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  Pierre Bourdieu

 
   

sociologue énervant

 
   

 

Décès de Pierre Bourdieu :(
 

 
   

 


Pierre Bourdieu

 Bourdieu sans héritiers.




François Busnel, L'Express, 31/01/2002.

 


  

Le sociologue disparu faisait l'apologie de l'intellectuel critique. Un modèle devenu rare, auquel lui-même ne fut pas toujours fidèle.

a disparition, le 24 janvier, de Pierre Bourdieu, gourou pour les uns, épouvantail pour les autres, marque une nouvelle étape dans la crise majeure que traversent aujourd'hui les intellectuels français. Avec lui s'éteint un maître penseur, le dernier des chefs de bande intellocrates. Mais c'est aussi un certain type d'esprit qui s'efface: l'intellectuel critique, celui qui saisit à bras-le-corps les questions vives de la société, celui dont la méthode consiste à arpenter le terrain, non à gloser sur les idées et les théories face aux caméras ou dans des amphis survoltés. Le visage de la critique ou l'homme probe. Son rôle est clair: fournir une grille de lecture de la société. Et, quand il quitte la scène, reste en piste sa doublure, l'intellectuel médiatique, souvent plus acteur que penseur. Le premier utilise son savoir comme une boîte à outils et plonge dans la salle des machines de la société; le second cherche les miroirs, puisant dans les citations et les concepts pour trouver un rôle. Le premier vient du terrain; le second s'y promène.

 Les modes apportent et emportent les intellectuels médiatiques. Les médias les font exister dans le flux des images et des paroles, les utilisent selon les circonstances et finissent par faire d'eux des objets de consommation: à peine apparus, ces intellos précaires sont chassés par d'autres; ils ne peuvent prendre corps et s'inscrire dans la durée. Balzac, bien avant Debord et Bourdieu, l'avait noté: les journaux sont faits non pour éclairer, mais pour flatter. Or, plus que jamais, la complexité du monde exige l'explication, et non la séduction. L'intellectuel médiatique est en soldes. L'intellectuel critique préfère le sur-mesure.

 Bourdieu sut parfaitement pointer la menace: «Il n'y a pas de démocratie effective sans vrai contre-pouvoir critique, écrivait-il en 1992. L'intellectuel en est un, et de première grandeur.» Comment ne pas adhérer à ce propos? Et pourtant! Son parcours illustre bien la difficulté qu'ont philosophes, sociologues ou essayistes à relever ce défi, à conserver le statut de pur critique. Chez Bourdieu, la biographie, hélas, dément l'intention. Car il fut à la fois l'intellectuel critique qu'il appelait de ses vœux et l'intellectuel médiatique dont il se méfiait tant. Le remède et le poison. Intellectuel critique, il le fut à ses débuts. Il recherchait alors l'épreuve plus que l'adhésion, il se référait à l'expérience plus qu'à sa propre bibliothèque. Cela donna quelques grands livres qui firent de lui la figure majeure de la sociologie contemporaine: Les Héritiers, en 1964, La Reproduction, en 1970. Puis le descendant de Zola devint l'héritier de Sartre. Celui qui entendait mettre le réel en crise et débusquer les problèmes là où les choses semblaient aller de soi fut saisi, au détour des années 1980, du besoin compulsif de ferrailler. Il chercha, à son tour, un os à ronger pour la polémique. Il y eut Sartre juché sur son tonneau à Billancourt, puis il y eut Bourdieu défilant au milieu des «révoltés» de 1995, ces conducteurs de TGV qui luttaient pour la retraite à 50 ans. Muet en Mai 68, ardent défenseur de la candidature de Coluche à la présidentielle de 1981, Bourdieu fut, à la fin de sa vie, de toutes les manifestations. L'important devint la pose. Etre dans le coup. La situation comptait plus que l'œuvre et l'invective remplaça la discussion: Ricœur? Un «philosophe du dimanche»; Finkielkraut? Un «collabo»... Refusant de participer au spectacle médiatique ordinaire, Bourdieu institua un spectacle médiatique extraordinaire, d'une efficacité dogmatique redoutable. Oubliée, la boîte à outils! Envolée, la grille de lecture!

 Ce genre de posture peut se révéler dramatique. Régis Debray, dans un essai qui ressemblait à la veillée funèbre de l'intellectuel français (1), a bien montré vers quel abîme conduit cette dérive: «Ce qui fut un plus pour notre modernité nouvelle - une aide à la maturité, à l'allégement du destin, à la prise de responsabilité - est devenu un moins qui infantilise, stérilise les énergies et nuit à la saisie du vif.» Retour, encore, à l'intellectuel médiatique: piégé par le vedettariat, il ne fait plus le travail méticuleux qu'accomplissent désormais de «simples» journalistes, comme Jean-Claude Guillebaud, ou des écrivains hors système, comme Pascal Bruckner ou Philippe Muray.

 L'intellectuel critique a disparu. Momentanément, peut-être. Mais qui, demain, assumera cette fonction? Celui qui comprendra que l'intellectuel du XXIe siècle n'est ni un tribun ni un prophète, qu'il n'a ni le droit ni le devoir d'annoncer aux hommes ce qu'il leur incombe de faire. L'intellectuel est mort s'il ne sait rompre avec cette tradition - inaugurée par Marx dans sa Onzième Thèse sur Feuerbach et adoptée aussi bien par le vieux Sartre que par le vieux Bourdieu - qui veut que l'on cesse de penser le monde, mais qu'on le change. Si la tâche de l'intellectuel critique est plus modeste, elle doit aussi être plus efficace: il s'agit de produire une grille d'interprétation du monde contemporain. Non pas enseigner des pensées, mais apprendre à penser. Non pas porter l'élève, mais le guider. C'est à cette condition, rappelait Kant, qu'à l'avenir l'élève sera capable de marcher lui-même. Mais il est vrai que Kant écrivait en un siècle dont on dit qu'il fut celui des Lumières. Bourdieu fut une étincelle, ce qui, somme toute, n'est pas si mal à l'heure où tant d'autres préfèrent les flashes.

(1) I. F. [Intellectuel français] suite et fin, par Régis Debray (Gallimard, 2000)


Disparition
Pierre Bourdieu est mort.

Cécile Pivot, L'Express en ligne, 24/01/2002.

 Le sociologue Pierre Bourdieu est décédé mercredi 23 janvier à l'âge de 71 ans des suites d'un cancer à l'hôpital Saint-Antoine à Paris. Né en 1930 de parents aux revenus fort modestes, il fait ses études à Louis-le-Grand et obtient l'agrégation de philosophie à 25 ans. Nommé maître de conférences à la faculté des lettres de Lille en 1961, il devient directeur d'études à l'École pratique des hautes études en 1964 : à 34 ans, Pierre Bourdieu est l'un des plus brillants professeurs de sa génération et l'un des plus jeunes à y enseigner. Dès cette époque, il acquiert une certaine renommée en publiant avec Jean-Claude Passeron Les héritiers, un ouvrage qui, quatre ans avant Mai 68, critique vertement l'enseignement supérieur français.

 École sociologique. Dès lors, il participe activement à la vie sociale et politique du pays. Il réunit autour de lui une école sociologique dont la revue Actes de le recherche des sciences sociales, fondée en 1975, en sera la vitrine [sic]. Titulaire de la chaire de sociologie au Collège de France en 1981, il soutient la même année, avec Michel Foucault, le syndicat polonais Solidarnosc, et défend les projets de réforme de l'éducation du Premier ministre Michel Rocard et du ministre de l'Éducation nationale Lionel Jospin.

 Prises de position multiples. Dans les années 90, il multiplie les prises de position : durant les manifestations contre le «plan Juppé», il accepte de lancer un «appel des intellectuels en soutien aux grévistes», avec de nombreux militants de l'ultra-gauche et le 12 décembre de la même année, il défend également les cheminots. Salman Rushdie, les intellectuels algériens, la cause des chômeurs en 1998 et l'antimondialisation feront partie de ses combats. Intellectuel dominant pour certains, simple contestataire pour d'autres, le très médiatique Pierre Bourdieu a en tout cas construit un système avec ses livres labélisés (Ce que parler veut dire, La noblesse d'État, Méditations pascaliennes), ses réseaux intransigeants, ses admirateurs et ses ennemis.
   


Pierre Bourdieu

       
 

   
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