. Il perdra une part de
ces clichés dans des déménagements, et c'est en 1999, après avoir
sorti ces images des cartons pour les montrer à Franz Shultheis, professeur
de sociologie à l'université de Genève, que naît, avec son accord,
le projet de cette exposition.
Bourdieu photographie l'Algérie des villes et des campagnes. À
Alger, il s'intéresse déjà à la «misère du monde», aux chômeurs des
bidonvilles, anciens ruraux en quête d'un moyen de subsistance.
«On en vient à faire profession de chercher», écrit le sociologue.
Certains sont journaliers, d'autres marchands ambulants. Ainsi cet
homme avec sa poussette transformée en présentoir de bazar, et cet
autre qui s'est construit une sorte de boutique grillagée, montée
sur une caisse à roulettes. Dans Travail et travailleurs en Algérie,
des enquêtés sont cités : «Ce que je gagne, je le mange», «Je gagne
juste le pain de mes enfants». Bourdieu fixe aussi des scènes
à la Doisneau (une minuscule fillette contre un mur blanc serrant
une miche de pain gigantesque) ou qui ont le charme des images d'Izis.
Comme ces femmes voilées montrant ostensiblement leurs talons aiguilles...
Mais les images les plus intéressantes sont celles des campagnes,
notamment en Kabylie. Là, Bourdieu se fait davantage militant. Il
veut dénoncer la condition faite aux «regroupés». Des villageois sont
chassés de chez eux par les autorités coloniales, qui veulent les
neutraliser et les contrôler. Ils sont parqués dans des camps tracés
au cordeau, faisant penser à un castrum romain. Une organisation
porteuse de «violence sym bolique». Les relations sociales sont bouleversées.
Les femmes notamment, qui ne sont plus protégées des regards dans
la cour de leur maison, ne peuvent plus accomplir une grande part
de leurs tâches traditionnelles. Le sociologue obtient néanmoins l'autorisation
de photographier ces porteuses d'eau aux pieds nus, resplendissant
dans la marche.
Séjour initiatique. Pierre Bourdieu restera toujours fidèle
à l'Algérie. Dans les années 90, il présidera le Comité international
de soutien aux intellectuels algériens. De son séjour initiatique
de la fin des années 50, il dira plus tard : «Le regard d'ethnologue
compréhensif que j'ai pris sur l'Algérie, j'ai pu le prendre sur moi-même,
sur les gens de mon pays, sur mes parents, sur l'accent de mon père,
de ma mère, et récupérer tout ça sans drame, ce qui est un des grands
problèmes de tous les intellectuels déracinés, enfermés dans l'alternative
du populisme ou au contraire de la honte de soi liée au racisme de
classe. J'ai pris sur des gens très semblables aux Kabyles, des gens
avec qui j'ai passé mon enfance, le regard de compréhension obligé
qui définit la discipline ethnologique. La pratique de la photographie,
d'abord en Algérie puis en Béarn, a sans doute beaucoup contribué,
en l'accompagnant, à cette conversion du regard qui supposait je
crois que le mot n'est pas trop fort une véritable conversion.».
Témoignages
d'Algérie de Pierre Bourdieu.
Michel
Guerrin.
Le Monde, 01/02/03.
n
an après sa mort, Pierre Bourdieu est à l'honneur
dans un projet remarquable, entrepris avec son concours, dont l'aspect
inédit lui donne un caractère d'événement.
Il s'agit de montrer et d'étudier les photographies
que le sociologue de la "misère du monde" a prises, entre 1958
et 1961, dans une Algérie déchirée par une guerre
coloniale qui le révoltait. Une exposition à l'Institut
du monde arabe (IMA) et un livre rappellent l'importance de
l'Algérie pour Bourdieu, pays où il inaugure ses enquêtes
de terrain et auquel il consacre de nombreuses publications, certaines
accompagnées de photos. Mais l'immense majorité des
images sont restées "enfouies pendant quatre décennies
dans des cartons", écrit Franz Schultheis, sociologue à
l'université de Genève. Si l'exposition est l'approche
la plus immédiate des photos, le livre est l'élément
fort et passionnant du projet – photos et informations y sont
intensément mêlées – que Schultheis a mené
avec les animateurs de la revue autrichienne Camera Austria.
Ces derniers ont levé la réticence de Bourdieu de dévoiler
ses photos. Ils ont travaillé sur le fonds – beaucoup
des 2 000 clichés pris en quatre ans ont été
perdus. Ils ont classé, restitué le travail et la volonté
de l'auteur (présentation en séries, légendes).
Le sociologue avait également donné un entretien précieux
sur sa pratique.
Dans ce "laboratoire social géant", en temps de guerre,
où, selon Bourdieu, sa vie ou sa mort pouvait dépendre
de la façon dont il posait une question, la photographie a
plusieurs usages. C'est un témoignage qui traduit sa sympathie
pour le peuple algérien, une façon d'"aller au
charbon", de définir une sociologie militante et de terrain.
C'est, comme pour beaucoup d'ethnologues et de sociologues,
un aide-mémoire sur des sites et objets (habits, voiles, jarres,
etc.) avant de les décrire sur le papier. C'est, plus largement,
une façon de mieux comprendre une organisation sociale, une
économie traditionnelle meurtrie par le colonialisme –
déracinement, regroupements, camps d'internement. C'est
enfin un outil esthétique. Car Bourdieu avait un goût
pour la photographie. Il connaît des professionnels, achète
des appareils, fait ses tirages. On lui doit aussi un livre majeur,
La Photographie, un art moyen (1965).
Ces photos en noir et blanc, de format carré, qui montrent
du quotidien, portent une énigme qui va au-delà de Bourdieu :
comment des sociologues et ethnologues (Lévi-Strauss, Rouch,
Tillion, etc.), dont la photographie n'est pas la préoccupation
centrale, peuvent-ils produire des images aussi marquantes ?
Parce que justement ils se méfient de l'image, veulent
la contenir en établissant des protocoles de prise de vue,
évacuent tout sentimentalisme, adoptent le plan large plutôt
que le fragment spectaculaire, mais offrent des descriptions qui
"portent une part d'imaginaire" (Lévi-Strauss).
Il y a, dans l'entretien, cette phrase centrale de Bourdieu :
"Le photographe est à la recher- che du pittoresque, de
l'exotique. Moi, j'avais toujours à l'esprit des
hypothèses sur l'organisation de l'espace." Les
personnages ne sont jamais victimes mais actifs, portés par
une énergie foisonnante qui se heurte à l'ordre colonial.
Pour preuve, cette série époustouflante, d'une vingtaine
d'images, à un carrefour de Blida, où l'appareil
ne bouge pas, adoptant le même cadrage, laissant les passants
animer et sculpter la ville.
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