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Bourdieu est mort, des suites d'un cancer, il avait 71 ans.
Philosophe, puis sociologue, il s'est d'abord intéressé
à la sociologie, en Algérie, dans les années
58, dans un champ de la pensée où sévissaient,
déjà, des intellectuels de la différence, comme
Samir Amine, Anouar Abdelmalek, Mohammed Arkoune, le jeune Abdellah
Laroui, Abdelaziz Belal etc.
Mais
ils n'étaient pas tellement vedettes, à l'époque,
ces intellectuel-là, qui étaient réticents voire
même opposés à la pensée dite de droite,
de l'époque, foncièrement idéologisée
et appauvrie par la division du monde en deux blocs, dont chacun se
revendiquait de la Vérité (avec un “v” majuscule).
Pierre
Bourdieu en gardera la rigueur du sociologue, plongé dans le
réel et respectueux de ses imaginaires, sans en exclure, jamais
le côté idéologique.
Cela on le constatera plus tard, avec le lancement de mouvements paysans,
de grèves d'ouvriers ou de lutte contre la mondialisation: Bourdieu
est resté aux côtés des démunis, sans état
d'âme ni aucun complexe, quand certains intellectuels arabo-musulmans
n'avaient pas de bagage pour expliquer la crise afghane et la sortie,
en vedette du show de nouveau type, d'un enturbané nommé
Oussama Beladen.
Quel
bel hommage que celui des postiers, qui étaient en grève
et qui ont eu droit au soutien inconditionnel de Bourdieu, descendu
avec eux dans la rue et qui, aujourd'hui s'en rappellent, dans un
pamphlet, politiquement et savamment rédigé en ces termes: “Il
faisait partie de ceux qui défendaient l'autonomie du mouvement
social, comme moyen de renforcer la dynamique des luttes, vers des
changements profonds.”
Et
voilà le problème, aussi ancien que le monde re-posé: Quel
relation entre le pouvoir (les pouvoirs ?) et les intellectuels ?
Au Maroc, où Pierre Bourdieu est passé en tant que conférencier,
tout autant d'ailleurs que toute la génération des structuralistes,
post-sartriens, à la fin des années 60, les préoccupations
sociologiques n'ont jamais pris, faute de terrain de réflexion,
dans un pays qui avait fermé l'Institut de sociologie et renvoyé
les sociologues au chômage et certains en prison.
On
n'aimait pas, à l'époque, les sociologues et les rares
hommes de terrain, envoyés à la campagne et encadrés
par feu Paul Pascon, dans le cadre de stages agronomiques, étaient
mal vus par les moqaddems, les chioukhs et de manière plus
générale par les agents d'autorité.
La sociologie, elle, qui dépendait de la nature des régimes
en place et qui était mal vue par les régimes totalitaires,
n'a jamais trouvé de champ d'ancrage, y compris et surtout
au Maroc, voire même en France où Bourdieu a fait école,
en tant que penseur, polyvalent, soucieux de l'enrichissement des
différences !
Pierre
Bourdieu s'est intéressé à tout, ce fut un touche-à-
tout: politique, culture, art, cinéma, bande dessinée,
littérature, télévision, media, fonction publique,
misère sociale, sport etc.
Il a soulevé un tollé, quand il s'en est pris à
la télé et aux journalistes “chiens de garde”,
dans un État-spectacle, où la stratégie était
destinée à décerveler, à appauvrir et
à faire douter.
Il
proclamait, lui qui a voté pour Coluche lors de la présentation
du “bouffon public” aux élections présidentielles, la
nécessité de l'intellectuel critique: “Il n'y
a pas de démocratie effective sans vrai contre-pouvoir critique.”
La leçon est bonne et elle est applicable à pas mal
de pays où l'alternance est à l'honneur, surtout quand
la pensée ne suit pas.
Aujourd'hui,
le Maroc paie encore cette condamnation à mort de la sociologie
et c'est certainement ce qui fait qu'on n'a jamais pris le corps social
marocain à bras le corps (Les phénomènes sociétaux
dont a parlé récemment M.Fathallah Oualaâlou,
notre ministre des Finances, grand économiste), pour s'adonner
à une analyse, pluridisciplinaire, qui s'arme de l'exigence
sociologique et du grand savoir ethnologique, longtemps maîtrisé
par les Etats compradores et leurs agents, à des fins répressives.
La sociologie était dangereuse et il suffisait d'être
sociologue, pour être déclaré hors la loi.
Car
le sociologue ne fait-il pas autre chose que coller au réel,
qui selon les Epucuriens change constamment et l'eau de la rivière
qui coule, qu'on prend dans la main n'est plus la même à
l'instant même où on la fait changer de destination.
Pierre Bourdieu ne fut pas que sociologue praticien, ce fut aussi
un théoricien de haut niveau, au Collège de France notamment
et à l'École des Hautes Études, où il
débattait des préoccupations théoriques, soulevées
par Anouar Abdelmalek notamment et de nombreux chercheurs africains
ou d'Amérique Latine.
On
sait que les propos, pertinents de Pierre Bourdieu, considéré
comme proche de la gauche, mais pas au même niveau que Alain
Touraine, ont dérangé tout le monde car il en est toujours
revenu à une règle élémentaire dans le
domaine du savoir: Ce sont les mouvements sociaux qui font l'histoire.
Avec
Pierre Bourdieu, on a aussi découvert une possibilité
d'analyse différente du sport, sur lequel il a réfléchi,
de manière pertinente comme phénomène scio-économique,
ludique et humain, contrairement aux détenteurs de la reproduction
institutionnelle et du savoir-unique, qui se croient seuls détenteurs
de la Vérité.
Après Gilles Deleuze, le grand philosophe, qui a laissé
une cassette-confessions, on peut regarder Pierre Bourdieu dans “La
sociologie est un sport de combat” du sociologue Pierre Carles.
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