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  Pierre Bourdieu

 
   

sociologue énervant

 
   

 

Décès de Pierre Bourdieu :(
 

 
   

 


Pierre Bourdieu

Le champ médiatique. De Daniel Schneidermann à Pierre Carles.
Une fascination malheureuse.




Par Emmanuel Poncet, Libération, le vendredi 25 janvier 2002.

 


 

«Je te hais, moi non plus» : ainsi fut, à peu de choses près, la relation unissant Pierre Bourdieu et la télévision. Il a entretenu avec elle une détestation bruyamment manifestée, une aversion scientifiquement et littérairement étayée, mais aussi une fascination déçue, une relation passionnelle et fantasmatique, faite de manoeuvres d'approche, de clins d'oeil intéressés, de timides apparitions puis de claquements de porte tonitruants et de longues bouderies.

Malaise. La saga «Bourdieu contre les médias» connaît une brutale accélération dans l'après-mouvement de décembre 1995. Cette tension engendrera une «galaxie» antimédiatique virulente, emmenée entre autres par le journaliste du Monde diplomatique Serge Halimi, auteur des Nouveaux Chiens de garde, et par le cinéaste Pierre Carles, réalisateur de Pas vu pas pris. L'exemple le plus symptomatique du «cas télévisuel Bourdieu» se déroule le 23 janvier 1996 à Arrêt sur images, l'émission de décryptage des médias de Daniel Schneidermann, sur La Cinquième. Le chercheur a été outré par la couverture du mouvement des cheminots par les médias, selon lui trop partiaux, inégalitaires et pro-Juppé. Sur le plateau, en face de Bourdieu, il y a Jean-Marie Cavada, qui représente France 3, et Guillaume Durand, chargé de défendre TF1. Le débat tourne au dialogue de sourds. A une question anodine de Pascale Clark, qui coanime alors l'émission, Bourdieu répond par un long silence, comme paralysé. «Je ne sais pas si je dois répondre...» Pour lui, les syndicalistes ou les grévistes qui interviennent en duplex, dans le froid et autour d'un brasero, partent avec un lourd handicap médiatique par rapport aux «professionnels de la parole», présents bien au chaud, bien habillés dans les studios. «Pour être égal, le présentateur devrait être inégal», affirme-t-il. Mais Bourdieu n'est pas à l'aise. Sur ce plateau comme à chacune de ses (rares) apparitions. Il n'est pas rompu à l'exercice des reparties tranchantes. Il finit par s'agacer du déroulement même d'Arrêt sur images ­ «les conditions sont telles que je ne pourrai pas dire grand-chose» ­ et conclut, désabusé : «De toute façon, je n'aurais jamais dû venir ici.» Quelque temps plus tard, il se venge dans le Monde diplomatique, où il clame que sa «confiance a été abusée», et que «la télévision ne peut pas critiquer la télévision [...] parce qu'elle utilise les mêmes dispositifs». Là-dessus, Schneidermann lui répond violemment dans les colonnes du même mensuel : «Vous avez disposé de 20 minutes de temps de parole sur 52 minutes contre 8 minutes pour chacun de vos contradicteurs.»

Dans Sur la télévision, il dénonce en détail les «conditions de production» des médias, lieux de «simplification démagogique», d'«amnésie structurale», de «circulation circulaire de l'information» et de «violence symbolique»... médiatiques qui, de Bernard-Henri Lévy à Alain Minc, squattent les plateaux de télévision en y répercutant une pensée essentiellement au service du marché. Le petit pavé rouge de Bourdieu agite vite le microcosme intello-médiatique.

Pureté. L'essentiel des reproches (violents) adressés à Bourdieu tourne autour de sa démarche, qui serait polémique et non scientifique, un résumé de ses propres déboires télévisuels qui n'apporterait rien de nouveau. Certains soulignent l'ambiguïté du «plus médiatique des antimédiatiques» (formule du Nouvel Observateur), sa fascination malheureuse pour cet objet d'étude qu'il ne comprend pas. De guerre lasse, Pierre Bourdieu finit par résoudre, avec quelques alliés, cette espèce d'impasse. Il cherche d'autres canaux d'expression, taillés pour lui. Le 15 mai 1996, Paris Première diffuse une conférence de deux fois 50 minutes consacrée à ses thèses sur la télévision. Un plan fixe, l'austère cadre de sa bibliothèque, et un monologue à peine interrompu par le vol d'une mouche. Cinq ans plus tard, le cinéaste Pierre Carles lui consacre un film, La sociologie est un sport de combat, sorti le 2 mai 2001, qui le montre au travail dans ses activités de chercheur et de militant. Dans les deux cas, la pureté est préservée, les thèses bien expliquées. Bourdieu est condamné à des formes audiovisuelles cheap, sèches, non contradictoires et monologuantes : voeu de pauvreté médiatique oblige.
   


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