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  Pierre Bourdieu

 
   

sociologue énervant

 
   

 

Décès de Pierre Bourdieu :(
 

 
   

 


Pierre Bourdieu

  « La sociologie est un sport de combat ».




Jérôme Meizoz, Le Temps, SAMEDI CULTUREL, Samedi 26 janvier 2002.
(Enseignant aux Universités de Lausanne et de Genève, et membre correspondant du Centre de sociologie européenne (EHESS) en Suisse. Ancien élève de Pierre Bourdieu. Lire également LT du 25 janvier.)

 


 

HOMMAGE. Rien de mieux que ce titre, emprunté au récent film de Pierre Carles consacré à Pierre Bourdieu, pour dire la dimension combattante qu'a eue, dès ses débuts, le travail du sociologue français disparu mercredi dernier. 

Normalien brillant, la fin des années 50 le voit assistant à la Faculté des lettres d'Alger. La guerre d'indépendance et ses violences décident chez lui d'une véritable conversion: il renonce à professer la philosophie, une discipline qu'il juge trop détournée du monde social pour se faire ethnologue, de Sociologie de l'Algérie (1958) aux trois Essais d'ethnologie kabyle. De retour en France, l'héritage de Marx, Durkheim et Weber fait l'objet d'une reconsidération générale, en vue d'une méthode nouvelle. Soucieux des implications politiques de ses objets de recherche, il met en place dès les années 60 un ambitieux modèle sociologique, la «théorie des champs», qui décrit les relations entre les logiques inégalitaires d'un monde social, travaillé par la recherche de la «distinction» («Le bon goût, c'est le dégoût du goût des autres»).

Ami proche de Michel Foucault avec qui il signa des textes politiques engagés, il fut l'élève notamment de Louis Althusser – il déconstruit plus tard ses présupposés philosophiques dans un texte implacable – qui trouve ce jeune homme d'une «habileté diabolique».
Bourdieu s'est constamment défini en opposition aux théories du moment qu'on disait ne pouvoir dépasser, et n'a eu de cesse d'inciter les jeunes chercheurs à «penser simultanément avec et contre» leurs maîtres. Ainsi critiqua-t-il, dès Esquisse d'une théorie de la pratique (1972), le structuralisme de Claude Lévi-Strauss, négateur de l'histoire et du sujet, de même que le subjectivisme de Sartre, trop peu conscient, selon lui, des contraintes pesant sur l'action humaine.

Par des enquêtes statistiques sur la population estudiantine avant 1968, l'inégale distribution du public des musées, l'Université française, les goûts de la petite bourgeoisie ou l'espace littéraire d'où émerge Madame Bovary, Bourdieu entame alors nombre de recherches transversales, convoquant de concert plusieurs sciences humaines. Homme d'équipe, curieux de tous et de tout, son séminaire de l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), auquel s'ajouta celui du Collège de France dès 1982, devient alors un lieu d'échange pour plusieurs générations de chercheurs de plusieurs disciplines et de différents pays, dont certains (comme, en France, les historiens Christophe Charle et Roger Chartier, ou la sociologue de la littérature Gisèle Sapiro) ont élargi par la suite les horizons de leur discipline, non sans avoir pris parfois leurs distances avec ce directeur scientifique qu'ils disaient exigeant et autoritaire (l'historienne de l'art Nathalie Heinich, ou un spécialiste du siècle classique, Alain Viala).

Le nombre d'ouvrages signés de son seul nom fait parfois oublier que Pierre Bourdieu aimait par-dessus tout animer des équipes, autour d'instituts (le Centre de sociologie européenne) et de publications collectives. De 1964 à 1989, sa collection «Le sens commun» chez Minuit fait éditer et traduire des dizaines d'ouvrages souvent majeurs (de Cassirer à Panofsky, de Bakhtine à Goffman). La revue Liber, publiée en neuf langues, et Actes de la recherche en sciences sociales au graphisme de fanzine, revues inattendues en milieu académique, témoignaient également d'une conception supranationale et interdisciplinaire de la science.

Parmi bien d'autres étudiants qu'il a encouragés, invités, lus et conseillés, j'ai eu la chance de bénéficier, dix ans durant, de l'élan intellectuel et humain dont il était porteur. Je ne crois pas exagérer en disant qu'une heure de discussion, aiguillonnée et provoquée par cet esprit encyclopédique et volontiers facétieux, avait des allures de corrida, et j'en garde le joyeux souvenir de moments d'intense inventivité. C'est assez rare, après tout, pour qu'on le souligne. Et le plus vivant hommage à lui rendre dans les années à venir, sera de penser contre les lectures figées de la théorie des champs.

Resteront, outre des classiques comme La Distinction (1979) ou La Misère du monde (1993), de nombreux articles enlevés et frappants par leurs effets dévoilants: la scène du bal – flaubertienne – de «Célibat et condition paysanne» (1962), le terrible «L'opinion publique n'existe pas» (1973), ou la description clinique de «La domination masculine» (1990).

En juillet 2001, un colloque consacré à «La réception internationale de Pierre Bourdieu» réunissait à Cerisy-la-Salle une centaine de spécialistes du monde entier, ainsi qu'un public de lecteurs, qui ont dit combien sa méthodologie mais aussi sa stimulante personnalité, avaient compté dans le choix de leurs objets, et les développements récents de leur domaine. A cette occasion, on apprenait que la théorie des champs, traduite en une vingtaine de langues, faisait florès dans diverses universités américaines avides de french theory, mais aussi dans de nombreux pays émergents, comme le Brésil.
À cette occasion, visiblement gêné de devoir assister à ce qui sonnait comme un bilan, Bourdieu s'est livré sans complaisance à une «confession impersonnelle» sur son propre itinéraire. Je lui en laisse le dernier mot, à propos de l'évolution de nos sociétés marchandes: «J'étais un jeune homme en colère... Je suis un vieil homme en colère.»
   


Pierre Bourdieu

       
 

   
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