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Bourdieu est mort, mercredi 23 janvier, à 23h00. Il avait 71
ans. On s'étonne presque à la lecture de cette dépêche
banale qui tombe : comment, cet homme qui était encore
de tous les combats, qui avait encore cette ferme intention d'agir,
dans des sociétés que ses travaux nous aidaient à
comprendre, comment peut-il déjà être mort ?
71 ans, déjà ?
25/01/02 : L'Algérie se souviendra-t-elle que ce jeune
agrégé de philosophie, frais émoulu de l'École
normale supérieure de la Rue d'Ulm, commença sa carrière
universitaire… à Alger, en 1958 ? Se souviendra-t-elle
que ses premiers travaux portaient justement sur ce terreau social
algérien auquel il avait décidé d'appliquer une
méthode de compréhension et de description nouvelle,
qu'il inventait, en même temps qu'il la pratiquait ? " Sociologie
de l'Algérie " et " Le Déracinement "
constituent les points d'ancrage d'une nouvelle manière de
penser les sociétés humaines.
Contesté, détesté, admiré, adulé,
Pierre Bourdieu était tout cela à la fois, parce qu'il
était d'abord l'auteur de certaines idées dérangeantes.
L'intellectuel n'est pas là pour conforter les conformismes,
il est là pour incendier les certitudes reposantes où
chacun aimerait se replier. Il est là pour détailler
le monde, sans complaisance.
Pierre Bourdieu est cet analyste impitoyable qui porta ensuite
au cœur même des sociétés occidentales, et singulièrement
de la société française, une critique lumineuse
de leurs hypocrisies. Hypocrisie des systèmes scolaires surtout,
qui sous dehors de partage démocratique du savoir contribuent
plus que toute autre institution à la reproduction des élites
sociales et à la fermeture d'un monde de privilégiés
clos sur lui même.
Depuis quelques années, le regard d'aigle du premier des
sociologues contemporains embrassait des perspectives plus larges,
dénonçant les mêmes hypocrisies à l'œuvre
dans des pratiques sociales plus globales : la communication,
la télévision, et la consolidation d'un développement
inégalitaire des Nations par un système économique
et politique dont il découvrait explicitement l'injustice.
Voyant dans la mondialisation assimilatrice en cours "le contraire
de ce que l'on entend à peu près universellement par
culture", Pierre Bourdieu croyait à la possibilité
pour l'intellectuel de faire comprendre les erreurs collectives et
de réorienter les débats sociaux. C'est à ce
combat qu'il consacrait ses dernières forces, affaibli par
la maladie, convaincu du déplacement des lignes de front par
delà toutes les frontières, à un niveau international.
Les combats qui sont à livrer pour l'homme ne sont pas
différents désormais à Goma et à Dakar,
à Alger et à Paris –à New-York même ou
Kandahar. C'est dans un cadre mondialisé qu'il appelait désormais
à "restaurer la politique", consacrant une volonté
de voir les peuples, dans leur diversité, prendre en main leur
développement commun.
Pierre Bourdieu est mort, l'arc de sa pensée toujours bandé,
prêt à faire flèche de tout bois au cœur de notre
époque, au centre de nos confrontations les plus contemporaines.
Ses livres restent le carquois où nous pourrons puiser inspiration
et munitions.
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