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Pierre
Bourdieu dénonçait fréquemment les « essayistes de cour »
et autres « intellectuels médiatiques » à la solde
des pouvoirs en place, ceux qui pondent livres et commentaires au
rythme des modes et des événements. Contrairement à ces « demi-savants »
qui peuplent rayons, colonnes et lucarnes à longueur d'année, le sociologue,
qui pouvait passer pour hautain et cassant, puisait sa force et sa
légitimité dans une somme de travaux reconnus à travers le monde,
une uvre protéiforme mêlant l'enquête de terrain et la réflexion
théorique, qui s'acharnait à décrypter la société et à comprendre
les rapports de force entre « dominants » et « dominés ».
Peu enclin à la nuance (ses propres positions font, heureusement,
l'objet de débats fondamentaux), Pierre Bourdieu était un intellectuel
radical : à ses yeux, la société impose et reproduit les
inégalités, à travers le système scolaire, la culture, les médias,
le langage, le sexe, qui contribuent chacun à l'intériorisation et
à l'acceptation de l'ordre des choses. Bourdieu était donc tout entier
du côté des perdants, et si sa vision ne correspondait pas à celle
de certaines classes sociales (n'a-t-il pas montré que chaque catégorie
obéit à ses propres intérêts ?), il est logique qu'elle ait nourri
la réflexion d'associations comme ATTAC (contre la mondialisation
néo-libérale) ou AC ! (contre le chômage). Pour reprendre une
des notions qu'il avait forgées, le professeur au Collège de France
restait dans le « champ » des laissés-pour-compte.
L'ironie du sort aura voulu qu'il devienne un maître à son tour, mais
un « maître à penser ». Après trente années de recherches
scientifiques, il avait fait un premier pas vers le grand public,
en 1993, en publiant « La misère du monde », une
somme réunissant les témoignages de ceux qui souffrent, ouvriers,
immigrés, travailleurs sociaux, mais aussi policiers et militants
du Front national ? Les années suivantes seront celles de la
prise de parole publique, lors des grandes grèves de décembre 1995
notamment, puis à travers des essais plus accessibles, plus polémiques
aussi. Avec lui disparaît la figure « dominante »
de la sociologie contemporaine. Mais Pierre Bourdieu a durablement
fécondé le champ de cette discipline, qu'il vivait comme un « sport
de combat », de même qu'il a profondément influencé une génération
de militants politiques et associatifs. Il laisse des armes utiles
pour comprendre et pour agir.
PLEIN
CADRE
Bourdieu, le penseur dérangeant.
L'ALSACE,
Vendredi 25 janvier 2002, A.F.P.
« Figure
très importante » pour ses amis ou « terroriste sociologique »
pour ses adversaires, le sociologue disparaît à l'âge de 71 ans.
INTERNATIONALEMENT
connu, Pierre Bourdieu, emporté par un cancer à l'âge de 71 ans, Paris,
était devenu l'une des têtes pensantes contre la mondialisation libérale,
au terme d'un fécond parcours de sociologue qui ne séparait pas sa
science d'un engagement militant. La classe politique, derrière Jacques
Chirac et Lionel Jospin, et les milieux syndicaux et associatifs,
ont rendu hommage au titulaire de la chaire de sociologie au Collège
de France. «C'est une figure très importante du 20e siècle»
qui disparaît, a dit le cofondateur de la Confédération paysanne,
José Bové. Le sociologue, qui n'a jamais été communiste, s'est affirmé
très tôt comme un chercheur engagé. En 1964, il écrit, avec Jean-Claude
Passeron, «Les Héritiers» : quatre ans avant Mai
68, il s'agit d'une critique fondamentale de l'enseignement supérieur
français. En 1993, il publie un pavé de près de 1.000 pages «La
misère du monde». Cette analyse de la «fracture sociale»
devient un best-seller et propulse l'intellectuel vers l'engagement
militant. Pour la première fois, un grand chercheur tente de «théoriser
l'exclusion». Celui qui avait soutenu en 1980 la candidature de
Coluche à l'élection présidentielle apporte alors son soutien au mouvement
des sans-papiers, à celui des chômeurs et signe l'appel «Agir ensemble
contre le chômage». À la fin des années 90, il devient
l'un des théoriciens-fondateurs d'Attac, l'association anti-mondialisation
libérale, à travers notamment sa maison d'édition Liber/Raisons d'agir.
Elle publie des petits livres au succès inattendu, dénonçant vigoureusement
le néo-libéralisme ou «la corruption de la société médiatique».
En 1998, une vague de «Bourdieumania» déferle dans les médias.
«Bourdieu est de toutes les luttes. Ses idées portent, ses livres
s'arrachent», écrit l'essayiste et journaliste Jean-Claude Guillebaud.
Mais d'autres intellectuels, comme Alain Finkielkraut, ironisent: «grâce
à lui le monde est devenu simple, partagé entre dominants et dominés»,
tandis que la sociologue Jeanine Verdès-Leroux rédige un essai critique
sur son «terrorisme sociologique». Ses détracteurs l'accusent
de sectarisme. «Tout ce que l'on décrit sous le nom (...)
de "mondialisation" est l'effet, non d'une fatalité économique
mais d'une politique consciente et délibérée, celle qui a conduit
les gouvernements libéraux ou même socio-démocrates d'un ensemble
de pays économiquement avancés à se déposséder du pouvoir de contrôler
les forces économiques (...). Il s'agit de restaurer la politique»,
disait-il en 2000. Né le 1er août 1930 à Denguin (Pyrénées-atlantiques),
dans une famille d'origine paysanne, Pierre Bourdieu, normalien et
agrégé de philosophie, entame une carrière de professeur qui le conduit
à Moulins, Alger, Paris et Lille. De 1964 à 1980, il travaille à l'École
des hautes études en sciences sociales. Il est parallèlement directeur
de la revue «Actes de la recherche en sciences sociales». Parmi
ses livres, figurent «Sociologie de l'Algérie» (1958), «Travail
et travailleurs en Algérie» (1963), «Le Déracinement» (1964),
«La Distinction» (1979), «Ce que parler veut dire» (1982),
«La Noblesse d'État» (1989), «Les règles de l'Art»
(1992), «Sur la télévision» (1997), «La Domination masculine»
(1998) et «Les structures sociales de l'économie» (2000). Jusqu'au
bout, il aura travaillé notamment à un essai sur le célibat en Béarn,
sa terre natale, qui paraîtra en mars.
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