|
La
manière dont la mort de Pierre Bourdieu a été
annoncée et commentée dans les médias, le 24
janvier, à la mi-journée, était instructive.
a
manière dont la mort de Pierre Bourdieu a été
annoncée et commentée dans les médias, le 24
janvier, à la mi-journée, était instructive.
Quelques minutes en fin de journal, insistance - comme s'il s'agissait
de l'alliance incongrue, désormais impensable, de ces deux
mots - sur "l'intellectuel engagé". Par-dessus
tout, le ton des journalistes révélait beaucoup : celui
du respect éloigné, de l'hommage distant et convenu.
A l'évidence, par-delà le ressentiment qu'ils avaient
pu concevoir vis-à-vis de celui qui avait dénoncé
les règles du jeu médiatique, Pierre Bourdieu n'était
pas des leurs. Et le décalage apparaissait immense entre le
discours entendu et la tristesse, qui, au même moment, envahissait
des milliers de gens, des chercheurs et des étudiants, des
enseignants, mais aussi des hommes et des femmes de tous horizons,
pour qui la découverte des travaux de Pierre Bourdieu a constitué
un tournant dans leur perception du monde et dans leur vie.
Lire dans les années 1970 Les Héritiers, La Reproduction,
plus tard La Distinction, c'était - c'est toujours -
ressentir un choc ontologique violent. J'emploie à dessein
ce terme d'ontologique : l'être qu'on croyait être n'est
plus le même, la vision qu'on avait de soi et des autres dans
la société se déchire, notre place, nos goûts,
rien n'est plus naturel, allant de soi dans le fonctionnement des
choses apparemment les plus ordinaires de la vie.
Et, pour peu qu'on soit issu soi-même des couches sociales dominées,
l'accord intellectuel qu'on donne aux analyses rigoureuses de Bourdieu
se double du sentiment de l'évidence vécue, de la véracité
de la théorie en quelque sorte garantie par l'expérience
: on ne peut, par exemple, refuser la réalité de la
violence symbolique lorsque, soi et ses proches, on l'a subie.
Il m'est arrivé de comparer l'effet de ma première lecture
de Bourdieu à celle du Deuxième Sexe de Simone
de Beauvoir, quinze ans auparavant : l'irruption d'une prise
de conscience sans retour, ici sur la condition des femmes, là
sur la structure du monde social. Irruption douloureuse mais suivie
d'une joie, d'une force particulières, d'un sentiment de délivrance,
de solitude brisée.
Cela me reste un mystère et une tristesse que l'œuvre de Bourdieu,
synonyme pour moi de libération et de "raisons d'agir"
dans le monde, ait pu être perçue comme une soumission
aux déterminismes sociaux. Il m'a toujours semblé au
contraire que, mettant au jour les mécanismes cachés
de la reproduction sociale, en objectivant les croyances et processus
de domination intériorisés par les individus à
leur insu, la sociologie critique de Bourdieu défatalise l'existence.
En analysant les conditions de production des œuvres littéraires
et artistiques, les champs de luttes dans lesquelles elles surgissent,
Bourdieu ne détruit pas l'art, ne le réduit pas, il
le désacralise simplement, il en fait ce qui est beaucoup mieux
qu'une religion, une activité humaine complexe. Et les textes
de Bourdieu ont été pour moi un encouragement à
persévérer dans mon entreprise d'écriture, à
dire, entre autres, ce qu'il nommait le refoulé social.
Le refus opposé, avec une extrême violence parfois, à
la sociologie de Pierre Bourdieu vient, me semble-t-il, de sa méthode
et du langage qui lui est lié. Venu de la philosophie, Bourdieu
a rompu avec le maniement abstrait des concepts qui la fonde, le beau,
le bien, la liberté, la société, et donné
à ceux-ci des contenus étudiés concrètement,
scientifiquement. Il a dévoilé ce que signifiaient dans
la réalité le beau quand on est agriculteur ou professeur,
la liberté si l'on habite la cité des 3 000, expliqué
pourquoi les individus s'excluent eux-mêmes de ce qui, de façon
occulte, les exclut de toute façon.
Comme dans la philosophie et, le meilleur des cas, la littérature,
c'est encore et toujours de la con- dition humaine qu'il s'agit, mais
non d'un homme en général, des individus tels qu'ils
sont inscrits dans le monde social. Et si un discours abstrait, au-dessus
des choses, ou prophétique, ne dérange personne, il
n'en est pas de même dès lors qu'on donne le pourcentage
écrasant d'enfants issus de milieux dominants intellectuellement
ou économiquement dans les grandes écoles, qu'on révèle
de manière rigoureuse les stratégies du pouvoir, ici
et maintenant aussi bien chez les universitaires (Homo academicus)
que dans les médias.
Question de langage ; substituer, par exemple, à "milieux,
gens, modestes" et "couches supérieures" les termes
de "dominés" et "dominants", c'est changer tout :
à la place d'une expression euphémisée et quasi
naturelle des hiérarchies, c'est faire apparaître la
réalité objective des rapports sociaux.
Le travail de Bourdieu, acharné comme Pascal à détruire
les apparences, à rendre manifeste le jeu, l'illusion, l'imaginaire
social, ne pouvait que rencontrer des résistances dans la mesure
où il contient des ferments de subversion, où il débouche
sur une transformation du monde, dont l'ouvrage qu'il a dirigé
avec son équipe de chercheurs, le plus connu, montre la misère.
Si, avec la mort de Sartre, j'ai pu avoir le sentiment que quelque
chose était achevé, intégré, que ses idées
ne seraient plus actives, qu'il basculait, en somme, dans l'histoire,
il n'en va pas de même avec Pierre Bourdieu. Si nous sommes
tant à éprouver le chagrin de sa perte - j'ose,
ce que je fais rarement, dire "nous", en raison de l'onde fraternelle
qui s'est propagée spontanément à l'annonce de
sa mort - nous sommes aussi nombreux à penser que
l'influence de ses découvertes et de ses concepts, de ses ouvrages,
ne va cesser de s'étendre. Comme ce fut le cas pour Jean-Jacques
Rousseau, à propos de qui je ne sais lequel de ses contemporains
s'insurgeait de ce que son écriture rendît le pauvre
fier.
|
|