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  Pierre Bourdieu

 
   

sociologue énervant

 
   

 

Décès de Pierre Bourdieu :(
 

 
   

 


Pierre Bourdieu

 Misère de la sociologie.



La chronique de Jacques Julliard, Le Nouvel Observateur, semaine du jeudi 31 janvier 2002 - n°1943 - Chroniques.

 


  

L’unanimité de l’hommage posthume traduit l’échec éclatant de Pierre Bourdieu.

Moi, l’aveugle! Jusqu’à la semaine dernière, je n’avais pas compris que la pensée de Pierre Bourdieu fût l’une des plus consensuelles de France. J’en ai versé des larmes d’attendrissement : de Chirac à Hue, en passant par Jospin, toutes ses victimes, pas rancunières, l’ont remercié avec effusion. Du reste, nous confie Jean-Luc Mélenchon, ils ne se déplacent que Bourdieu en poche. Et s’il leur plaît d’être battus ? «Le Nouvel Obs» lui-même, sa bête noire, le symbole exécré de la bourgeoisie moderniste, n’a cessé de lui rendre hommage. En fait de recul sociologique, nous avons été meilleurs que lui, voilà tout.

Pour Bourdieu, cette unanimité est un échec éclatant. Pour le promoteur de la candidature Coluche, pour le non-conformiste chargé d’honneurs, qui avait transformé le Collège de France en Fort Chabrol de la «vraie gauche», cet embaumement posthume prend des allures de pantomime. Tout cela est oublié. C’était donc pour rire! Hier, la mort transformait la vie en destin (Malraux). Aujourd’hui, elle en fait une mascarade rétrospective. La preuve est ainsi faite que la démocratie consensuelle est un enzyme capable de digérer la critique la plus radicale. Ou alors, hypothèse, c’est que cette critique était mal ajustée. Voyons cela.

Le génie propre de Bourdieu sociologue était, sans contredit, le ragréage à frais nouveaux de concepts empruntés aux meilleurs auteurs: la lutte des classes à Marx, la domination à Max Weber, l’imitation à Tarde, l’hégémonie à Gramsci, l’idéologie à Mannheim, la fonction latente à Merton. Tout cela a été repris, concassé, recyclé en un édifice idéologique original et majestueux: il s’agit ni plus ni moins que d’étendre l’analyse marxiste de classes au domaine intellectuel et de montrer comment en régime capitaliste la domination culturelle renforce et amplifie la domination économique des classes supérieures, grâce à la collaboration involontaire des classes inférieures. Et cela marche! La première démonstration, en collaboration avec Jean-Claude Passeron, est restée la plus célèbre («la Reproduction»): vous pensez que celle-ci sert à diffuser le savoir (fonction explicite) ? En réalité, elle aboutit à faire intérioriser par les classes populaires les normes, les valeurs, la supériorité même des classes dirigeantes (fonction implicite). Une telle opération de dévoilement opérée par la sociologie laisse le public pantois et admiratif. Décidément, cela «fonctionne» !

Oui, mais à vide. On avait vu en 1968 le spectacle comique des professeurs et des étudiants défiler en se frappant la poitrine: «Nous sommes les agents des classes dominantes !» Quelque quinze années plus tard, il faut en rabattre, et c’est Bourdieu lui-même qui sonne la retraite dans son rapport au président de la République: non seulement l’école n’est plus l’instrument de la reproduction de l’ordre social, elle est au contraire le rempart de l’esprit contre le capitalisme ! Misère de la sociologie. On pourrait aisément prendre d’autres exemples, montrer comment la critique flamboyante de l’État bourgeois et de ses appareils se termine lors des grèves de 1995 en défense corporatiste des monopoles étatiques et des régimes spéciaux de retraite des cheminots… Quelle chute !

On pourrait continuer. Mieux vaut prendre acte de l’inadéquation de cette grande machinerie théorique. C’est son échec qui, à mon sens, explique la fuite en avant tardive dans l’activisme militant et la substitution du moralisme populiste au néomarxisme culturaliste de la grande époque, celle de «la Distinction». La mort de Sartre, Foucault et Althusser aidant, Bourdieu y gagne un statut de «grand intellectuel», ce produit de la grande consommation culturelle qu’il avait tant décriée. Il y perd son statut théorique, celui de «savant», comme il aime à se décrire. Le sociologue s’est fait idéologue à l’état pur (1993: «la Misère du monde»; 1995: la grève). Ici commencent la gloire et le déclin de Pierre Bourdieu. Plus il s’impose dans les médias (il a compris qu’il fallait les insulter), plus son discours populiste devient simpliste, naïf, moralisateur comme celui d’un catho déluré. Dans son méchant pamphlet sur la télévision, il rêve d’un pouvoir des savants à la Auguste Comte, qui règnerait souverainement sur le petit écran et sur le droit d’y accéder. Égale à elle-même, la France ne célèbre dans ses grands hommes que leur déchéance.

Adieu, Pierre Bourdieu. Vous n’étiez ni facile ni toujours loyal. Et la jalousie sociale est un vilain défaut. Mais lorsque vous preniez la défense des petits contre les grands, vous étiez sincère. Je ne veux me souvenir ici que des rares moments d’abandon où l’un des hommes les plus intelligents et les plus compliqués que j’ai rencontrés me disait sa vision de la société: à peu près l’inverse de celle qui l’a rendu célèbre.


L’ami du peuple.

[Extrait] La télévision par Françoise Giroud, Nouvel Observateur, semaine du jeudi 31 janvier 2002 - n°1943 - Chroniques.

À voir comment la presse traite le décès de Pierre Bourdieu, on se dit que, décidément, elle n’est pas rancunière.

Pierre Bourdieu méprisait les journalistes, les insultait, a lancé contre eux ses chiens. L’entente était impossible: il voyait la presse truffée de valets du capital, la télévision ligotée par l’Audimat, le mur du silence dressé devant lui pour étouffer sa voix. Paranoïa: s’il avait eu la moitié du talent de communicateur de José Bové, il n’aurait pas eu à souffrir si cruellement d’être en manque de publicité. A voir comment la presse le traite, décédé, elle n’est pas rancunière, et c’est bien ainsi.

Quant à la télévision, elle l’a bien servi en diffusant, sur Arte, un long entretien avec Günter Grass réalisé il y a peu chez le prix Nobel allemand. Comme il se plaignait de se heurter en France au «mur du silence», Grass trancha: «Ne gémissons pas.» Le discours de l’Allemand contre le néolibéralisme n’est pas très loin de celui de Bourdieu, mais vise surtout à ressusciter l’esprit et les valeurs des Lumières. Il constate avec regret que les contempteurs français du néolibéralisme manquent totalement d’humour, n’usent pas comme Diderot, comme Voltaire de l’arme puissante du rire. «Oui, répond Bourdieu, on nous dit: vous n’êtes pas drôle… Mais il n’y a pas de quoi rire! […] Les forces qui nous oppressent sont terribles. Il faut inventer une nouvelle utopie, transformer les syndicats…» «Les syndicats, dit Grass, qui s’y connaît, c’est très lourd…» Et il revint à sa marotte, les Lumières. En face de Grass, massif, Bourdieu, qui avait fugitivement quelque chose de charmant sur le visage lorsque naissait un sourire, faisait un peu petit garçon. Mais enfin Lénine, c’était lui dans le duo.

On sait que Bourdieu a été assistant auprès de Raymond Aron. Celui-ci a laissé dans son «Journal» ses impressions: «Il revenait de son service militaire… A l’époque, il promettait tout ce qu’il a tenu, un des grands de sa génération; il n’annonçait pas ce qu’il est devenu, un chef de secte, sûr de soi et dominateur, expert aux intrigues universitaires, impitoyable à ceux qui pourraient lui faire ombrage. Humainement, j’espérais autre chose de lui.» Il est bien connu que, humainement, il vaut mieux ne pas se frotter aux amis du peuple. Mais pour avoir publié «la Misère du monde», il sera beaucoup pardonné à Pierre Bourdieu. [...]
   


Pierre Bourdieu

       
 

   
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