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HOMMAGE.
Rien de mieux que ce titre, emprunté au récent film
de Pierre Carles consacré à Pierre Bourdieu, pour dire
la dimension combattante qu'a eue, dès ses débuts, le
travail du sociologue français disparu mercredi dernier.
ormalien
brillant, la fin des années 50 le voit assistant à la
Faculté des lettres d'Alger. La guerre d'indépendance
et ses violences décident chez lui d'une véritable conversion:
il renonce à professer la philosophie, une discipline qu'il
juge trop détournée du monde social pour se faire ethnologue,
de Sociologie de l'Algérie (1958) aux trois Essais d'ethnologie
kabyle. De retour en France, l'héritage de Marx, Durkheim et
Weber fait l'objet d'une reconsidération générale,
en vue d'une méthode nouvelle. Soucieux des implications politiques
de ses objets de recherche, il met en place dès les années
60 un ambitieux modèle sociologique, la «théorie
des champs», qui décrit les relations entre les logiques
inégalitaires d'un monde social, travaillé par la recherche
de la «distinction» («Le bon goût, c'est le
dégoût du goût des autres»).
Ami proche de Michel Foucault avec qui il signa des textes politiques
engagés, il fut l'élève notamment de Louis Althusser – il
déconstruit plus tard ses présupposés philosophiques
dans un texte implacable – qui trouve ce jeune homme d'une
«habileté diabolique».
Bourdieu s'est constamment défini en opposition aux théories
du moment qu'on disait ne pouvoir dépasser, et n'a eu de cesse
d'inciter les jeunes chercheurs à «penser simultanément
avec et contre» leurs maîtres. Ainsi critiqua-t-il, dès
Esquisse d'une théorie de la pratique (1972), le structuralisme
de Claude Lévi-Strauss, négateur de l'histoire et du
sujet, de même que le subjectivisme de Sartre, trop peu conscient,
selon lui, des contraintes pesant sur l'action humaine.
Par des enquêtes statistiques sur la population estudiantine
avant 1968, l'inégale distribution du public des musées,
l'Université française, les goûts de la petite
bourgeoisie ou l'espace littéraire d'où émerge
Madame Bovary, Bourdieu entame alors nombre de recherches transversales,
convoquant de concert plusieurs sciences humaines. Homme d'équipe,
curieux de tous et de tout, son séminaire de l'Ecole des hautes
études en sciences sociales (EHESS), auquel s'ajouta celui
du Collège de France dès 1982, devient alors un lieu
d'échange pour plusieurs générations de chercheurs
de plusieurs disciplines et de différents pays, dont certains
(comme, en France, les historiens Christophe Charle et Roger Chartier,
ou la sociologue de la littérature Gisèle Sapiro) ont
élargi par la suite les horizons de leur discipline, non sans
avoir pris parfois leurs distances avec ce directeur scientifique
qu'ils disaient exigeant et autoritaire (l'historienne de l'art Nathalie
Heinich, ou un spécialiste du siècle classique, Alain
Viala).
Le nombre d'ouvrages signés de son seul nom fait parfois oublier
que Pierre Bourdieu aimait par-dessus tout animer des équipes,
autour d'instituts (le Centre de sociologie européenne) et
de publications collectives. De 1964 à 1989, sa collection
«Le sens commun» chez Minuit fait éditer et traduire
des dizaines d'ouvrages souvent majeurs (de Cassirer à Panofsky,
de Bakhtine à Goffman). La revue Liber, publiée en neuf
langues, et Actes de la recherche en sciences sociales au graphisme
de fanzine, revues inattendues en milieu académique, témoignaient
également d'une conception supranationale et interdisciplinaire
de la science.
Parmi bien d'autres étudiants qu'il a encouragés, invités,
lus et conseillés, j'ai eu la chance de bénéficier,
dix ans durant, de l'élan intellectuel et humain dont il était
porteur. Je ne crois pas exagérer en disant qu'une heure de
discussion, aiguillonnée et provoquée par cet esprit
encyclopédique et volontiers facétieux, avait des allures
de corrida, et j'en garde le joyeux souvenir de moments d'intense
inventivité. C'est assez rare, après tout, pour qu'on
le souligne. Et le plus vivant hommage à lui rendre dans les
années à venir, sera de penser contre les lectures figées
de la théorie des champs.
Resteront, outre des classiques comme La Distinction (1979) ou La
Misère du monde (1993), de nombreux articles enlevés
et frappants par leurs effets dévoilants: la scène du
bal – flaubertienne – de «Célibat et condition paysanne»
(1962), le terrible «L'opinion publique n'existe pas»
(1973), ou la description clinique de «La domination masculine»
(1990).
En juillet 2001, un colloque consacré à «La réception
internationale de Pierre Bourdieu» réunissait à
Cerisy-la-Salle une centaine de spécialistes du monde entier,
ainsi qu'un public de lecteurs, qui ont dit combien sa méthodologie
mais aussi sa stimulante personnalité, avaient compté
dans le choix de leurs objets, et les développements récents
de leur domaine. A cette occasion, on apprenait que la théorie
des champs, traduite en une vingtaine de langues, faisait florès
dans diverses universités américaines avides de french
theory, mais aussi dans de nombreux pays émergents, comme le
Brésil.
À cette occasion, visiblement gêné de devoir assister
à ce qui sonnait comme un bilan, Bourdieu s'est livré
sans complaisance à une «confession impersonnelle»
sur son propre itinéraire. Je lui en laisse le dernier mot,
à propos de l'évolution de nos sociétés
marchandes: «J'étais un jeune homme en colère...
Je suis un vieil homme en colère.»
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