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ès avant Mai 68, l'influent sociologue dénonçait sans ménagement la
reproduction des modes de domination.
Né à Denguin, dans le Béarn, le 1er août 1930, issu d'une famille
paysanne, le sociologue français, considéré comme l'un des intellectuels
les plus influents de notre époque était agrégé de philosophie, ancien
élève de l'Ecole normale supérieure.
Directeur d'études, de 1964 à 1980, à l'Ecole pratique des
hautes études - future en sciences sociales -, il avait
aussi été élu 1985 titulaire de la chaire de sociologie au prestigieux
Collège de France et, parallèlement, directeur de la revue `Actes
de la recherche en sciences sociales´. En 1996, il fondera l'association
`Liber/Raisons'agir', éditrice petits livres militants dénonçant le
néo-libéralisme.
Vers l'âge de 30 ans, alors qu'il enseigne à Alger (1958-60) avant
Paris et Lille, il se tourne vers l'ethnologie, publiant trois études
sur la société kabyle. Il y analyse entre autres les modifications
de celle-ci au contact d'une autre civilisation.
De là, il en vint à diriger des recherches sur le rôle joué par la
culture dans la transmission des héritages sociaux et économiques.
Puis, il insistera sur la relation entre système d'enseignement et
social. Ceci fait d'ailleurs l'objet d'un livre publié en 1964 avec
Jean-Louis Passeron, `Les héritiers: les étudiants et la culture´,
qui lui vaudra d'emblée une grande renommée. Quatre ans avant Mai
68, il formule là la critique fondamentale de l'enseignement supérieur.
D'autres titres, d'une lecture non moins perturbante, paraissent ensuite:
`La Reproduction´, avec Passeron toujours, en 1970; `La Distinction´
(1979), `Ce que parler veut dire´ (1982), `La Noblesse d'Etat´ (1990);
`Les règles de l'Art´ (1992), `Sur la télévision´ (1997), `La Domination
masculine´ (1998). Au passage, il publiait en 1993 `La Misère du monde´,
retentissante enquête sur la souffrance sociale. Dans tous ces ouvrages,
peu ou prou, Bourdieu souligne des phénomènes de domination.
Pierre Bourdieu, en somme, n'aura pas lésiné sur ses enthousiasmes.
Il soutint en 1980 la candidature de Coluche à l'élection présidentielle,
fonda en 1993 le comité international de soutien aux intellectuels
algériens, puis apporta son adhésion aux grévistes et sans-papiers
de 1995, alors que droite chiraquienne, lancée comme jamais, régnait
en France sans partage. Ce n'est pourtant qu'1998 qu'éclata un virulent
conflit, jusqu'au sein de la gauche même, où l'on se plaignait de
la place que prenait décidément l'intellectuel. S'était-il sacré nouveau
roi des mandarins?
DÉCÈS
Pierre Bourdieu a déposé les armes.
PAR
ÉRIC de BELLEFROID, La Libre Belgique, 24/01/2002.
Haute
figure de la pensée et de la critique sociale, violemment controversé
ces dernières années pour des prises de position assez
radicales sur le néolibéralisme, le sociologue français
s'est éteint mercredi soir à l'âge de 71 ans.
ÉVOCATION
Certains
le traitaient d'imprécateur, d'autres de grand procureur. On
en parlait pourtant un peu moins, depuis la violente hostilité
qu'il s'était attirée dès 1995, lorsque tout
à la fois, il pourfendait la mondialisation et les médias
qui s'en faisaient les thuriféraires et portefaix, et stigmatisait
un néolibéralisme qu'il jugeait omniprésent,
suscitant alors jusqu'à l'exaspération d'une certaine
gauche.
Certains
diront même qu'à la pensée unique, il en substitue
une autre. Le grand prêtre sera sévèrement anathématisé,
et avec lui tous ses disciples, qualifiés par sobriquets et
quolibets de `perroquets bourdivins´. Au même moment,
en revanche, il gagnera la sympathie d'un nombre croissant de déçus
de la gauche qui ne se retrouvent plus dans les options du social-libéralisme
à la mode des Blair, Schröder ou même Jospin.
S'il
n'y avait en ce temps-là qu'une seule intelligentsia de gauche
en France, il s'en comptait deux désormais. Une polémique,
souvent sans merci, opposait désormais les `réformistes´
aux `bourdieusiens´. Le prétexte fondateur n'était
autre alors que le plan Juppé sur la Sécurité
sociale. La querelle, voire même le conflit, allait bientôt
s'envenimer avec la publication par des adeptes de Bourdieu du `Décembre
des intellectuels français´ (éd. Liber/Raisons
d'agir), auquel répliquerait aussitôt `Le Populisme
façon Bourdieu ou la tentation du mépris´
dans la revue `Esprit´.
UN
HOMME DE CHAMPS
On
ne faisait au fond que redécouvrir un homme qui, depuis près
de 35 ans, professait une même race d'idées. Qu'au demeurant
il adaptait à une multitude d'`objets´, comme
l'écrit Louis Pinto, directeur de recherche au CNRS: `de
la maison kabyle à la genèse de l'Etat, au champ économique,
à la `domination masculine´ en passant par le système
d'enseignement, la littérature, la haute couture, la philosophie
de Heidegger, les styles de vie´
Le
même Louis Pinto soutient aussi qu'`il est aujourd'hui peu
contestable que la manière de faire de la sociologie a été
sensiblement affectée par le rôle considérable
de Bourdieu´. Depuis des lunes, le sociologue soulignait
le rôle joué par la culture dans la transmission des
héritages sociaux et économiques, insistant de surcroît
sur la relation directe entre le système d'enseignement et
le système social.
L'oeuvre
de Bourdieu commence par une double critique des approches structuralistes
de l'anthropologie et de la phénoménologie, qu'il s'efforce
de dépasser. Puisant dans les plus diverses sources philosophiques
et sociologiques - Kant, Wittgenstein, Heidegger, Merleau-Ponty,
Durkheim, Marx, Weber,... -, il aspire à bâtir une
nouvelle théorie du monde social. Afin de faire aboutir cet
ambitieux dessein, il rejette l'illusion qui tiendrait, pour le philosophe
comme pour le sociologue, à prétendre `objectiver´
la réalité sociale, la dépeindre soi-disant de
manière neutre. Il pose ainsi le rapport de l'objectivité
à la subjectivité. Car parle-t-on jamais autrement qu'en
tant que ce qu'on est? Le savant devra donc expliciter la position
qu'il occupe lui-même dans le monde social, dont il n'échappe
évidemment pas aux déterminations.
Sans
cesse, Bourdieu élabore de nouveaux concepts. Le `champ´
et l'`habitus´ sont de ceux-là. Différents
champs, comme l'explique Danilo Martucelli dans `Sociologies de
la modernité´ (Folio, essais), constituent la société
moderne. Or ces champs, dit-il, `avec des règles relativement
autonomes, ne peuvent être ramenés à une logique
unique, même si les positions en leur sein renvoient à
une homologie avec le champ du pouvoir lui-même, sorte d'espace
des espaces parfois explicitement identifié à la théorie
des classes sociales´. `Les deux principes de différenciation
les plus efficients pour les sociétés modernes,
poursuit Martucelli, sont le capital économique et le capital
culturel.´
Quant
à l'habitus, il constituerait en somme une série de
dispositions acquises, conscientes ou inconscientes, qui vont déterminer
les principes d'action et de représentation des agents sociaux
au cours de leur existence. Le concept reconstruit la notion durkheimienne
de socialisation et marque l'inscription du social dans chaque individu.
LA
VIOLENCE SYMBOLIQUE
Fil
rouge de la plupart de ses ouvrages, des `Héritiers´
(1964) à `La Misère du monde´ (1993) - lire
ci-dessous -, Bourdieu met en exergue les phénomènes
de domination. Aussi tient-il la culture légitime pour celle
qui se trouve socialement instituée comme telle par les classes
dominantes dans les champs économique et social. A l'analyse
d'inspiration marxiste des phénomènes de domination
économique et sociale des classes supérieures sur les
classes inférieures, redoublée par une domination idéologique,
il substitue une notion de domination symbolique.
Le
dominé n'est ce qu'il est, en définitive, que parce
qu'il dispose d'un `capital´ social, économique
et culturel plus faible. Mais aussi et surtout parce que le dominant
va réussir, par l'effet de la `violence symbolique´,
à obtenir du dominé l'adhésion au principe de
sa propre soumission.
Louis
Pinto dit enfin que `reprocher à Bourdieu son `déterminisme´
n'est en général qu'une façon un peu doctrinale
d'exprimer une vieille rancune de philosophe contre les sciences sociales
coupables d'abolir les hiérarchies d'objets et d'ignorer la
liberté du penseur´.
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