|
Pierre
Bourdieu s'était fait le héraut d'une sévère
critique des médias en lançant dans la collection "Liber/Raisons
d'agir" plusieurs opuscules de prix abordable qui ont alimenté
la polémique tout en rencontrant un grand succès éditorial
en 1997-1998. "Les nouveaux chiens de garde", de Serge Halimi (fils
de Gisèle Halimi et journaliste au Monde diplomatique)
-dont le titre désignait les journalistes- ou "Sur la télévision",
la transcription de deux cours de Pierre Bourdieu au Collège
de France ont ainsi dénoncé "la corruption de la société
médiatique".
Pierre Bourdieu, aux yeux duquel ne trouvaient grâce dans les
médias que Le Canard Enchaîné et Le
Monde Diplomatique, avait en personne mis ses thèses à
l'épreuve lors d'une émission d'"Arrêt sur images"
de Daniel Schneiderman, sur La Cinquième (devenue France 5)
en janvier 1996.
Les
médias de masse en général et la télévision
en particulier, disait-il, sont incapables de s'auto-critiquer. La
mise en scène, la dictature de l'image, finissent par "cacher
en montrant". S'adresser au plus grand nombre empêche, selon
lui, de développer les nuances, de surcroît dans le temps
de parole restreint accordé par les chaînes de télévision.
Ce qui lui avait valu cette réplique de Daniel Schneiderman,
dans Le Monde Diplomatique: "Au fond, si l'on vous comprend
bien, il n'existe qu'une forme imaginable de communication: le cours
magistral au Collège de France. (...) Une heure d'horloge durant,
voir un digne professeur délivrer son cours et lancer ses excommunications:
qui eût regardé jusqu'au bout cette parodie sans éclater
de rire? Oui, la télévision est une moulinette. Les
rides d'un invité de plateau, les plis de son front, y seront
toujours plus éloquents que sa démonstration. Oui, l'unité
de base y est le 'coup de gueule', ou le 'coup de coeur'. (...) Passer
à la télévision pour tenter d'y délivrer
une pensée, c'est obligatoirement passer un compromis avec
la moulinette."
Paradoxe
Un
paradoxe ainsi résumé par Bourdieu: "Il faudrait toujours
vérifier qu'on va à la télévision pour
(et seulement pour) tirer parti de la caractéristique spécifique
de cet instrument le fait qu'il permet de s'adresser au plus grand
nombre, donc pour dire des choses qui méritent d'être
dites au plus grand nombre (par exemple qu'on ne peut rien dire à
la télévision)." Appliquée "aux médias"
en général, cette thèse avait fait bondir. Un
"essai sur le terrorisme sociologique de Pierre Bourdieu" avait paru
chez Grasset. Dans L'Express, Alain Finkielkraut avait ironisé
sur "le monde devenu simple" selon Bourdieu: "les dominants et
les dominés".
Dans
les colonnes du Nouvel Observateur en mai 1999, quelques mois
après la parution des livres chez Liber, Laurent Joffrin avait
dénoncé le qualificatif de "nouveaux chiens de garde"
appliqué aux journalistes. "Quand les journalistes obéissent
enfin à leurs propres principes, l'influence supposée
des propriétaires et celle du conformisme ambiant s'estompent",
écrivait le directeur de la rédaction de L'Obs.
"La démocratie contemporaine, effectivement marquée
par les excès du marché, garde une force de résistance
et de réforme. C'est un système ouvert, contradictoire,
qui offre des capacités d'action aux dominés, et pas
seulement aux dominants. Si les rédactions s'organisent et
s'affirment, si les responsables se ressaisissent, si la pression
du public s'exerce, les médias peuvent se réformer,
sans qu'il soit besoin d'attendre un hypothétique bouleversement
du système", ajoutait Laurent Joffrin. Dénonçant
ainsi le "sociologue-procureur", il avait apporté son soutien
à Daniel Schneiderman, qui avait publié "Du journalisme
après Bourdieu" (Fayard). Pierre Bourdieu, selon le journaliste
du Monde, "énonce un discours de condamnation des médias
en général". "Ceux-ci sont quasiment tenus de le reproduire,
donc de lui faire de la publicité. Car s'ils l'ignorent, ils
encourent le reproche de censurer le discours de Bourdieu qui reproche
aux médias de le censurer."
(N.O.)
|
|