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critiques de Pierre Bourdieu contre le journalisme ont souvent irrité
les journalistes, qui se sont rarement reconnus dans l'image donnée
d'eux par le sociologue. Elles ont particulièrement heurté
les journalistes du Monde, qui se sont sentis injustement pris
pour cibles. Ils ont déploré que Pierre Bourdieu, tout en
dénonçant la soumission croissante des médias aux logiques
économiques, refuse de reconnaître que Le Monde était
précisément un de ceux qui, dans la mesure de leurs moyens,
tentaient de résister à ce mouvement. Ils ont regretté
que le sociologue mette dans le même sac toutes les entreprises
de presse et aille jusqu'à se montrer plus sévère
pour celles dont les idéaux ne sont pourtant pas très éloignés
des siens. Pierre Bourdieu s'en était pris ainsi à la
nouvelle formule du Monde, mise en place en 1995, qu'il
jugeait trop assujettie aux pressions commerciales mais aussi à
France-Culture, qu'il voyait "livrée à la liquidation
au nom de la modernité, de l'Audimat et des connivences médiatiques".
Il y avait, dans cette approche globale du "champ médiatique",
apparemment plus attentive aux évolutions d'organes de presse
fidèles aux valeurs essentielles de la culture qu'aux spectaculaires
transformations des grandes chaînes de télévision,
de quoi rendre perplexes ceux-là mêmes qui partageaient
les inquiétudes du sociologue sur le bouleversement du paysage
médiatique.
C'est en 1994 que Pierre Bourdieu a dénoncé, dans un
numéro de sa revue Actes de la recherche en sciences sociales,
sous le titre "L'Emprise du journalisme", le pouvoir que "les
mécanismes d'un champ journalistique de plus en plus soumis
aux exigences du marché" exercent, selon lui, sur les journalistes
et, en partie à travers eux, sur les différents champs de
la production culturelle. Cette "emprise", à laquelle
le développement de la télévision, devenue le média
dominant, confère une ampleur sans précédent, tend
à renforcer dans tous les champs, explique le sociologue, le
"commercial" au détriment du "pur". Pour Pierre
Bourdieu, il ne s'agissait pas, précisait-il, de "mettre
à l'index des coupables", mais d'aider plutôt
les journalistes à se libérer de ces "contraintes cachées".
Ceux-ci eurent beau jeu d'objecter que les attaques du sociologue,
faute de s'appuyer sur un solide travail d'enquête, étaient
d'une faible utilité pour les professionnels.
En 1996, Pierre Bourdieu développait son réquisitoire dans
un petit livre de la collection "Raisons d'agir", qu'il venait
de lancer. Cet ouvrage reprenait, sous le titre Sur la télévision,
deux conférences prononcées quelques mois auparavant
sur la chaîne de télévision Paris Première. Une
fois de plus, le sociologue mettait en cause la tyrannie de l'audience
et la dictature du marché, qu'il rendait responsables des
dérives des médias vers le journalisme à sensation
et la dépolitisation, au détriment du rôle citoyen
que devrait, selon lui, jouer la presse. Une fois de plus, les journalistes,
tout en reconnaissant la justesse de certaines critiques, regrettaient
que l'auteur ne s'intéresse pas davantage à la réalité
du travail journalistique et refuse notamment de prendre en compte
les règles du métier.
Entre Pierre Bourdieu et les journalistes il y eut donc, à tout
le moins, un long malentendu. Pour le comprendre, il faut revenir
à l'ambition première de Pierre Bourdieu, qui devait
bien vite le mettre en concurrence, voire en opposition, avec les
professionnels de la presse : donner une voix propre aux
intellectuels dans le débat politique en tentant de desserrer
les contraintes du "champ journalistique", offrir aux chercheurs,
aux écrivains, aux artistes, un lieu où ils puissent s'exprimer
sans se soumettre à la volonté des journalistes, bref affirmer
hautement, dans l'espace public, l'autonomie des membres de
la "cité savante".
Paradoxalement, Pierre Bourdieu vouait une immense passion au journalisme,
mais il entendait rester le maître du jeu. Il savait au besoin
faire jouer la rivalité entre les journaux, s'adressant à
Libération pour contrarier Le Monde et vice versa,
nouant des liens provisoires avec tel ou tel hebdomadaire (Les
Inrockuptibles, Télérama) avant de chercher ailleurs
de nouveaux alliés, confiant aussi ses textes au Monde diplomatique.
Il se lança en 1989 dans l'aventure d'une revue européenne,
Liber, publiée en supplément de cinq journaux d'Europe,
Le Monde pour la France, la Frankfurter Allgemeine Zeitung
pour l'Allemagne, le Times Literary Supplement pour
la Grande-Bretagne, l'Indice pour l'Italie et El
Pais pour l'Espagne. Cette association, qui donna à la
revue une vaste diffusion, dura deux ans. L'expérience, que
Pierre Bourdieu poursuivit ensuite, à une échelle plus modeste,
dans le cadre de sa revue Actes de la recherche en sciences sociales,
fut une bonne illustration de sa volonté de présenter, face
aux autres médias, au moins dans le domaine culturel, une contre-information
dont les intellectuels seraient les principaux acteurs.
Dans un entretien au Monde, en 1993, Pierre Bourdieu souhaitait
la réinvention d'"une sorte d'intellectuel collectif
sur le modèle de ce qu'ont été les Encyclopédistes".
Pour lui, l'information était devenue une affaire trop importante
pour être laissée aux seuls journalistes.
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