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l'étude de la société kabyle à la fin
des années 1950 aux pétitions des années 1990
pour dénoncer la responsabilité des autorités
dans les violations des droits de l'homme, l'Algérie n'a jamais
cessé de figurer parmi les premiers centres d'intérêt
de Pierre Bourdieu. Comment s'est opérée cette rencontre
?
Jeune
Normalien, Pierre Bourdieu a servi comme appelé en Algérie,
puis il y est resté comme chercheur. Ce qui s'est passé
pendant la guerre d'Algérie annonce la démarche qui
sous-tend toute son œuvre : il mobilise les sciences sociales au sens
large, et laisse poindre ses interrogations épistémologiques
sur la manière dont cette discipline considère, à
l'époque, les pays exotiques : pour lui, il n'y a pas de regard
possible sans nécessité de se "regarder regarder",
il faut "objectiver la subjectivité". Bourdieu commence
par publier, en 1958, une Sociologie de l'Algérie, un
volume de la collection "Que sais-je ?" si percutant, notamment dans
sa dénonciation du colonialisme, qu'il continue d'être
réédité aujourd'hui. En parallèle, il
mène des travaux empiriques avec Abdelmalek Sayad sur la crise
de l'agriculture algérienne. Dans Le Déracinement,
ils dénoncent la violence des regroupements autoritaires de
populations pratiqués à grande échelle par l'armée
française.
Quel
a été l'apport de l'expérience algérienne
à sa pensée ?
Il
a montré que les enjeux de luttes sociales n'étaient
pas seulement économiques mais aussi symboliques, comme avec
les enjeux de nom et de renom, les logiques d'honneur. Or ces logiques
à l'œuvre dans les pays dits sous-développés
le sont aussi dans le champ du débat intellectuel français.
Ainsi, pour lui, entre les sociétés dites développées
et les sociétés sous-développées, il existe
des invariants, au-delà des avatars de l'histoire. Le thème
de la violence symbolique est déjà très présent
dans l'analyse de la colonisation. Bourdieu montre que cette dernière
produit des violences extrêmes dont les effets sont catastrophiques
sur le long terme ; il laisse entendre que la sortie du lien colonial
n'ira pas de soi. Toutes ces idées mûries en Algérie
traverseront toute son œuvre. A propos du colonialisme encore, il
dissèque le mécanisme par lequel les vaincus finissent
par habiter la représentation que se font d'eux les vainqueurs.
Il élargira cette analyse à tous les dominés,
qui, en tant que tels, ont peu de chance d'échapper à
leur condition.
Pourtant,
au moment de la guerre d'Algérie, on ne le voit pas adopter
la posture d'intellectuel militant qu'on lui connaît plus récemment.
Non,
à l'époque, il n'était pas connu et il a fallu
que des intellectuels s'emparent de ses écrits, qui traduisent
des positions très anti-colonialistes, pour qu'ils pèsent
sur les événements. Son engagement n'était alors
pas celui d'un militant au sens traditionnel, mais d'un intellectuel
autonome.
Après
l'indépendance de l'Algérie, quelle a été
sa position vis-à-vis du régime ?
Il
s'est toujours montré relativement discret dans ce domaine,
estimant que le combat politique devait au préalable s'armer
d'une vision scientifique du fonctionnement du monde social. Pour
lui, cette connaissance scientifique devait servir aux dominés
pour desserrer l'étau des contraintes. Mais on peut dire que
l'Algérie lui a collé au corps et aux mots, et ne l'a
jamais quitté.
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