Pierre Bourdieu |
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sociologue énervant |
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Des
textes sur et autour |
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Une utopie réaliste. |
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PIERRE
LEPAPE |
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a déploration est l'une des formes les plus florissantes de la bonne conscience ou de la mauvaise foi, c'est tout un. Il serait de mauvaise politique lorsqu'on écrit dans un journal consommé par les élites ou dans une revue semi-pensante de se réjouir bruyamment de la démission des intellectuels, de la disparition de l'avant-garde ou de la perte de prestige de la littérature française. Mieux vaut se tordre les mains et en pleurer. Il est conseillé, en prime, de dénoncer quelques coupables, cela rend la peine plus vigoureuse et plus plausible. Une veuve qui réclame vengeance ne peut pas être soupçonnée d'avoir été une épouse infidèle. Ces petites simagrées donnent un ornement littéraire de bon goût à la brutalité du message à faire passer : l'annonce du décès. La déploration offre une forme dynamique à l'antienne de tous les conservatismes : « Il n'y a plus. » Il n'y a plus d'art, il n'y a plus de politique, il n'y a plus de France, il n'y a plus de science, plus de cinéma, plus d'intellos, plus de littérature sauf peut-être dans quelques archipels affamés du tiers-monde, plus de droite ni de gauche. Et si par mégarde l'un de ces cadavres annoncés a l'audace de bouger encore, on s'indignera de l'impolitesse des fantômes et l'on s'empressera de le faire rentrer à petits coups de pied dans son trou. Le premier mérite du dialogue entre Pierre Bourdieu et Hans Haacke est de secouer sans ménagement ces curieux prophètes qui regardant sans cesse en arrière nous annoncent qu'il n'y a plus d'avenir. Bourdieu le sociologue et Haacke l'artiste nous ragaillardissent. Ils ne cachent rien de nos plaies contemporaines. Tout au contraire, ils prennent un fin plaisir d'anatomistes à les sonder, à décrire les mécanismes souvent subtils du mal, ses ramifications, ses modes de propagation, ses effets inattendus, ses racines secrètes. Mais au lieu de se complaire dans ces comptes rendus morbides, d'ourler de belles lamentations d'esthètes ou d'adopter le ricanement désabusé des cyniques, ils cherchent à imaginer des remèdes qui guériront le mal. C'est assez dire que ce volontarisme hors de mode leur vaudra des lazzis. Ne craignons rien pour eux ; ils ont l'habitude. Hans Haacke, plasticien allemand installé depuis 1965 aux Etats-Unis, intègre dans ses oeuvres recherche esthétique, analyse sociologique, réflexion sur les conditions de la production artistique et incitation politique. Par exemple, lors d'un concours lancé pour le Bicentenaire de la Révolution française par le président de notre Assemblée nationale et visant à créer dans la cour d'honneur de ladite Assemblée une sculpture célébrant l'événement, Haacke avait conçu un projet assez grandiose. S'y retrouvaient monumentalement symbolisés l'esprit des Lumières, les circonscriptions électorales, les responsabilités et les pouvoirs collectifs des députés, les cultures agricoles traditionnelles de la France, la brisure révolutionnaire. Un traitement non académique de l'allégorie, mais qui aurait pu ne pas trop déplaire à un jury d'amateurs d'art si Haacke n'avait prévu d'inscrire sur un cône de pierre de 4,30 mètres de haut une traduction en arabe de notre trilogie républicaine, histoire de rappeler que « la France est aujourd'hui une société multiraciale et multiculturelle » où « la promesse de liberté, égalité, fraternité n'est pas encore entièrement accomplie, spécialement pour le tiers-état contemporain, qui compte notamment dans ses rangs la population musulmane de la France actuelle ». On se doute que ce rappel et cette mise en garde n'ont guère été appréciés de nos élus. Tout comme le rappel à Graz du passé nazi de la ville ou l'installation au Centre Pompidou d'un monument mettant en scène les liens de Cartier, fringant sponsor de manifestations artistiques, avec le groupe Rembrandt, l'un des principaux trusts financiers et miniers d'Afrique du Sud. Pierre Bourdieu est lui aussi un provocateur, par métier pourrait-on dire. Il pense encore que les sciences et les arts ont une fonction libératrice. Que la sociologie par exemple, en dévoilant les contraintes qui pèsent sur les comportements et les actions, peut aider à améliorer les règles du contrat social. Connaître ses chaînes est indispensable à qui veut s'en délivrer. Encore faut-il bien connaître et ensuite bien faire savoir ce qu'on a appris. Bourdieu se bat depuis trente ans sur ces deux fronts. Celui de la science et celui de la divulgation, celui de la compétence et celui du discours. En distribuant généreusement des coups aux communicateurs qui parlent sans savoir et aux savants qui gèrent leur cher trésor comme des secrets de famille. Entre les deux écueils, entre les pseudo-intellectuels et les prisonniers de l'ésotérisme, Bourdieu cherche une voie de passage. En naviguant à vue parfois, en négociant avec l'un et l'autre, en s'escrimant à découvrir le philtre magique une revue, un séminaire, un journal qui permettrait la vaste diffusion d'une création intellectuelle inaltérée. Qu'il se soit intéressé en priorité aux usages sociaux de la culture les héritiers de l'université et des grandes écoles, les arts de masse ou la distinction des élites indique assez qu'il cherchait à repérer toutes les contraintes, y compris celles qui pèsent sur sa propre biographie provincial, normalien, philosophe, professeur, chef d'école, intellectuel international pour trouver la clé et sortir du cercle. Ce sont peut-être les artistes qui vont la lui fournir, cette clé. Libre-échange, ce petit livre d'entretiens, si libre en effet, si allègre et si fluide ferait alors date. Haacke s'y montre plus rondement bourdieusien que le maître lui-même, se livrant à un joyeuse démystification du marché de l'art, du mécénat et de la sponsorisation, mais s'en prenant aussi aux philosophes chics, de type Baudrillard, qui se sont laissé complètement avaler par cet univers de l'image, du simulacre et de la pub dont ils étaient censés analyser les pouvoirs et décrypter les séductions. Cependant, s'il ne déplaît pas à Bourdieu d'ouïr, venu d'ailleurs, enrichi d'expériences étrangères à la pratique sociologique, l'écho de ses propres thèses, c'est moins ce que dit Haacke qui lui importe que ce qu'il fait. Plus exactement : ce qu'il dit dans et par ce qu'il fait. Bourdieu, on l'avait déjà constaté dans son livre sur Flaubert, est un peu jaloux des artistes. Voilà des gens qui, comme les scientifiques, proposent une lecture de la réalité, même lorsqu'ils s'en défendent, même lorsqu'ils la dissimulent sous les masques de l'illusion esthétique et de la fiction. Mais ils ont, eux, la capacité de faire sensation, de « faire passer dans l'ordre de la sensation, qui, en tant que telle, est de nature à toucher la sensibilité, à émouvoir, des analyses qui, dans la rigueur froide du concept et de la démonstration, laissent le lecteur ou le spectateur indifférent ». « ll faudrait, dit Bourdieu à Haacke, que vous soyez une sorte de conseiller technique de tous les mouvements subversifs. » Ne pourrait-on donc pas, pour divulguer enfin le contrepoison des analyses critiques, généraliser un libre-échange entre artistes et savants, entre spécialistes de la sensation et spécialistes du concept ? Une belle utopie réaliste s'esquisse, dont le livre est la première pierre. Bourdieu fournit des matériaux, du sérieux, du solide ; Haacke propose des formes. On a parfois l'impression d'entendre Diderot discutant avec Falconnet. On a beaucoup à apprendre de la publicité, dit Haacke, ce qui est important, c'est que ce soit amusant. « Il faut en tirer du plaisir et donner du plaisir au public. » Certes, répond Bourdieu, mais il n'est pas facile de donner du plaisir avec des concepts et de l'intelligible. Ils tombent d'accord : il conviendrait que les intellectuels cessent de confondre sérieux et ennuyeux et qu'ils redécouvrent l'énergie de plaisir. Un beau programme... On
pourrait aussi rêver d'un monde meilleur où les médiateurs feraient
un bout de chemin inverse, où ils cesseraient de simplifier ou de
caricaturer le réel, où ils donneraient la parole aux vrais scientifiques
plutôt qu'à des batteurs d'estrade. Où l'on pratiquerait, là aussi,
le libre-échange, compétence contre compétence plutôt qu'illusion
contre simulacre. Un rêve, mais qui, pas plus que l'autre, n'est hors
de portée de la réalité. |
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