|
a
sociologie n'est pas de l'art pour l'art : c'était déjà
ce que disait il y a un siècle Emile Durkheim, le fondateur
de la sociologie moderne, dont le but, selon lui, était de
constituer un savoir réflexif qui permette à la société
d'intervenir sur elle-même. D'une certaine manière, Pierre
Bourdieu n'a pas fait autre chose.
De ses premiers travaux sur la Kabylie à ses derniers sur la
Domination masculine en passant par ses ouvrages les plus savants,
il n'a eu de cesse que d'utiliser cette science comme boîte
à outils permettant de comprendre la société,
d'en démonter les mécanismes et de tracer la voie à
de possibles transformations. Cette volonté de faire de la
sociologie une arme théorique ou, comme il le disait, un «sport
de combat» s'est renforcée avec le temps, jusqu'à
faire de lui, dans les dernières années de sa vie, la
figure type, charismatique pour beaucoup, de l'intellectuel engagé.
Depuis une dizaine d'années, Pierre Bourdieu redonnait vie
au modèle que Sartre avait incarné dans les années
60 et 70 (et aussi, dans une moindre mesure, Michel Foucault), celui
du philosophe éclairant la Cité depuis le ciel des idées,
mais en le renouvelant à sa manière : finie la neutralité
supposée de la science, place au «militantisme scientifique»,
dans lequel l'objectivité du chercheur nourrit et renforce
la conviction du militant. Ce passage des Héritiers
aux sans-papiers, de la Noblesse d'Etat à José
Bové et de la Distinction à la télévision,
a été spectaculaire : certains ont dénoncé
ce militantisme d'autorité, trop personnalisé, exercé
en réseau du haut d'une chaire du Collège de France,
y voyant même une forme de «terrorisme sociologique».
Pratiquant une politique de «contre-feu» tous azimuts,
multipliant les charges contre le système médiatique
ou l'horreur néolibérale, Bourdieu rêvait en tout
cas, et sans doute non sans orgueil, d'un intellectuel d'intervention,
critique et collectif, qui secoue les appareils politiques et accompagne
les acteurs de la révolte sociale. De ce point de vue, mandarin
devenu héraut des mouvements sociaux, il a joué un rôle
clé pour une nouvelle génération arrivée
à la politique dans les années 90. Qu'avait fait d'autre
Sartre trente ans plus tôt ?
|
|