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L’unanimité
de l’hommage posthume traduit l’échec éclatant de Pierre
Bourdieu.
oi,
l’aveugle! Jusqu’à la semaine dernière, je n’avais pas
compris que la pensée de Pierre Bourdieu fût l’une des
plus consensuelles de France. J’en ai versé des larmes d’attendrissement : de
Chirac à Hue, en passant par Jospin, toutes ses victimes, pas
rancunières, l’ont remercié avec effusion. Du reste,
nous confie Jean-Luc Mélenchon, ils ne se déplacent
que Bourdieu en poche. Et s’il leur plaît d’être battus ?
«Le Nouvel Obs» lui-même, sa bête noire,
le symbole exécré de la bourgeoisie moderniste, n’a
cessé de lui rendre hommage. En fait de recul sociologique,
nous avons été meilleurs que lui, voilà tout.
Pour Bourdieu, cette unanimité est un échec éclatant.
Pour le promoteur de la candidature Coluche, pour le non-conformiste
chargé d’honneurs, qui avait transformé le Collège
de France en Fort Chabrol de la «vraie gauche», cet embaumement
posthume prend des allures de pantomime. Tout cela est oublié.
C’était donc pour rire! Hier, la mort transformait la vie en
destin (Malraux). Aujourd’hui, elle en fait une mascarade rétrospective.
La preuve est ainsi faite que la démocratie consensuelle est
un enzyme capable de digérer la critique la plus radicale.
Ou alors, hypothèse, c’est que cette critique était
mal ajustée. Voyons cela.
Le génie propre de Bourdieu sociologue était, sans contredit,
le ragréage à frais nouveaux de concepts empruntés
aux meilleurs auteurs: la lutte des classes à Marx, la
domination à Max Weber, l’imitation à Tarde, l’hégémonie
à Gramsci, l’idéologie à Mannheim, la fonction
latente à Merton. Tout cela a été repris, concassé,
recyclé en un édifice idéologique original et
majestueux: il s’agit ni plus ni moins que d’étendre l’analyse
marxiste de classes au domaine intellectuel et de montrer comment
en régime capitaliste la domination culturelle renforce et
amplifie la domination économique des classes supérieures,
grâce à la collaboration involontaire des classes inférieures.
Et cela marche! La première démonstration, en collaboration
avec Jean-Claude Passeron, est restée la plus célèbre
(«la Reproduction»): vous pensez que celle-ci
sert à diffuser le savoir (fonction explicite) ? En réalité,
elle aboutit à faire intérioriser par les classes populaires
les normes, les valeurs, la supériorité même des
classes dirigeantes (fonction implicite). Une telle opération
de dévoilement opérée par la sociologie laisse
le public pantois et admiratif. Décidément, cela «fonctionne» !
Oui, mais à vide. On avait vu en 1968 le spectacle comique
des professeurs et des étudiants défiler en se frappant
la poitrine: «Nous sommes les agents des classes dominantes !»
Quelque quinze années plus tard, il faut en rabattre, et c’est
Bourdieu lui-même qui sonne la retraite dans son rapport au
président de la République: non seulement l’école
n’est plus l’instrument de la reproduction de l’ordre social, elle
est au contraire le rempart de l’esprit contre le capitalisme !
Misère de la sociologie. On pourrait aisément prendre
d’autres exemples, montrer comment la critique flamboyante de l’État
bourgeois et de ses appareils se termine lors des grèves de
1995 en défense corporatiste des monopoles étatiques
et des régimes spéciaux de retraite des cheminots… Quelle
chute !
On pourrait continuer. Mieux vaut prendre acte de l’inadéquation
de cette grande machinerie théorique. C’est son échec
qui, à mon sens, explique la fuite en avant tardive dans l’activisme
militant et la substitution du moralisme populiste au néomarxisme
culturaliste de la grande époque, celle de «la Distinction».
La mort de Sartre, Foucault et Althusser aidant, Bourdieu y gagne
un statut de «grand intellectuel», ce produit de la grande
consommation culturelle qu’il avait tant décriée. Il
y perd son statut théorique, celui de «savant»,
comme il aime à se décrire. Le sociologue s’est fait
idéologue à l’état pur (1993: «la
Misère du monde»; 1995: la grève). Ici
commencent la gloire et le déclin de Pierre Bourdieu. Plus
il s’impose dans les médias (il a compris qu’il fallait les
insulter), plus son discours populiste devient simpliste, naïf,
moralisateur comme celui d’un catho déluré. Dans son
méchant pamphlet sur la télévision, il rêve
d’un pouvoir des savants à la Auguste Comte, qui règnerait
souverainement sur le petit écran et sur le droit d’y accéder.
Égale à elle-même, la France ne célèbre
dans ses grands hommes que leur déchéance.
Adieu, Pierre Bourdieu. Vous n’étiez ni facile ni toujours
loyal. Et la jalousie sociale est un vilain défaut. Mais lorsque
vous preniez la défense des petits contre les grands, vous
étiez sincère. Je ne veux me souvenir ici que des rares
moments d’abandon où l’un des hommes les plus intelligents
et les plus compliqués que j’ai rencontrés me disait
sa vision de la société: à peu près
l’inverse de celle qui l’a rendu célèbre.
L’ami
du peuple.
[Extrait]
La télévision par Françoise Giroud,
Nouvel Observateur, semaine du jeudi 31 janvier 2002 - n°1943
- Chroniques.
À
voir comment la presse traite le décès de Pierre Bourdieu,
on se dit que, décidément, elle n’est pas rancunière.
Pierre Bourdieu méprisait les journalistes, les insultait,
a lancé contre eux ses chiens. L’entente était impossible:
il voyait la presse truffée de valets du capital, la télévision
ligotée par l’Audimat, le mur du silence dressé devant
lui pour étouffer sa voix. Paranoïa: s’il avait eu la
moitié du talent de communicateur de José Bové,
il n’aurait pas eu à souffrir si cruellement d’être en
manque de publicité. A voir comment la presse le traite, décédé,
elle n’est pas rancunière, et c’est bien ainsi.
Quant à la télévision, elle l’a bien servi en
diffusant, sur Arte, un long entretien avec Günter Grass réalisé
il y a peu chez le prix Nobel allemand. Comme il se plaignait de se
heurter en France au «mur du silence», Grass trancha:
«Ne gémissons pas.» Le discours de l’Allemand
contre le néolibéralisme n’est pas très loin
de celui de Bourdieu, mais vise surtout à ressusciter l’esprit
et les valeurs des Lumières. Il constate avec regret que les
contempteurs français du néolibéralisme manquent
totalement d’humour, n’usent pas comme Diderot, comme Voltaire de
l’arme puissante du rire. «Oui, répond Bourdieu,
on nous dit: vous n’êtes pas drôle… Mais il n’y a pas
de quoi rire! […] Les forces qui nous oppressent sont terribles.
Il faut inventer une nouvelle utopie, transformer les syndicats…»
«Les syndicats, dit Grass, qui s’y connaît,
c’est très lourd…» Et il revint à sa marotte,
les Lumières. En face de Grass, massif, Bourdieu, qui avait
fugitivement quelque chose de charmant sur le visage lorsque naissait
un sourire, faisait un peu petit garçon. Mais enfin Lénine,
c’était lui dans le duo.
On sait que Bourdieu a été assistant auprès de
Raymond Aron. Celui-ci a laissé dans son «Journal»
ses impressions: «Il revenait de son service militaire… A
l’époque, il promettait tout ce qu’il a tenu, un des grands
de sa génération; il n’annonçait pas ce qu’il
est devenu, un chef de secte, sûr de soi et dominateur,
expert aux intrigues universitaires, impitoyable à ceux qui
pourraient lui faire ombrage. Humainement, j’espérais autre
chose de lui.» Il est bien connu que, humainement, il vaut
mieux ne pas se frotter aux amis du peuple. Mais pour avoir publié
«la Misère du monde», il sera beaucoup pardonné
à Pierre Bourdieu. [...]
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