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  Pierre Bourdieu

 
   

sociologue énervant

 
   

 

Décès de Pierre Bourdieu :(
 

 
   

 


Pierre Bourdieu

 Bourdieu : le chagrin.



Annie Ernaux.
LE MONDE, 05.02.02.

 


 

La manière dont la mort de Pierre Bourdieu a été annoncée et commentée dans les médias, le 24 janvier, à la mi-journée, était instructive.

La manière dont la mort de Pierre Bourdieu a été annoncée et commentée dans les médias, le 24 janvier, à la mi-journée, était instructive. Quelques minutes en fin de journal, insistance - comme s'il s'agissait de l'alliance incongrue, désormais impensable, de ces deux mots - sur "l'intellectuel engagé". Par-dessus tout, le ton des journalistes révélait beaucoup : celui du respect éloigné, de l'hommage distant et convenu. A l'évidence, par-delà le ressentiment qu'ils avaient pu concevoir vis-à-vis de celui qui avait dénoncé les règles du jeu médiatique, Pierre Bourdieu n'était pas des leurs. Et le décalage apparaissait immense entre le discours entendu et la tristesse, qui, au même moment, envahissait des milliers de gens, des chercheurs et des étudiants, des enseignants, mais aussi des hommes et des femmes de tous horizons, pour qui la découverte des travaux de Pierre Bourdieu a constitué un tournant dans leur perception du monde et dans leur vie.

Lire dans les années 1970 Les Héritiers, La Reproduction, plus tard La Distinction, c'était - c'est toujours - ressentir un choc ontologique violent. J'emploie à dessein ce terme d'ontologique : l'être qu'on croyait être n'est plus le même, la vision qu'on avait de soi et des autres dans la société se déchire, notre place, nos goûts, rien n'est plus naturel, allant de soi dans le fonctionnement des choses apparemment les plus ordinaires de la vie.

Et, pour peu qu'on soit issu soi-même des couches sociales dominées, l'accord intellectuel qu'on donne aux analyses rigoureuses de Bourdieu se double du sentiment de l'évidence vécue, de la véracité de la théorie en quelque sorte garantie par l'expérience : on ne peut, par exemple, refuser la réalité de la violence symbolique lorsque, soi et ses proches, on l'a subie.

Il m'est arrivé de comparer l'effet de ma première lecture de Bourdieu à celle du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir, quinze ans auparavant : l'irruption d'une prise de conscience sans retour, ici sur la condition des femmes, là sur la structure du monde social. Irruption douloureuse mais suivie d'une joie, d'une force particulières, d'un sentiment de délivrance, de solitude brisée.

Cela me reste un mystère et une tristesse que l'œuvre de Bourdieu, synonyme pour moi de libération et de "raisons d'agir" dans le monde, ait pu être perçue comme une soumission aux déterminismes sociaux. Il m'a toujours semblé au contraire que, mettant au jour les mécanismes cachés de la reproduction sociale, en objectivant les croyances et processus de domination intériorisés par les individus à leur insu, la sociologie critique de Bourdieu défatalise l'existence. En analysant les conditions de production des œuvres littéraires et artistiques, les champs de luttes dans lesquelles elles surgissent, Bourdieu ne détruit pas l'art, ne le réduit pas, il le désacralise simplement, il en fait ce qui est beaucoup mieux qu'une religion, une activité humaine complexe. Et les textes de Bourdieu ont été pour moi un encouragement à persévérer dans mon entreprise d'écriture, à dire, entre autres, ce qu'il nommait le refoulé social.

Le refus opposé, avec une extrême violence parfois, à la sociologie de Pierre Bourdieu vient, me semble-t-il, de sa méthode et du langage qui lui est lié. Venu de la philosophie, Bourdieu a rompu avec le maniement abstrait des concepts qui la fonde, le beau, le bien, la liberté, la société, et donné à ceux-ci des contenus étudiés concrètement, scientifiquement. Il a dévoilé ce que signifiaient dans la réalité le beau quand on est agriculteur ou professeur, la liberté si l'on habite la cité des 3 000, expliqué pourquoi les individus s'excluent eux-mêmes de ce qui, de façon occulte, les exclut de toute façon.

Comme dans la philosophie et, le meilleur des cas, la littérature, c'est encore et toujours de la con- dition humaine qu'il s'agit, mais non d'un homme en général, des individus tels qu'ils sont inscrits dans le monde social. Et si un discours abstrait, au-dessus des choses, ou prophétique, ne dérange personne, il n'en est pas de même dès lors qu'on donne le pourcentage écrasant d'enfants issus de milieux dominants intellectuellement ou économiquement dans les grandes écoles, qu'on révèle de manière rigoureuse les stratégies du pouvoir, ici et maintenant aussi bien chez les universitaires (Homo academicus) que dans les médias.

Question de langage ; substituer, par exemple, à "milieux, gens, modestes" et "couches supérieures" les termes de "dominés" et "dominants", c'est changer tout : à la place d'une expression euphémisée et quasi naturelle des hiérarchies, c'est faire apparaître la réalité objective des rapports sociaux.

Le travail de Bourdieu, acharné comme Pascal à détruire les apparences, à rendre manifeste le jeu, l'illusion, l'imaginaire social, ne pouvait que rencontrer des résistances dans la mesure où il contient des ferments de subversion, où il débouche sur une transformation du monde, dont l'ouvrage qu'il a dirigé avec son équipe de chercheurs, le plus connu, montre la misère.

Si, avec la mort de Sartre, j'ai pu avoir le sentiment que quelque chose était achevé, intégré, que ses idées ne seraient plus actives, qu'il basculait, en somme, dans l'histoire, il n'en va pas de même avec Pierre Bourdieu. Si nous sommes tant à éprouver le chagrin de sa perte - j'ose, ce que je fais rarement, dire "nous", en raison de l'onde fraternelle qui s'est propagée spontanément à l'annonce de sa mort - nous sommes aussi nombreux à penser que l'influence de ses découvertes et de ses concepts, de ses ouvrages, ne va cesser de s'étendre. Comme ce fut le cas pour Jean-Jacques Rousseau, à propos de qui je ne sais lequel de ses contemporains s'insurgeait de ce que son écriture rendît le pauvre fier.
    


Pierre Bourdieu

       
 

   
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