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se voulait un «militant-chercheur». Il détestait
l'étiquette d'intellectuel ou de philosophe, tolérait
celle de «sociologue engagé». «Pour
lui, la sociologie se voulait une discipline qui peut aider à
comprendre la société, donc à la transformer»,
résume un proche du Collège de France. Un moyen et une
raison d'agir, un outil critique pour donner de l'écho à
la contestation de la mondialisation en général et des
mouvements sociaux en particulier.
C'est ainsi que l'auteur de la Misère du monde se
dresse, ce 12 décembre 1995, au milieu d'un parterre de cheminots
grévistes, à Paris. Il apporte alors son «soutien
à tous ceux qui luttent contre la destruction d'une civilisation.»
Il parle de chance «historique pour tous ceux qui refusent
la nouvelle alternative : libéralisme ou barbarie».
Il jette des ponts entre les acteurs d'un renouveau contestataire
et les penseurs de la sphère intellectuelle. «Son
apport fut décisif, note Pierre Khalfa, du syndicat SUD.
Il a légitimé un combat contre l'économisme
ambiant.» Il entrouvre une porte. «Il nous a inspirés
pour notre "Appel des économistes pour sortir de la
pensée unique", explique ainsi l'inspirateur de
ce manifeste, Hoang-Ngoc Liêm. Sans lui, la contestation
ne se serait sans doute pas structurée de la même façon.»
Hors d'Attac. C'est lui qui réactive en France les «Etats
généraux des mouvements sociaux», en 1996.. qui
s'éteignent l'année suivante. Mais Attac, initiée
en 1998, s'en inspirera avec ses comités locaux. Bourdieu restera
cependant en marge de l'association antimondialisation. Ses éditions
Liber/Raisons d'agir sont membres fondateurs d'Attac, des fidèles
y figurent au conseil d'administration. Mais «Bourdieu la
jugeait trop réformiste, trop proche des pouvoirs, assure
Annie Pourre, une proche. Il n'aimait pas le concept d'éducation
populaire ; le savoir se passait par l'échange, non par la
modélisation.»
Surtout, l'homme aime l'autonomie, la décentralisation,
les réseaux. Peut-être que Bourdieu est, comme l'assure
Annie Pourre, un «libertaire dans l'âme» ?
Le sociologue s'échine à donner un visage aux mouvements
des sans-droits, des exclus : les sans-papiers, les sans-logement,
les sans-emploi. En janvier 1998, à l'Ecole normale
supérieure de la rue d'Ulm, occupée par les chômeurs,
il salue «un miracle social». Bien que «mort
de trac», il multiplie les interventions publiques. Il
est de ceux qui, en octobre 1998, mettent en échec l'AMI, l'Accord
multilatéral sur l'investissement. En juin 2000, il se rend
à Millau, où le procès de José Bové
devient un de ces «lieux de convergences» qu'il
défend.
Pairs agacés. Bourdieu, de fait, alimente la critique
du néolibéralisme. Quitte à agacer des intellectuels
qui brocardent «la fuite en avant du savant», au
«discours populiste de la révolte». Ou à
froisser des syndicats dont il dénonce «la passivité».
«Il n'était pas un compagnon de route complaisant.
Toujours critique, y compris sur le mouvement contestataire»,
dit une syndicaliste. On lui reproche parfois de ne pas descendre
plus dans la rue ? «Il était tout sauf un mandarin,
son antithèse : simple, timide, disponible», assure
Agnès Bertrand, de l'Observatoire de la mondialisation.
«On me dit dinosaure, un néoradical, confiait-il,
parfois, à des amis. Je suis seulement fidèle à
mes valeurs naturelles.»
Au fur et à mesure que les mouvements sociaux s'internationalisent,
Bourdieu continue à vouloir partager ses savoirs. Il envoie
des textes aux contre-sommets, à Davos ou au Québec,
mais met en garde, en privé, contre le «tourisme militant».
«Il s'est toujours gardé de tout simplisme»,
dit un de ses fidèles. Pourfendeur de l'Europe financière
et monétaire, mais en faveur d'une «régulation
supra nationale» (il lance en mai 2000 les objectifs d'un
«Mouvement social européen»). Dégommeur
de la mondialisation «inégalitaire», mais
pour un nouvel internationalisme de la «résistance».
Procureur de la «troïka néolibérale Blair-Jospin-Schröder»,
mais désireux de restaurer la politique. Au fond, assure Annie
Pourre, il collait à Gramsci (fondateur du Parti communiste
italien) : «Allier le pessimisme de l'intelligence à
l'optimisme de l'action».
(1)
Ce projet avorté accordait des pouvoirs considérables
aux multinationales.
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