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En
hommage à Pierre Bourdieu Centre de Sociologie
Européenne
ierre
Bourdieu n'est plus désormais parmi nous. Nous avons perdu
un maître et un ami. Il écrivait à propos de Maurice
Halbwachs qu'il a beaucoup contribué à réhabiliter
: "J'ai la conviction que l'entreprise scientifique qui a été
interrompue par la mort d'un savant tel que Halbwachs attend de nous
sa continuation". Ce constat s'applique à l'œuvre de Pierre
Bourdieu, hommage que la raison scientifique se rend en quelque sorte
à elle-même au fil des générations et que
les membres du Centre de sociologie européenne tenteront pour
leur part de poursuivre.
C'est
dans le cadre de ce centre de recherches qu'il a réhabilité
en France la grande tradition intellectuelle qu'il a incarné
et qu'il n'a cessé de défendre et de diffuser. Pierre
Bourdieu est non seulement l'auteur d'un nombre considérable
de recherches aux objets les plus variés mettant en œuvre les
méthodes les plus diverses (voir bibliographie), mais aussi,
il convient de le rappeler particulièrement ici, un "intellectuel
collectif", tant cette notion qu'il avait inventée, exprimait
adéquatement sa manière de concevoir et de pratiquer
le "métier de sociologue". Il a d'abord fait du Centre
de sociologie européenne un véritable collectif intellectuel,
comme l'attestent, entre autres, le nombre et l'importance des recherches
qui y ont été menées, la revue qu'il a créée
et animée en son sein, Actes de la recherche en sciences
sociales et qu'il a élevée au rang d'une des plus
prestigieuses publications en sciences sociales en France et à
l'étranger, les collections d'ouvrages qu'il a dirigées
tant aux Editions de Minuit (Le sens commun) qu'au Seuil (Liber).
C'est
ainsi qu'il a fait reparaître nombre de textes majeurs et oubliés
de l'Ecole française de sociologie (Durkheim, Halbwachs, Mauss),
qu'il a fait traduire et connaître les œuvres d'Aaron Cicourel,
de Grégory Bateson, d'Erving Goffman, d'Ulf Hannerz, de Richard
Hoggart ou encore d'Albert Hirschman, William Labov. Mais son intérêt
ne s'arrêtait pas à la sociologie ou à ce qui
s'en approchait puisqu'ont été traduites et publiées
dans ses collections des oeuvres majeures d'Ernst Cassirer, de Herbert
Marcuse, d'Erwin Panofsky, de Siegfried Nadel ou d'Edward Sapir. Intellectuel
français le plus traduit à l'étranger, il a aussi
beaucoup contribué à faire connaître au public
français des œuvres étrangères. Il a également
édité de nombreux auteurs français, des sociologues,
bien sûr, mais également des philosophes (notamment Jules
Vuillemin, Jean Bollack), des linguistes (comme Emile Benveniste,
Mikhail Bakhtine, Oswald Ducrot, Luis Prieto), des historiens (François
de Dainville, Moses I. Finley, Louis Marin, Christophe Charle). Sans
éclectisme mais avec une grande ouverture d'esprit (Actes
de la recherche en sciences sociales a publié plus de 300
auteurs français et étrangers), assumant résolument
sa croyance dans les vertus émancipatrices de la raison scientifique.
Pour ceux qui ont eu la chance de connaître les débuts
artisanaux de cette revue, Actes restera, à l'instar
de l'atelier d'un maître-compagnon, un extraordinaire laboratoire
de formation à la recherche.
Pierre
Bourdieu a été un de ceux qui a le plus contribué
à former de nouvelles générations d'intellectuels
français et étrangers. Non seulement par ses ouvrages
dont certains étaient spécifiquement destinés
au grand public intellectuel et aux étudiants, par ses textes
concernant l'usage réflexif des méthodes en sciences
sociales, mais également par ses séminaires de formation
à la recherche qui s'efforçaient de rejeter les clivages
académiquement établis, en particulier l'opposition
entre travail empirique et analyse conceptuelle. Il invitait à
traiter les concepts comme autant de théories en acte : chaque
concept était pour lui un programme de travail et les objets
empiriques les plus modestes autant d'enjeux théoriques. Enfin,
on ne peut pas ne pas évoquer sa disponibilité, son
attention à la fois bienveillante et exigeante aux recherches
de ceux qui travaillaient avec lui. Ceux qui ont eu le privilège
de bénéficier de ces échanges n'oublieront pas
sa générosité.
Pierre
Bourdieu, malgré les nombreuses fonctions qu'il exerçait,
avait tenu à rester membre du Centre qu'il avait continué
d'animer. Aujourd'hui nous sommes en deuil d'un maître, d'un
compagnon, d'un ami.
C'est
avec beaucoup d'émotion que nous avons reçu vos témoignages de sympathie.
Nous les avons transmis aux membres de la famille. Pierre Bourdieu
était une partie de nous-mêmes. Merci de nous aider à supporter cette
disparition.
Le Centre de sociologie européenne
Disparition
de Pierre BOURDIEU : Communiqué de la Présidence et
de la Direction générale du CNRS,
Paris, le 25 janvier 2002
Pierre
BOURDIEU, professeur de sociologie au Collège de France, a
reçu en 1993 la Médaille d'or du CNRS, la plus haute
distinction de notre institution, pour l'ensemble de son oeuvre qui
a été internationalement reconnue et traduite dans de
multiples langues.
Lors
du discours prononcé au cours de la cérémonie
organisée pour la réception de sa médaille, le
7 décembre 1993, Pierre BOURDIEU déclarait que "le
développement de la sociologie et de la connaissance scientifique
de la société est conforme à l'intérêt
général et que la sociologie est fondée à
se définir comme un service public". Pierre BOURDIEU
a oeuvré plus que tout autre pour le développement de
la sociologie et de la connaissance scientifique de la société
au nom d'un intérêt général qu'il plaçait
avant les intérêts singuliers. Au nom du CNRS, nous nous
associons pleinement à la douleur de son épouse, de
ses enfants, de ses proches et de tous ceux qui, en France comme à
l'étranger, ont eu le privilège de bénéficier
de son enseignement, de ses orientations, de ses critiques et de sa
générosité intellectuelle.
Gérard
Mégie, Président du CNRS
Geneviève BERGER, Directrice générale du CNRS
Message électronique
envoyé à l'ensemble des membres de l'Ehess par
son président actuel.
l'École, où il aura passé près de quarante ans, Pierre Bourdieu
n'a pas cessé de nouer un attachement fort et exigeant. D'elle, il
attendait toujours plus. Il ne s'est pas contenté d'y élaborer une
œuvre dont on sait depuis longtemps l'importance et l'influence. Il
a voulu et il a su se servir de toutes les ressources qu'offrait l'institution,
mieux, il les a révélées. Il y aura été l'animateur d'un centre où
se sont formées des générations de jeunes chercheurs ; il y a créé
et dirigé sans relâche une revue, les Actes de la Recherche,
qui entendait défendre et illustrer une pratique savante et critique
des sciences sociales ; il y aura été présent sur les fronts où, pendant
ces années, le débat s'engageait. Il y a été passionnément suivi et
passionnément discuté : la plupart d'entre nous ont eu l'occasion
de se confronter avec la pensée de Bourdieu. Dans la tristesse qui
l'accompagne, sa mort nous touche et elle est l'occasion de dire ce
que, collectivement, accords et désaccords confondus, nous lui devons.
Jacques
Revel
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