e Bureau National de L'Apses vient d'apprendre avec beaucoup d'émotion
le décès de Pierre Bourdieu, hier 23/1/2002.
Cette disparition frappe en effet les professeurs de Sciences Économiques
et Sociales à bien des titres.
C'est tout d'abord le sociologue novateur et critique qui vient à
l'esprit des enseignants, celui qui a profondément renouvelé l'approche
des phénomènes sociaux, tout en puisant son inspiration dans la sociologie
classique (Marx, Durkheim, Weber). La lecture de ses travaux et leur
diffusion auprès des élèves a toujours été pour nous un apprentissage
de la rigueur et une source d'imagination sociologique. L'étude de
sa pensée permet aux élèves d'approfondir leur réflexion et de dépasser
le sens commun pour accéder à des niveaux supérieurs d'intelligence
des débats de société qui sont au coeur de notre enseignement.
C'est aussi le collègue engagé auprès de nous dont nous déplorons
la perte : il a été un des soutiens déterminés de notre enseignement
de Sciences économiques et sociales depuis sa création jusqu'à aujourd'hui.
Ne ménageant jamais sa peine malgré la maladie, il n'a pas hésité
à manifester sa solidarité active lorsque notre discipline s'est trouvée
menacée. Il a marqué par sa présence de nombreuses manifestations
et nous ne l'avons pas oublié. Pour lui, il convenait en effet de
donner à l'ensemble des jeunes les moyens d'accéder au savoir sociologique
pour leur permettre de devenir des citoyens conscients et actifs.
C'est enfin l'intellectuel présent dans l'espace public au côté des
dominés et des opprimés que nous saluons et dont nous regrettons la
perte car son combat pour une société plus juste nous paraît être
celui de tout "honnête homme" du XXI ° siècle.
L'Apses s'associe au deuil de ses proches et de sa famille.
Hommage
d’un enseignant de SES à Pierre Bourdieu.
Par
Sylvain David.
Texte prononcé lors de l'hommage rendu au Théâtre
de la colline, le 02/02/02.
Je
m’exprime ici en tant que professeur de Sciences Économiques
et Sociales, enseignement qui est dispensé en lycée
général, et au-delà, je m’exprime en tant qu’enseignant
qui souhaite rendre hommage à Pierre Bourdieu.
Les
enseignants de SES ont, en effet, établi un rapport particulier
avec le travail sociologique de Pierre Bourdieu, rapport particulier
à plus d’un titre.
Tout
d’abord, dans leur parcours personnel : beaucoup d’enseignants
de SES ont à l’origine une formation en économie et
plus d’un a été « éveillé »
à la sociologie grâce à Pierre Bourdieu. J’entends
par « éveillé à la sociologie » avoir
été amené à opérer une rupture
par rapport au sens commun à propos du monde social.
Ensuite,
notre rapport à Pierre Bourdieu est lié à notre
activité même d’enseignement.
Mais
cet enseignement ne se dispense pas sans difficultés.
D’une
manière générale, la première de ces difficultés
est liée à la nécessité de simplifier
des analyses complexes sans pour autant être réducteur.
Par
ailleurs, il est tout aussi difficile d’enseigner des logiques sociales
à des individus qui en sont les objets. Il faut souligner que
beaucoup des élèves que nous accueillons sont d’origine
populaire et enseigner l’inégalités des chances à
l’école peut risquer d’occasionner un certain fatalisme (difficulté
soulignée par Pierre Bourdieu).
Autrement
dit, il n’est pas forcément aisé de « vendre la
mèche » que ce soit pour les élèves ou pour
les enseignants d’ailleurs.
Mais
au-delà de ces difficultés, il est clair que ce qui
est enseigné permet à nos élèves de mieux
comprendre le monde social et leur permet de se saisir de ces analyses
pour le transformer. On peut parler, je crois de prise de conscience
nécessaire et utile.
Enfin,
notre rapport à Pierre Bourdieu est lié aux combats,
aux luttes dans lesquels il nous a toujours soutenu.
Il
estimait être en partie à l’origine de la création
des Sciences Économiques et Sociales dans les années
soixante et il a toujours été à nos côtés
lorsque notre enseignement était menacé : en
1980 à la Bourse du Travail (quand le gouvernement de l’époque
voulait expurger la dimension sociologique des SES, dimension jugée
trop critique) ou encore en 1998 lorsqu’il a participé à
un stage organisé par l’Association des Professeurs de SES
où il nous disait que « si [notre] enseignement était
menacé (par le ministre de l’Éducation Nationale de
l’époque, Claude Allègre), c’est que quelque chose de
très important était en péril ». Il pensait
que nous participons, à notre place, à la résistance
à l’économisme.
Je
pourrais citer aussi les pétitions de soutien qu’il a signées
ou encore la dimension symbolique de l’invitation qu’il a faite aux
élèves des classes préparatoires Lettres et Sciences
Sociales à l’occasion de sa dernière leçon au
Collège de France.
Pour
toutes ces raisons, nous souhaitons exprimer notre reconnaissance
à Pierre Bourdieu, une reconnaissance au compagnon intellectuel
et au compagnon de lutte qu’il a été.
La
meilleure façon de lui rendre hommage est certainement d’essayer
ensemble de maintenir le cap. En ce qui nous concerne, cela implique
de continuer à associer le travail permettant de faire progresser
notre compréhension du monde social et l’action collective
permettant sa transformation.
Pierre
Bourdieu nous a laissé des outils pour comprendre et des raisons
pour agir avec tous ceux qui représentent ce qu’il appelait
« la main gauche de l’État ».
Cet
héritage est aussi le nôtre.
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