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Le
sociologue savait écouter et donner la parole.
Ce manque d'écoute que laisse
Pierre Bourdieu.
Jean-Luc
Bitton, écrivain, Libération, Courrier, 02 février
2002.
'ai
appris la disparition de Pierre Bourdieu sur une île dans le
sud de la Thaïlande. Cette triste brève diffusée
sur TV5 Asie m'a fait sortir brutalement de ma léthargie tropicale.
Ses détracteurs ne sont jamais arrivés à me convaincre,
Pierre Bourdieu m'a toujours été sympathique. Il y a
quelques années, alors que j'avais sollicité son parrainage
pour un vague projet de mensuel autour du Web citoyen, il s'était
donné la peine de me répondre personnellement, avec
un intérêt sincère pour ledit projet et des mots
encourageants pour mener à bien cette entreprise utopiste,
qui n'a jamais vu le jour, mais m'a permis de reconsidérer
mon jugement sur les mandarins universitaires.
Et
Bourdieu n'a jamais été un mandarin. Pour paraphraser
Gilles Châtelet, autre penseur rare, disparu également,
la mort de Bourdieu est une mauvaise nouvelle pour tous ceux qui n'ont
jamais accepté de vivre et de penser comme des porcs. Je me
souviens avoir assisté à l'une de ses conférences
à Montréal en 1996, le sourire malicieux, remettant
en question sa science (la sociologie) et lui-même. Subversif,
un phrasé hésitant, méfiez-vous de vos professeurs
lança -t-il en finale aux étudiants médusés.
Comme
l'a défini Edward Said, Bourdieu faisait partie de cette famille
d'intellectuels (peu nombreux malheureusement) qui ne sont ni des
pacificateurs, ni des bâtisseurs, mais des intellectuels qui
s'engagent et risquent tout leur être sur la base d'un sens
constamment critique, des intellectuels qui refusent quel qu'en soit
le prix les formules faciles, les idées toutes faites, les
confirmations complaisantes des propos et des actions des gens de
pouvoir et autres esprits conventionnels. Il faut aller (re)voir La
sociologie est un sport de combat, consacré à l'auteur
de la Misère du monde. Pierre Carles a su capter l'essence
même de cet honnête homme qu'était Bourdieu. Comme
l'écrivait Georges Hyvernaud, l'université ne fournit
pas de choses à dire, mais elle développe une aptitude
à dire toutes les choses. Des hommes qui ont une réelle
expérience à exprimer manquent de moyens d'expression.
Ces
hommes «en manque» que Pierre Bourdieu écoutait
humblement et à qui il donnait la parole sont aujourd'hui orphelins.
Qui d'autre prendra le relais de cet immense «champ humaniste»,
plus que jamais nécessaire?
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