Le
chercheur et intellectuel engagé contre le néolibéralisme est mort
mercredi soir à l'hôpital Saint-Antoine, à Paris, des suites d'un
cancer.
ES
CONTROVERSES suscitées par les interventions publiques de Pierre
Bourdieu au cours des dernières années ont quelquefois obscurci l'image
de celui qui est largement reconnu comme l'un des grands penseurs
de la société contemporaine. Un de ses disciples, Louis Pinto, a rappelé,
il y a deux ans, dans un livre consacré à "Pierre Bourdieu et la
théorie du monde social", comment le travail du sociologue a représenté
"une révolution symbolique" analogue à celles qu'on a pu rencontrer
dans d'autres disciplines, en musique, en peinture, en philosophie
ou en physique.
Ce qu'a apporté Pierre Bourdieu à la sociologie, expliquait Louis
Pinto, est avant tout une "manière nouvelle de voir le monde social"en
accordant "une fonction majeure aux structures symboliques".
L'éducation, la culture, la littérature, l'art, qui furent ses premiers
sujets d'étude, appartiennent à cet univers. Mais les médias et la
politique, dont Pierre Bourdieu fit, à la fin de sa vie, son champ
d'investigation privilégié, relèvent également de cette approche.
Ce qui caractérise les "champs de production symbolique", selon
Louis Pinto, c'est le fait que les "rapports de forces entre agents"
ne s'y présentent que "dans la forme transfigurée et euphémisée
de rapports de sens". Autrement dit, la "violence symbolique",
thème central des travaux de Pierre Bourdieu, ne s'analyse pas comme
une pure et simple instrumentation au service de la classe dominante,
elle s'exerce aussi à travers le jeu des acteurs sociaux. C'est sans
doute cette volonté de surmonter les "fausses antinomies" de
la tradition sociologique - entre interprétation et explication, entre
structure et histoire, entre liberté et déterminisme, entre individu
et société, entre subjectivisme et objectivisme - qui donne à la sociologie
de Pierre Bourdieu son originalité.
Des Héritiers, un de ses premiers livres, publié en 1964 avec
Jean-Claude Passeron, aux Structures sociales de l'économie en
2000, en passant par La Distinction en 1979 et l'ouvrage
collectif La Misère du mondeen 1993, pour ne citer que quelques-uns
des quelque vingt-cinq livres qu'il a publiés, il a ouvert une voie
d'une grande richesse. En lui décernant sa médaille d'or, en 1993,
le CNRS lui rendait un hommage mérité. Pierre Bourdieu, estimait le
CNRS, "a régénéré la sociologie française, associant en permanence
la rigueur expérimentale avec la théorie fondée sur une grande culture
en philosophie, anthropologie et sociologie" Mais Pierre Bourdieu
n'était pas seulement un chercheur exceptionnel, reconnu par ses pairs
à travers le monde, il était aussi un intellectuel soucieux d'intervenir
dans le débat public, dans la tradition française de Zola à Sartre.
Il avait fait beaucoup, dans les années 1990, pour donner une grande
visibilité au mouvement social et incarner ce qu'il appelait une "gauche
de gauche", c'est-à-dire une gauche refusant les compromis consentis,
selon lui, par le Parti socialiste.
"Dix ans de pouvoir socialiste ont porté à son achèvement, nous
déclarait-il en 1992, la démolition de la croyance en l'Etat et
la destruction de l'Etat-providence entreprise dans les années 1970 au
nom du libéralisme". Face au silence des politiques, il en appelait
à la mobilisation des intellectuels. "Ce que je défends, expliquait-il
dans ce même entretien, c'est la possibilité et la nécessité de
l'intellectuel critique". Il ajoutait : "Il n'y a pas
de démocratie effective sans vrai contre-pouvoir critique. L'intellectuel
en est un, et de première grandeur".
Ce combat contre le néolibéralisme sous toutes ses formes, Pierre
Bourdieu y avait consacré ses dernières forces. De plus en plus, il
s'efforçait de combiner la posture du savant et celle du militant
en mettant ses connaissances scientifiques au service de son engagement
politique. "Je me suis trouvé par la logique de mon travail, soulignait-il
dans un de ses derniers ouvrages (Contre-feux 2, Pour un mouvement
social européen), à outrepasser les limites que je m'étais
assignées au nom d'une idée de l'objectivité qui m'est apparue comme
une forme de censure". Il se disait soucieux de "faire sortir
les savoirs de la cité savante" afin d'offrir de solides bases
théoriques à ceux qui tentaient de comprendre et de changer le monde
contemporain.
Cette lutte passait aussi par une mise en cause des médias, que Pierre
Bourdieu jugeait soumis à une logique commerciale croissante et auxquels
il reprochait de donner la parole, à longueur de temps, à des "essayistes
bavards et incompétents". Dans l'une de ses dernières interventions,
en 1999, il s'était adressé aux responsables des grands groupes de
communication. Dans ces "Questions aux vrais maîtres du monde",
il affirmait notamment : "Ce pouvoir symbolique qui, dans
la plupart des sociétés, était distinct du pouvoir politique ou économique,
est aujourd'hui réuni entre les mains des mêmes personnes, qui détiennent
le contrôle des grands groupes de communication, c'est-à-dire de l'ensemble
des instruments de production et de diffusion des biens culturels".
Il s'élevait contre cette mondialisation-là, refusant le choix entre
la mondialisation conçue comme "soumission aux lois du commerce"
et au règne du "commercial", qui est toujours "le contraire
de ce que l'on entend à peu près universellement par culture", et
la défense des cultures nationales ou "telle ou telle forme de
nationalisme ou localisme culturel". Loin des souverainistes,
il plaidait au contraire inlassablement pour plus d'universel. En
se prononçant pour "un mouvement social européen", comme première
étape d'un internationalisme bien compris, il défendait cet idéal,
fidèle à son rôle d'intellectuel critique.
Il restait en même temps attaché à sa conception de la sociologie,
telle qu'il avait exposée, en 1982, dans sa leçon inaugurale au Collège
de France. "La sociologie n'est pas un chapitre de la mécanique,
disait-il, et les champs sociaux sont des champs de forces
mais aussi des champs de luttes pour transformer ou concerver ces
champs de forces". Il ajoutait : "Le rapport pratique
ou pensé que les agents entretiennent avec le jeu fait partie du jeu
et peut être au principe de sa transformation". Contre tous ceux
qui l'accusaient de donner trop de poids aux structures et de s'en
tenir un déterminisme démobilisateur, il proclamait ainsi sa croyance
en la liberté de l'homme. Sa vie et son œuvre sont là pour témoigner
de cette forte conviction.
Un
scientifique et un militant.
Repères
biographiques
1930 :
naissance à Denguin (Pyrénées-Atlantiques) le 1er août, d'un père
fonctionnaire. Etudes à Pau, puis à Paris (Louis-le-Grand et Ecole
normale supérieure). Agrégation de philosophie.
1955 :
début de sa carrière d'enseignant au lycée de Moulins, puis aux facultés
d'Alger, de Paris et de Lille.
Depuis
1964 : directeur d'études de l'Ecole pratique des hautes études
1968 :
après avoir appartenu à l'unité de recherches dirigée par Raymond
Aron, il crée le Centre de sociologie de l'éducation et de la culture,
laboratoire associé au CNRS qu'il dirige jusqu'en 1988.
Depuis
1975 : directeur de la revue Actes de la recherche en sciences
sociales.
Depuis
1981 : titulaire de la chaire de sociologie au Collège de France.
1993 : médaille
d'or du CNRS
1995 :
soutien appuyé aux grévistes de décembre contre le "plan Juppé".
A
partir de cette date, nombreuses interventions et prises de position
politiques, notamment dans le groupe Raison d'agir.
1996
: préside, le 24 novembre à Paris, les "états généraux du mouvement
social".
Principales
œuvres
1958 :
Sociologie de l'Algérie
1963 :
Travail et travailleurs en Algérie
1964 :
Le Déracinement et Les Héritiers
1966 :
L'Amour de l'art
1968 :
Le Métier de sociologue
1972 :
Théorie de la pratique
1979 :
La Distinction
1982 :
Ce que parler veut dire
1984 :
Homo Academicus
1988 :
L'Ontologie politique de Martin Heidegger
1989 :
La Noblesse d'Etat
1993 :
La Misère du monde
1997
: Méditations pascaliennes
1998 :
Contre-feux (Raison d'agir éditions) et La Domination masculine
2000 :
Les Structures sociales de l'économie
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