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Le
sociologue disparu faisait l'apologie de l'intellectuel critique.
Un modèle devenu rare, auquel lui-même ne fut pas toujours
fidèle.
a
disparition, le 24 janvier, de Pierre Bourdieu, gourou pour les uns,
épouvantail pour les autres, marque une nouvelle étape
dans la crise majeure que traversent aujourd'hui les intellectuels
français. Avec lui s'éteint un maître penseur,
le dernier des chefs de bande intellocrates. Mais c'est aussi un certain
type d'esprit qui s'efface: l'intellectuel critique, celui qui
saisit à bras-le-corps les questions vives de la société,
celui dont la méthode consiste à arpenter le terrain,
non à gloser sur les idées et les théories face
aux caméras ou dans des amphis survoltés. Le visage
de la critique ou l'homme probe. Son rôle est clair: fournir
une grille de lecture de la société. Et, quand il quitte
la scène, reste en piste sa doublure, l'intellectuel médiatique,
souvent plus acteur que penseur. Le premier utilise son savoir comme
une boîte à outils et plonge dans la salle des machines
de la société; le second cherche les miroirs, puisant
dans les citations et les concepts pour trouver un rôle. Le
premier vient du terrain; le second s'y promène.
Les
modes apportent et emportent les intellectuels médiatiques.
Les médias les font exister dans le flux des images et des
paroles, les utilisent selon les circonstances et finissent par faire
d'eux des objets de consommation: à peine apparus, ces
intellos précaires sont chassés par d'autres; ils
ne peuvent prendre corps et s'inscrire dans la durée. Balzac,
bien avant Debord et Bourdieu, l'avait noté: les journaux
sont faits non pour éclairer, mais pour flatter. Or, plus que
jamais, la complexité du monde exige l'explication, et non
la séduction. L'intellectuel médiatique est en soldes.
L'intellectuel critique préfère le sur-mesure.
Bourdieu
sut parfaitement pointer la menace: «Il n'y a pas de
démocratie effective sans vrai contre-pouvoir critique, écrivait-il
en 1992. L'intellectuel en est un, et de première grandeur.»
Comment ne pas adhérer à ce propos? Et pourtant! Son
parcours illustre bien la difficulté qu'ont philosophes, sociologues
ou essayistes à relever ce défi, à conserver
le statut de pur critique. Chez Bourdieu, la biographie, hélas,
dément l'intention. Car il fut à la fois l'intellectuel
critique qu'il appelait de ses vœux et l'intellectuel médiatique
dont il se méfiait tant. Le remède et le poison. Intellectuel
critique, il le fut à ses débuts. Il recherchait alors
l'épreuve plus que l'adhésion, il se référait
à l'expérience plus qu'à sa propre bibliothèque.
Cela donna quelques grands livres qui firent de lui la figure majeure
de la sociologie contemporaine: Les Héritiers,
en 1964, La Reproduction, en 1970. Puis le descendant de Zola
devint l'héritier de Sartre. Celui qui entendait mettre le
réel en crise et débusquer les problèmes là
où les choses semblaient aller de soi fut saisi, au détour
des années 1980, du besoin compulsif de ferrailler. Il chercha,
à son tour, un os à ronger pour la polémique.
Il y eut Sartre juché sur son tonneau à Billancourt,
puis il y eut Bourdieu défilant au milieu des «révoltés»
de 1995, ces conducteurs de TGV qui luttaient pour la retraite à
50 ans. Muet en Mai 68, ardent défenseur de la candidature
de Coluche à la présidentielle de 1981, Bourdieu fut,
à la fin de sa vie, de toutes les manifestations. L'important
devint la pose. Etre dans le coup. La situation comptait plus que
l'œuvre et l'invective remplaça la discussion: Ricœur?
Un «philosophe du dimanche»; Finkielkraut? Un «collabo»...
Refusant de participer au spectacle médiatique ordinaire, Bourdieu
institua un spectacle médiatique extraordinaire, d'une efficacité
dogmatique redoutable. Oubliée, la boîte à outils!
Envolée, la grille de lecture!
Ce
genre de posture peut se révéler dramatique. Régis
Debray, dans un essai qui ressemblait à la veillée funèbre
de l'intellectuel français (1), a bien montré vers quel
abîme conduit cette dérive: «Ce qui fut
un plus pour notre modernité nouvelle - une aide à
la maturité, à l'allégement du destin, à
la prise de responsabilité - est devenu un moins
qui infantilise, stérilise les énergies et nuit à
la saisie du vif.» Retour, encore, à l'intellectuel
médiatique: piégé par le vedettariat, il
ne fait plus le travail méticuleux qu'accomplissent désormais
de «simples» journalistes, comme Jean-Claude Guillebaud,
ou des écrivains hors système, comme Pascal Bruckner
ou Philippe Muray.
L'intellectuel
critique a disparu. Momentanément, peut-être. Mais qui,
demain, assumera cette fonction? Celui qui comprendra que l'intellectuel
du XXIe siècle n'est ni un tribun ni un prophète, qu'il
n'a ni le droit ni le devoir d'annoncer aux hommes ce qu'il leur incombe
de faire. L'intellectuel est mort s'il ne sait rompre avec cette tradition
- inaugurée par Marx dans sa Onzième Thèse
sur Feuerbach et adoptée aussi bien par le vieux Sartre
que par le vieux Bourdieu - qui veut que l'on cesse de penser
le monde, mais qu'on le change. Si la tâche de l'intellectuel
critique est plus modeste, elle doit aussi être plus efficace: il
s'agit de produire une grille d'interprétation du monde contemporain.
Non pas enseigner des pensées, mais apprendre à penser.
Non pas porter l'élève, mais le guider. C'est à
cette condition, rappelait Kant, qu'à l'avenir l'élève
sera capable de marcher lui-même. Mais il est vrai que Kant
écrivait en un siècle dont on dit qu'il fut celui des
Lumières. Bourdieu fut une étincelle, ce qui, somme
toute, n'est pas si mal à l'heure où tant d'autres préfèrent
les flashes.
(1)
I. F. [Intellectuel français] suite et fin, par
Régis Debray (Gallimard, 2000)
Disparition
Pierre
Bourdieu est mort.
Cécile Pivot, L'Express en ligne, 24/01/2002.
Le
sociologue Pierre Bourdieu est décédé mercredi 23 janvier à l'âge
de 71 ans des suites d'un cancer à l'hôpital Saint-Antoine à Paris.
Né en 1930 de parents aux revenus fort modestes, il fait ses études
à Louis-le-Grand et obtient l'agrégation de philosophie à 25 ans.
Nommé maître de conférences à la faculté des lettres de Lille en 1961,
il devient directeur d'études à l'École pratique des hautes
études en 1964 : à 34 ans, Pierre Bourdieu est l'un des
plus brillants professeurs de sa génération et l'un des plus jeunes
à y enseigner. Dès cette époque, il acquiert une certaine renommée
en publiant avec Jean-Claude Passeron Les héritiers, un ouvrage
qui, quatre ans avant Mai 68, critique vertement l'enseignement supérieur
français.
École
sociologique. Dès lors, il participe activement à la vie sociale
et politique du pays. Il réunit autour de lui une école sociologique
dont la revue Actes de le recherche des sciences sociales,
fondée en 1975, en sera la vitrine [sic]. Titulaire de la chaire
de sociologie au Collège de France en 1981, il soutient la même année,
avec Michel Foucault, le syndicat polonais Solidarnosc, et défend
les projets de réforme de l'éducation du Premier ministre Michel Rocard
et du ministre de l'Éducation nationale Lionel Jospin.
Prises
de position multiples. Dans les années 90, il multiplie les prises
de position : durant les manifestations contre le «plan
Juppé», il accepte de lancer un «appel des intellectuels en soutien
aux grévistes», avec de nombreux militants de l'ultra-gauche et le
12 décembre de la même année, il défend également les cheminots. Salman
Rushdie, les intellectuels algériens, la cause des chômeurs en 1998
et l'antimondialisation feront partie de ses combats. Intellectuel
dominant pour certains, simple contestataire pour d'autres, le très
médiatique Pierre Bourdieu a en tout cas construit un système avec
ses livres labélisés (Ce que parler veut dire, La noblesse
d'État, Méditations pascaliennes), ses réseaux intransigeants,
ses admirateurs et ses ennemis.
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