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  Pierre Bourdieu

 
   

sociologue énervant

 
   

Des textes sur et autour

 
   

 BOURDIEU : ALGÉRIE 58-61
Sylvain Bourmeau

Les Inrockuptibles, n°373, 22/01/2003.

Un an après la mort de Pierre Bourdieu, une exposition de photos inédites témoigne du cheminement du sociologue. Où comment un voyage opère une "conversion" du regard.

 
 

 

C'est en jeune philosophe que Pierre Bourdieu est arrivé en Algérie à la fin des années 50, et c'est en jeune sociologue qu'il en est reparti au début des années 60. Cette expérience algérienne aura profondément transformé Pierre Bourdieu, et cette "conversion", dit-il, s'est d'abord opérée par le regard. Au cœur de cette opération, la photographie. Une exposition permet aujourd'hui d'en prendre toute la mesure, présentant des centaines de photographies prises par Pierre Bourdieu lors de ce voyage initiatique, et restées enfouies quarante ans dans des cartons.

Conçu par Franz Schultheis et Christine Frinsinghelli, un excellent ouvrage accompagne la manifestation, proposant en regard des clichés des extraits de textes de Bourdieu sur l'Algérie, son "œuvre la plus ancienne et la plus actuelle à la fois", confiait-il peu de temps avant sa mort. Pierre Bourdieu s'était laissé convaincre par Schultheis de montrer ce travail et de lui accorder une interview pour la revue autrichienne de photographie Camera Austria - passionnant entretien reproduit dans le catalogue de l'exposition, où l'on peut lire aussi un extrait du grand texte de mémoires que Bourdieu avait esquissé dans son dernier cours au Collège de France, et qu'il avait décidé de publier de manière posthume en allemand, le texte demeurant à ce jour inédit en français

"Le regard d'ethnologue compréhensif que j'ai pris sur l'Algérie, j'ai pu le prendre sur moi-même, sur les gens de mon pays, sur mes parents, sur l'accent de mon père, de ma mère, et récupérer tout ça sans drame, ce qui est un des grands problèmes de tous les intellectuels déracinés, enfermés dans l'alternative du populisme ou au contraire de la honte de soi liée au racisme de classe. J'ai pris sur des gens très semblables aux Kabyles, des gens avec qui j'ai passé mon enfance, le regard de compréhension obligé qui définit la discipline ethnologique. La pratique de la photographie, d'abord en Algérie, puis en Béarn, a sans doute beaucoup contribué, en l'accompagnant, à cette conversion du regard qui supposait - je crois que le mot n'est pas trop fort - une véritable conversion. La photographie est en effet une manifestation de la distance de l'observateur qui enregistre et qui n'oublie pas qu'il enregistre (...), mais elle suppose aussi toute la proximité du familier, attentif et sensible aux détails imperceptibles que la familiarité lui permet et lui enjoint d'appréhender et d'interpréter sur-le-champ (ne dit-on pas de quelqu'un qui se conduit bien, amicalement, qu'il est attentionné ?), à tout cet infiniment petit de la pratique qui échappe souvent à l'ethnologue le plus attentif. Elle est liée au rapport que je n'ai cessé d'entretenir avec mon objet dont je n'ai jamais oublié qu'il s'agissait de personnes, sur lesquelles je portais un regard que je dirais volontiers, si je ne craignais pas le ridicule, affectueux, et souvent attendri."

Note: extrait de Ein soziologischer Selbstversuch (Francfort, Suhrkamp, 2002).

Plus grand

Dans les yeux de Pierre Bourdieu.
Frédérique FANCHETTE.
Libération, 15/02/2003
À l'IMA, l'Algérie photographiée par le sociologue dans les années 1958-1960.

Un an après la mort de Pierre Bourdieu, une exposition met l'accent sur un aspect méconnu de son activité : les photos qu'il fit en Algérie, de 1958 à 1960, alors assistant à la faculté des lettres d'Alger. Ces images de temps de guerre éclairent le travail entrepris par Bourdieu qui, arrivé pour faire son service militaire, glisse à la philosophie, puis vers l'ethnosociologie. Il est muni d'un appareil type Rolleiflex avec viseur sur le boîtier, qui se tient au niveau de la poitrine. Un modèle à l'austérité adéquate, alors qu'il mène ses enquêtes dans des lieux dangereux, où, pour éviter que ça ne tourne mal, il n'a que sa «bonne tête» et sa «façon de se présenter».

Esprit scientifique. Pierre Bourdieu photographie avec un souci de documentation. Parce qu'il aime ce pays, qu'il veut fixer des souvenirs comme tout voyageur, et que la photographie, «manifestation de la distance de l'observateur qui enregistre et qui n'oublie pas qu'il enregistre», convient à son esprit scientifique. Le sociologue prendra des centaines de photographies, dont il n'utilisera qu'une minuscule partie pour ses livres, le Déracinement (avec Abdelmalek Sayad), Travail et travailleurs en Algérie (avec Alain Darbel), Algérie 60 et le Sens pratique. Il perdra une part de ces clichés dans des déménagements, et c'est en 1999, après avoir sorti ces images des cartons pour les montrer à Franz Shultheis, professeur de sociologie à l'université de Genève, que naît, avec son accord, le projet de cette exposition.

Bourdieu photographie l'Algérie des villes et des campagnes. À Alger, il s'intéresse déjà à la «misère du monde», aux chômeurs des bidonvilles, anciens ruraux en quête d'un moyen de subsistance. «On en vient à faire profession de chercher», écrit le sociologue. Certains sont journaliers, d'autres marchands ambulants. Ainsi cet homme avec sa poussette transformée en présentoir de bazar, et cet autre qui s'est construit une sorte de boutique grillagée, montée sur une caisse à roulettes. Dans Travail et travailleurs en Algérie, des enquêtés sont cités : «Ce que je gagne, je le mange», «Je gagne juste le pain de mes enfants». Bourdieu fixe aussi des scènes à la Doisneau (une minuscule fillette contre un mur blanc serrant une miche de pain gigantesque) ou qui ont le charme des images d'Izis. Comme ces femmes voilées montrant ostensiblement leurs talons aiguilles...

Mais les images les plus intéressantes sont celles des campagnes, notamment en Kabylie. Là, Bourdieu se fait davantage militant. Il veut dénoncer la condition faite aux «regroupés». Des villageois sont chassés de chez eux par les autorités coloniales, qui veulent les neutraliser et les contrôler. Ils sont parqués dans des camps tracés au cordeau, faisant penser à un castrum romain. Une organisation porteuse de «violence sym bolique». Les relations sociales sont bouleversées. Les femmes notamment, qui ne sont plus protégées des regards dans la cour de leur maison, ne peuvent plus accomplir une grande part de leurs tâches traditionnelles. Le sociologue obtient néanmoins l'autorisation de photographier ces porteuses d'eau aux pieds nus, resplendissant dans la marche.

Séjour initiatique. Pierre Bourdieu restera toujours fidèle à l'Algérie. Dans les années 90, il présidera le Comité international de soutien aux intellectuels algériens. De son séjour initiatique de la fin des années 50, il dira plus tard : «Le regard d'ethnologue compréhensif que j'ai pris sur l'Algérie, j'ai pu le prendre sur moi-même, sur les gens de mon pays, sur mes parents, sur l'accent de mon père, de ma mère, et récupérer tout ça sans drame, ce qui est un des grands problèmes de tous les intellectuels déracinés, enfermés dans l'alternative du populisme ou au contraire de la honte de soi liée au racisme de classe. J'ai pris sur des gens très semblables aux Kabyles, des gens avec qui j'ai passé mon enfance, le regard de compréhension obligé qui définit la discipline ethnologique. La pratique de la photographie, d'abord en Algérie puis en Béarn, a sans doute beaucoup contribué, en l'accompagnant, à cette conversion du regard qui supposait ­ je crois que le mot n'est pas trop fort ­ une véritable conversion.».


Témoignages d'Algérie de Pierre Bourdieu.
Michel Guerrin. Le Monde, 01/02/03.

Un an après sa mort, Pierre Bourdieu est à l'honneur dans un projet remarquable, entrepris avec son concours, dont l'aspect inédit lui donne un caractère d'événement. Il s'agit de montrer et d'étudier les photographies que le sociologue de la "misère du monde" a prises, entre 1958 et 1961, dans une Algérie déchirée par une guerre coloniale qui le révoltait. Une exposition à l'Institut du monde arabe (IMA) et un livre rappellent l'importance de l'Algérie pour Bourdieu, pays où il inaugure ses enquêtes de terrain et auquel il consacre de nombreuses publications, certaines accompagnées de photos. Mais l'immense majorité des images sont restées "enfouies pendant quatre décennies dans des cartons", écrit Franz Schultheis, sociologue à l'université de Genève. Si l'exposition est l'approche la plus immédiate des photos, le livre est l'élément fort et passionnant du projet – photos et informations y sont intensément mêlées – que Schultheis a mené avec les animateurs de la revue autrichienne Camera Austria. Ces derniers ont levé la réticence de Bourdieu de dévoiler ses photos. Ils ont travaillé sur le fonds – beaucoup des 2 000 clichés pris en quatre ans ont été perdus. Ils ont classé, restitué le travail et la volonté de l'auteur (présentation en séries, légendes). Le sociologue avait également donné un entretien précieux sur sa pratique.

Dans ce "laboratoire social géant", en temps de guerre, où, selon Bourdieu, sa vie ou sa mort pouvait dépendre de la façon dont il posait une question, la photographie a plusieurs usages. C'est un témoignage qui traduit sa sympathie pour le peuple algérien, une façon d'"aller au charbon", de définir une sociologie militante et de terrain. C'est, comme pour beaucoup d'ethnologues et de sociologues, un aide-mémoire sur des sites et objets (habits, voiles, jarres, etc.) avant de les décrire sur le papier. C'est, plus largement, une façon de mieux comprendre une organisation sociale, une économie traditionnelle meurtrie par le colonialisme – déracinement, regroupements, camps d'internement. C'est enfin un outil esthétique. Car Bourdieu avait un goût pour la photographie. Il connaît des professionnels, achète des appareils, fait ses tirages. On lui doit aussi un livre majeur, La Photographie, un art moyen (1965).

Ces photos en noir et blanc, de format carré, qui montrent du quotidien, portent une énigme qui va au-delà de Bourdieu : comment des sociologues et ethnologues (Lévi-Strauss, Rouch, Tillion, etc.), dont la photographie n'est pas la préoccupation centrale, peuvent-ils produire des images aussi marquantes ? Parce que justement ils se méfient de l'image, veulent la contenir en établissant des protocoles de prise de vue, évacuent tout sentimentalisme, adoptent le plan large plutôt que le fragment spectaculaire, mais offrent des descriptions qui "portent une part d'imaginaire" (Lévi-Strauss).

Il y a, dans l'entretien, cette phrase centrale de Bourdieu : "Le photographe est à la recher- che du pittoresque, de l'exotique. Moi, j'avais toujours à l'esprit des hypothèses sur l'organisation de l'espace." Les personnages ne sont jamais victimes mais actifs, portés par une énergie foisonnante qui se heurte à l'ordre colonial. Pour preuve, cette série époustouflante, d'une vingtaine d'images, à un carrefour de Blida, où l'appareil ne bouge pas, adoptant le même cadrage, laissant les passants animer et sculpter la ville.

 

Pierre Bourdieu

      
    

   
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