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Bourdieu est décédé mercredi soir à l’âge
de 71 ans d’un cancer. Titulaire de la chaire de sociologie au Collège
de France depuis 1981, Pierre Bourdieu était reconnu comme
ayant renouvelé la sociologie dans les années 60.
Élève de l’Ecole normale supérieure, agrégé
de philosophie, il avait commencé sa carrière universitaire
à la Faculté des lettres d’Alger en 1958. Ses premiers
travaux étaient consacrés à l’Algérie,
«Sociologie de l’Algérie» en 1958, «Travail
et travailleurs en Algérie» en 1963, et «Le
déracinement, la crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie»
avec Abdelmalek Sayad en 1964. Il avait été à
l’origine de la création du CISIA à la fin de l’année
1993 (nous reviendrons sur l’entretien qu’il nous avait alors accordé)
en solidarité avec les intellectuels algériens victimes
du terrorisme islamiste. Ses premiers sujets d’étude ont été
l’éducation, la culture, l’art. La production intellectuelle
de Pierre Bourdieu et son engagement militant se rejoignaient. Dans
un entretien au Monde en 1992, il expliquait : «Ce
que je défends, c’est la possibilité et la nécessité
de l’intellectuel critique. Il n’y a pas de démocratie effective
sans vrai contre-pouvoir critique. L’intellectuel en est un et de
première grandeur.» Ces dernières années,
il s’était penché sur l’influence et le pouvoir des
médias. Pierre Bourdieu reprochait aux médias d’être
soumis à une logique commerciale. L’homme, engagé dans
le débat social, était monté en première
ligne lors des grèves sociales de décembre 1995, il
avait pris position contre la mondialisation. Il voulait «une
gauche de gauche». «Dix ans de pouvoir socialiste
ont porté à son achèvement la démolition
de la croyance en l’Etat et la destruction de l’Etat-providence entreprise
dans les années 70 au nom du libéralisme»,
déclarait-il au Monde en 1992. Dans un texte relatif
aux «objectifs d’un mouvement social européen»
publié au printemps 2000 par Le Monde, Pierre Bourdieu
écrivait : «Tout ce que l’on décrit sous le
nom à la fois descriptif et normatif de “mondialisation“ est
l’effet, non d’une fatalité économique, mais d’une politique,
consciente et délibérée, celle qui a conduit
les gouvernements libéraux ou même socio-démocrates
d’un ensemble de pays économiquement avancés à
se déposséder du pouvoir de contrôler les forces
économiques, et celle surtout qui est délibérément
organisée dans les “green rooms“ des grands organismes internationaux,
comme l’OMC, ou au sein de tous les “networks“ d’entreprises multinationales…
qui sont en mesure d’imposer, par les voies les plus diverses, juridiques
notamment, leurs volontés aux Etats.».
MEDIASCOPIE
La passion algérienne de Bourdieu.
Par
Belkacem Mostefaoui, El watan, 30/01/02, dernière minute.
Avec
le décès du sociologue français Pierre Bourdieu,
l’Algérie a perdu un de ses défricheurs de fond qui
a mis sa passion du pays au service de la production d’un savoir fécond.
De sa pérégrination active, six années durant
à la jonction des années 50/60, entre l’université
d’Alger et le pays profond, Bourdieu a forgé les premières
bases solides de son œuvre monumentale.
Ses chemins de crête pour la construire, il les a choisis sous
une règle cardinale : «Ce que je défends, c’est
la possibilité et la nécessité de l’intellectuel
critique. Il n’y a pas de démocratie effective sans vrai contre-pouvoir
critique. L’intellectuel en est un, et de première grandeur.»
Par ces temps de répression soudaine de la liberté d’expression
sous la férule de l’arsenal pénal de Ahmed Ouyahia (Dilem
et Salima Tlemçani soumis aux questions de la police pour le
compte de l’armée), il est revigorant de garder en mémoire
que Bourdieu a été le promoteur courageux et infatigable
d’un soutien conséquent aux intellectuels, artistes et journalistes
algériens, par le biais du Cisia à partir de 1994. Le
sociologue a mis alors son poids d’autorité morale et intellectuelle
pour réduire la force de nuisance de la peste intégriste.
Ce qui ne lui a pas interdit, il y a une année de cela, de
signer un appel dans Le Monde pointant la tentation totalitaire
de nos généraux. Avant cela, dans le cheminement de
sa force tranquille, il a offert sa solidarité aux anthropologues
défricheurs du domaine berbère : Mouloud Mammeri,
Tassadit Yacine et d’autres, ont trouvé, grâce à
lui, dans la prestigieuse maison des sciences de l’homme à
Paris, un havre pour leurs travaux et la revue de référence
qu’est devenue Awal. Ce sont ses mots : «L’Algérie
est ma seconde patrie.» Rapatrier aujourd’hui des lueurs
de l’œuvre de Pierre Bourdieu, c’est aussi réduire l’agitation — qui
risque d’être durablement improductive — des scènes
politique et médiatique face aux convulsions du mouvement social
parti de Kabylie ces dix derniers mois. Ils gagneraient, les ténors
de ces scènes, à méditer une leçon magistrale
de Bourdieu, celle de l’humilité comme moteur de savoir. Humilité
racontée par cette anecdote dans l’un de ses tous derniers
livres (Les structures sociales de l’économie, Le Seuil
2000) : «Je me souviens, écrit-il, être
resté de longues heures à harceler de questions un paysan
kabyle qui essayait de m’expliquer une forme traditionnelle de prêt
de bétail parce qu’il ne m’était pas venu à l’esprit
que le prêteur put, contre toute raison “économique“,
se sentir l’obligé de l’emprunteur au nom de l’idée
que celui-ci assurait l’entretien d’une bête qu’il aurait fallu
nourrir en tout cas.»
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