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printemps 1999, le cinéaste Jean-Claude Guiguet organisait
les projections privées de son film les Passagers. Parmi
les spectateurs se trouvait Jean-Luc Godard, enthousiaste : «C'est
un film qu'il faut montrer à Bourdieu», dit-il en
substance à Guiguet.
Saisissant la balle au bond, Guiguet eut la bienveillance de demander
à Libération de jouer les entremetteurs : une
projection des Passagers fut organisée pour le sociologue
puis un déjeuner Godard-Bourdieu eut lieu pour en débattre.
Passionnante, difficile, souvent grinçante, la conversation
n'a pas produit les effets escomptés : quoique l'entretien
fût dense et original, les parties s'accordèrent pour
ne pas le publier, essentiellement pour protéger le film de
Guiguet, qui, contre toute attente, n'avait pas convaincu Bourdieu.
«Engageons-nous ensemble ailleurs, sur d'autres terrains»,
suggérait Bourdieu. «Revenons sans cesse au cinéma,
"les Passagers" sont les frères de "la Misère
du monde"», insistait en résumé Godard.
Pour ceux qui étaient présents autour de cette table,
le face-à-face, un jeu matois d'approche curieuse et de coups
de patte défensifs, n'en fut pas moins «historique».
L'estime et le respect mutuels ne faisaient pas l'ombre d'un doute,
mais la trouille réciproque d'être manipulé par
l'autre était aussi manifeste.
Dans les mois qui suivirent, Godard perpétua le dialogue, envoyant
une série de messages politico-poétiques à Bourdieu
comme à Libération. C'est une de ces lettres
que Bourdieu reçoit dans son bureau du Collège de France
au moment où Pierre Carles filme son portrait pour La sociologie
est un sport de combat. Beaucoup s'interrogèrent sur le
sens de cette scène, dont le montage semblait souligner la
moue, entre ambiguïté et ironie, du destinataire. Le courrier
des lecteurs des Cahiers du cinéma fut le théâtre
de ces interrogations, jusqu'à ce que Pierre Carles lui-même
vienne y mettre un terme par ses explications (1). Evénement
clandestin mais bien réel, le choc pacifique des Titans a en
effet eu lieu. Laissons-lui ses secrets.
(1)
Les Cahiers du cinéma n° 562.
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