|
l
aimait par-dessus tout citer le mot de Spinoza : «Ne pas
rire, ne pas déplorer, ne pas détester, mais comprendre.»
On le voyait d'abord dans son regard, dans son sourire à
peine esquissé qui s'éclairait et éclatait comme
une bombe de confettis lorsqu'il apprenait quelque chose de nouveau,
le nom d'un joueur d'une équipe de rugby, les ingrédients
d'une recette de cuisine, la gaffe d'un homme politique ou quelque
commérage à son propos. On le voyait aussi à
son pas. Ces derniers temps, il s'était ralenti. Pierre Bourdieu,
mort mercredi soir d'un cancer à 71 ans, souffrait du dos et
marchait un peu courbé, comme s'il voulait tendre l'oreille
et se rapprocher encore de son interlocuteur, pour ne pas «en
perdre une», une anecdote, une petite blague, une grande théorisation,
une idée quelconque. Ses ennemis il en avait beaucoup
le disaient dogmatique, métallique, tranchant, intriguant
: il était la bonté même, toujours prêt
à aider un étudiant à la réalisation d'un
projet, charmant, charmeur, intrigué, curieux de tout, naïf
comme un gosse parfois.
Ce qui l'amusait mais il a fini par vouloir l'étudier
et le comprendre , c'était l'académisme, les poses
empesées devant les photographes de l'éternité,
les traficotages de ceux qui brouillent être et paraître,
qui «font les malins», «font les philosophes»,
«font les sociologues», comme il disait. Quand il
parlait de ses enfants ou de ses parents, il s'émouvait tout
de suite, et disait aussitôt une bêtise sur son boucher
du Béarn ou l'un de ses copains tombé cul nu dans les
orties en voulant faire le mur du lycée de Pau. Ses amis pouvaient
aisément déceler de la timidité là où
d'autres, de loin, voyaient de la raideur : de ses écrits même,
Pierre Bourdieu a voulu arracher toute «subjectivité»,
jusqu'à sacrifier élégance et effets de manche
aux démonstrations austères, préférant
se montrer lourd dans le style plutôt qu'imprécis dans
le concept, et cimenter le chemin escarpé qui guide vers la
compréhension.
Honni et adulé. Il n'a pas tout à fait réussi.
Comme Zola, Sartre ou Foucault, comme tous les intellectuels qui tentent
de «lier» leur travail littéraire ou philosophique
aux événements qui informent et déforment le
monde, Bourdieu a été tout à la fois le diable
et l'eau bénite, honni jusqu'à l'exécration,
souvent par ceux qui de son oeuvre n'avaient parcouru que quelques
«digests», adulé jusqu'à l'idolâtrie
par ceux qui épluchaient ses écrits pour y trouver des
versets de Bible.
La
bibliographie de Pierre Bourdieu, de 1958 à aujourd'hui, ne
comporte pas moins de 343 publications. Certains articles sont restés
confidentiels, quelques livres, comme la Misère du
monde, répertoriant les formes contemporaines de la misère
sociale, ont connu un succès public que des ouvrages de sociologie
atteignent rarement. Entre ces extrêmes, il y a une oeuvre qui,
assurément, peut se passer de «célébration»,
tant sont évidentes sa centralité et son «activité».
Elle s'est imposée telle un «paradigme», qui, comme
l'a écrit Christiane Chauviré dans le numéro
de Critique consacré à Bourdieu (1995), a interpellé
historiens, ethnologues, linguistes, artistes, philosophes, hommes
politiques et «formé depuis un bon tiers de siècle
la pensée du social», mais, qui, profondément
assimilée par l'époque, risque de devenir «invisible
à force d'omniprésence».
Au
pas d'un paysan. En rendre raison est évidemment impossible,
mais peut se ramener à la tentative de répondre à
une seule question, que Bourdieu lui-même formule ainsi: «Je
peux dire que toute ma réflexion est partie de là :
comment des conduites peuvent-elles être réglées
sans être le produit de l'obéissance à des règles
?» Il ne s'est jamais départi d'un tel projet, qui
aurait conduit à installer la sociologie au centre des sciences
sociales et à en faire une science de l'économie générale
des pratiques. Il l'a mené d'un pas de paysan, systématiquement,
lentement «un chercheur ou un penseur, c'est comme
un paquebot, les tournants, ça prend du temps» ,
en éliminant d'abord les réponses fausses, illusoires
ou incomplètes apportées avant lui. Il ne congédie
ni le marxisme ni le structuralisme, en ce que les notions d'idéologie
ou de structure lui sont utiles pour comprendre comment des pratiques
humaines peuvent être surdéterminées ou induites.
Mais, en revanche, il rejette tout à fait l'alternative entre
«subjectivisme» (dont il trouve chez Sartre l'expression
emblématique) et «objectivisme», entre une anthropologie
posant que l'individu seul donne sens et finalité au social,
et une physique des faits sociaux dans laquelle l'individu n'est plus
qu'un «épiphénomène» façonné
par les structures sociales. Entre les structures sociales objectives
et les structures mentales des agents sociaux, il y a interaction,
passages, inductions réciproques. C'est ce «noeud»
que va tenter de défaire Bourdieu.
Pierre Bourdieu était né le 10 août 1930 à
Denguin, dans les Pyrénées-Atlantiques. Après
ses études au lycée de Pau, puis au lycée Louis-le-Grand
à Paris, il entre à l'Ecole normale supérieure
en 1951, obtient en 1954 son agrégation de philosophie, est
nommé l'année suivante professeur au lycée de
Moulins. Il fait son service militaire en Algérie et, entre
1958 et 1960, est assistant à la faculté de lettres
d'Alger.
C'est à ce pays qu'il consacre ses premiers livres (Sociologie
en Algérie, 1958 ; Travail et travailleurs en Algérie,
1963) et ses premiers articles : sa description des rituels kabyles
comme son analyse du sentiment d'honneur menées avec
le plus grand souci méthodologique, l'enquête de terrain,
l'usage des statistiques, l'analyse linguistique lui valent
vite la notoriété. De retour en France, il est nommé
assistant à la Sorbonne puis maître de conférences
à la faculté de lettres de Lille. Directeur d'étude
à l'Ecole pratique des hautes études (1964), directeur
du Centre de sociologie de l'éducation et de la culture, laboratoire
associé au CNRS (1968-1988), directeur de la revue Actes
de la recherche en sciences sociales et de Liber, Bourdieu
atteint le sommet de sa carrière en 1981, au moment où
il devient titulaire de la chaire de sociologie du Collège
de France. Son prestige, qu'il utilisera comme un glaive contre le
pouvoir dominant et en défense des «damnés de
la terre», sera dans les derniers vingt ans de plus en plus
grand, partagé, si on peut dire, entre la «popularité»
qui échoit généralement aux stars de cinéma
et la «reconnaissance» internationale que l'on doit aux
grands hommes de science : directeur du Centre de sociologie européenne,
il est docteur honoris causa de la Freie Universität de
Berlin et de l'université Goethe de Francfort, membre de l'Académie
européenne et de l'American Academy of Arts and Sciences, médaille
d'or du CNRS (1993), et médaille Huxley, la plus haute distinction
en anthropologie, remise par l'Institut royal de Grande-Bretagne et
d'Irlande (2000).
L'éducation décortiquée. A son retour
d'Algérie, Bourdieu se consacre à un autre thème
brûlant dans le contexte des années 60 : l'éducation.
Avec Jean-Claude Passeron, il publie un petit livre dont le succès
est fulgurant : les Héritiers (1964), et, quelques années
plus tard, toujours avec Passeron, la Reproduction (1970).
Dans ces ouvrages est mise en évidence, par-delà l'influence
des «inégalités économiques»,
le rôle de l'«héritage culturel»,
(un «capital» subtil fait de savoirs, de savoir-faire
et de savoir-dire) dans la légitimation, la «reproduction»
et la perpétuation des inégalités des chances
à l'école. Il s'agissait là de la première
«actualisation» du projet fondamental de Bourdieu. Saisir
«la logique réelle de l'action», en tant
que résultat objectivé de pratiques socialement codifiées
ou de dispositions durables (habitus) qui, venues de l'incorporation
des structures du monde social, n'excluent pas des conduites relativement
imprévisibles et créatrices.
Dès lors, la tâche de Bourdieu devient immense mais claire
: il lui faut analyser les divers modes à travers lesquels
se constituent les institutions sociales, les représentations
«officielles» de la réalité, les formations
idéologiques, les structures temporelles, les catégories
de la perception artistique, les critères du goût et
les styles de vie, les discours, les formes de langage, le champ littéraire,
le champ journalistique, les hiérarchies sportives, sexuelles
ou scolaires, les «positions» de la philosophie, de l'économie,
de la science, de la sociologie elles-mêmes bref, de tout
ce qui offre une «précondition» à l'action
sociale, tout ce qui, par une douce et imperceptible violence symbolique,
impose les structures mentales à travers lesquelles le sujet
perçoit le monde social et culturel.
Ses grands livres sont autant d'explorations des façons dont
se dessinent ces «champs», dont s'élaborent les
dispositions durables ou habitus, dont se constituent le capital
économique et le capital symbolique : la Distinction
prendra en examen les processus de définition des goûts
selon la différenciation de classe. Homo academicus
et la Noblesse d'Etat, en analysant les rapports entre les
systèmes d'éducation supérieure et les dynamiques
de pouvoir, établiront une «anthropologie globale»
de la classe dirigeante française... D'une façon plus
générale, Bourdieu s'attaque à tous les principes
qui permettent de comprendre les valeurs, les comportements et les
intérêts soit de groupes sociaux, avec par exemple ses
travaux sur le patronat, l'épiscopat, les intellectuels (les
Règles de l'art), soit d'une discipline particulière
(les Structures sociales de l'économie) ou du discours
ordinaire (Ce que parler veut dire), du discours politique,
juridique ou philosophique (l'Ontologie politique de Martin Heidegger).
Mais pour «soutenir» un tel projet, Bourdieu avait aussi
besoin d'analyser le rôle et le statut de la sociologie elle-même,
de la doter de la plus grande scientificité et d'interroger
critiquement cette scientificité. A-t-il réussi à
faire de la discipline qu'il a dominée une «science de
l'économie générale des pratiques» ? Son
projet, en tout cas, a mobilisé toute la pensée contemporaine.
Il était le sociologue, ou le philosophe (ne voulait-il pas,
au fond, dire ce qu'est l'homme ?) le plus cité dans le monde
(7 000 pages sur le Web !), on allait jusqu'à le comparer à
Freud ou à Marx ce dont il eût souri pour
avoir fait dans la sociologie une «révolution»
comparable à la leur. En prenant sa retraite du Collège
de France, il avait été envahi par une profonde tristesse,
comme s'il avait perdu «la maison du savoir», la maison
où ensemble l'on cherche. Il lui restait tous les livres à
lire, mille problèmes encore à résoudre, mille
causes pour lesquelles s'enflammer. «Le travail scientifique,
disait-il, ne se fait pas avec les bons sentiments, cela se fait
avec des passions. Pour travailler, il faut être en colère.
Il faut aussi travailler pour contrôler la colère.».
|
|