|
a
déploration est l'une des formes les plus florissantes de la bonne
conscience ou de la mauvaise foi, c'est tout un. Il serait
de mauvaise politique lorsqu'on écrit dans un journal consommé par
les élites ou dans une revue semi-pensante de se réjouir bruyamment
de la démission des intellectuels, de la disparition de l'avant-garde
ou de la perte de prestige de la littérature française. Mieux vaut
se tordre les mains et en pleurer. Il est conseillé, en prime, de
dénoncer quelques coupables, cela rend la peine plus vigoureuse et
plus plausible. Une veuve qui réclame vengeance ne peut pas être soupçonnée
d'avoir été une épouse infidèle.
Ces
petites simagrées donnent un ornement littéraire de bon goût à la
brutalité du message à faire passer : l'annonce du décès.
La déploration offre une forme dynamique à l'antienne de tous les
conservatismes : « Il n'y a plus. »
Il n'y a plus d'art, il n'y a plus de politique, il n'y a plus de
France, il n'y a plus de science, plus de cinéma, plus d'intellos,
plus de littérature sauf peut-être dans quelques archipels affamés
du tiers-monde, plus de droite ni de gauche. Et si par mégarde
l'un de ces cadavres annoncés a l'audace de bouger encore, on s'indignera
de l'impolitesse des fantômes et l'on s'empressera de le faire rentrer
à petits coups de pied dans son trou.
Le
premier mérite du dialogue entre Pierre Bourdieu et Hans Haacke est
de secouer sans ménagement ces curieux prophètes qui regardant sans
cesse en arrière nous annoncent qu'il n'y a plus d'avenir. Bourdieu
le sociologue et Haacke l'artiste nous ragaillardissent. Ils ne cachent
rien de nos plaies contemporaines. Tout au contraire, ils prennent
un fin plaisir d'anatomistes à les sonder, à décrire les mécanismes
souvent subtils du mal, ses ramifications, ses modes de propagation,
ses effets inattendus, ses racines secrètes. Mais au lieu de se complaire
dans ces comptes rendus morbides, d'ourler de belles lamentations
d'esthètes ou d'adopter le ricanement désabusé des cyniques, ils cherchent
à imaginer des remèdes qui guériront le mal. C'est assez dire que
ce volontarisme hors de mode leur vaudra des lazzis.
Ne
craignons rien pour eux ; ils ont l'habitude. Hans Haacke,
plasticien allemand installé depuis 1965 aux Etats-Unis, intègre dans
ses oeuvres recherche esthétique, analyse sociologique, réflexion
sur les conditions de la production artistique et incitation politique.
Par exemple, lors d'un concours lancé pour le Bicentenaire de la Révolution
française par le président de notre Assemblée nationale et visant
à créer dans la cour d'honneur de ladite Assemblée une sculpture célébrant
l'événement, Haacke avait conçu un projet assez grandiose. S'y retrouvaient
monumentalement symbolisés l'esprit des Lumières, les circonscriptions
électorales, les responsabilités et les pouvoirs collectifs des députés,
les cultures agricoles traditionnelles de la France, la brisure révolutionnaire.
Un
traitement non académique de l'allégorie, mais qui aurait pu ne pas
trop déplaire à un jury d'amateurs d'art si Haacke n'avait prévu d'inscrire
sur un cône de pierre de 4,30 mètres de haut une traduction en arabe
de notre trilogie républicaine, histoire de rappeler que « la
France est aujourd'hui une société multiraciale et multiculturelle »
où « la promesse de liberté, égalité, fraternité n'est
pas encore entièrement accomplie, spécialement pour le tiers-état
contemporain, qui compte notamment dans ses rangs la population musulmane
de la France actuelle ». On se doute que ce rappel et cette
mise en garde n'ont guère été appréciés de nos élus. Tout comme le
rappel à Graz du passé nazi de la ville ou l'installation au Centre
Pompidou d'un monument mettant en scène les liens de Cartier, fringant
sponsor de manifestations artistiques, avec le groupe Rembrandt, l'un
des principaux trusts financiers et miniers d'Afrique du Sud.
Pierre
Bourdieu est lui aussi un provocateur, par métier pourrait-on dire.
Il pense encore que les sciences et les arts ont une fonction libératrice.
Que la sociologie par exemple, en dévoilant les contraintes qui pèsent
sur les comportements et les actions, peut aider à améliorer les règles
du contrat social. Connaître ses chaînes est indispensable à qui veut
s'en délivrer. Encore faut-il bien connaître et ensuite bien faire
savoir ce qu'on a appris. Bourdieu se bat depuis trente ans sur ces
deux fronts. Celui de la science et celui de la divulgation, celui
de la compétence et celui du discours. En distribuant généreusement
des coups aux communicateurs qui parlent sans savoir et aux savants
qui gèrent leur cher trésor comme des secrets de famille.
Entre les deux
écueils, entre les pseudo-intellectuels et les prisonniers de l'ésotérisme,
Bourdieu cherche une voie de passage. En naviguant à vue parfois,
en négociant avec l'un et l'autre, en s'escrimant à découvrir le philtre
magique une revue, un séminaire, un journal qui permettrait
la vaste diffusion d'une création intellectuelle inaltérée. Qu'il
se soit intéressé en priorité aux usages sociaux de la culture les
héritiers de l'université et des grandes écoles, les arts de masse
ou la distinction des élites indique assez qu'il cherchait
à repérer toutes les contraintes, y compris celles qui pèsent sur
sa propre biographie provincial, normalien, philosophe, professeur,
chef d'école, intellectuel international pour trouver la clé
et sortir du cercle.
Ce
sont peut-être les artistes qui vont la lui fournir, cette clé. Libre-échange,
ce petit livre d'entretiens, si libre en effet, si allègre et si fluide
ferait alors date. Haacke s'y montre plus rondement bourdieusien que
le maître lui-même, se livrant à un joyeuse démystification du marché
de l'art, du mécénat et de la sponsorisation, mais s'en prenant aussi
aux philosophes chics, de type Baudrillard, qui se sont laissé complètement
avaler par cet univers de l'image, du simulacre et de la pub dont
ils étaient censés analyser les pouvoirs et décrypter les séductions.
Cependant, s'il ne déplaît pas à Bourdieu d'ouïr, venu d'ailleurs,
enrichi d'expériences étrangères à la pratique sociologique, l'écho
de ses propres thèses, c'est moins ce que dit Haacke qui lui importe
que ce qu'il fait. Plus exactement : ce qu'il dit dans et
par ce qu'il fait.
Bourdieu,
on l'avait déjà constaté dans son livre sur Flaubert, est un peu jaloux
des artistes. Voilà des gens qui, comme les scientifiques, proposent
une lecture de la réalité, même lorsqu'ils s'en défendent, même lorsqu'ils
la dissimulent sous les masques de l'illusion esthétique et de la
fiction. Mais ils ont, eux, la capacité de faire sensation, de « faire
passer dans l'ordre de la sensation, qui, en tant que telle, est de
nature à toucher la sensibilité, à émouvoir, des analyses qui, dans
la rigueur froide du concept et de la démonstration, laissent le lecteur
ou le spectateur indifférent ». « ll faudrait,
dit Bourdieu à Haacke, que vous soyez une sorte de conseiller technique
de tous les mouvements subversifs. »
Ne
pourrait-on donc pas, pour divulguer enfin le contrepoison des analyses
critiques, généraliser un libre-échange entre artistes et savants,
entre spécialistes de la sensation et spécialistes du concept ?
Une belle utopie réaliste s'esquisse, dont le livre est la première
pierre. Bourdieu fournit des matériaux, du sérieux, du solide ; Haacke
propose des formes. On a parfois l'impression d'entendre Diderot discutant
avec Falconnet. On a beaucoup à apprendre de la publicité, dit Haacke,
ce qui est important, c'est que ce soit amusant. « Il faut
en tirer du plaisir et donner du plaisir au public. » Certes,
répond Bourdieu, mais il n'est pas facile de donner du plaisir avec
des concepts et de l'intelligible. Ils tombent d'accord : il
conviendrait que les intellectuels cessent de confondre sérieux et
ennuyeux et qu'ils redécouvrent l'énergie de plaisir. Un beau programme...
On
pourrait aussi rêver d'un monde meilleur où les médiateurs feraient
un bout de chemin inverse, où ils cesseraient de simplifier ou de
caricaturer le réel, où ils donneraient la parole aux vrais scientifiques
plutôt qu'à des batteurs d'estrade. Où l'on pratiquerait, là aussi,
le libre-échange, compétence contre compétence plutôt qu'illusion
contre simulacre. Un rêve, mais qui, pas plus que l'autre, n'est hors
de portée de la réalité.
|
|