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  Pierre Bourdieu

 
   

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Décès de Pierre Bourdieu :(
 

 
   

 


Pierre Bourdieu

 Pourquoi le sacre...



L'édito de Jean Daniel, Le Nouvel Observateur, semaine du jeudi 31 janvier 2002 - n°1943.

 


  

I Disparition des intellos

Voici qui en dit long sur notre métier, en principe «le plus noble du monde». Le sacre posthume dont Pierre Bourdieu vient de faire l’objet traduit en effet, d’abord, la conscience hautement coupable de ces médias qu’il a tant fustigés. Leurs représentants ne sont ni miséricordieux ni masochistes. Mais en adoptant ce comportement de honteuse vénération, ils justifient une grande partie des critiques que le dénonciateur de «l’emprise du journalisme» et de la «société de connivence» leur a adressées avec une rigueur parfois très discutable.
Mais ce sacre rappelle aussi le culte réservé aux écrivains et aux poètes depuis Ronsard, si l’on en croit le grand livre de Paul Bénichou (1). Sans doute, pour ce qui est de l’élégance de l’écriture, Bourdieu ne peut-il s’inscrire dans la lignée qui va de Bergson à Foucault en passant par Sartre et Lévi-Strauss. Mais, outre que sa clarté d’exposition était digne d’un Diderot, certaines pages des «Méditations pascaliennes» et de «l’Amour de l’art» sont d’un véritable écrivain. Il vaut mieux en France que les maîtres à penser soient aussi des «hommes de lettres».

Il faut aussi qu’ils soient des intellectuels. Des hommes à qui la fréquentation du Vrai donne une autorité pour prendre parti sur le Bien. Or il n’y en a plus, chacun le sait. Il ne peut plus y en avoir. Pourquoi? Michel Foucault m’a fourni la réponse lors d’une promenade tunisienne: «Les intellectuels français ont toujours rêvé de faire la synthèse entre le sage grec, le prophète juif et le législateur romain. Le miracle est qu’ils y soient parfois parvenus. Mais cette synthèse n’est évidemment plus possible depuis l’éclatement de la pensée et du monde.» Pierre Bourdieu disait accepter volontiers ce constat, mais il s’est engagé dans les combats politiques – avec Foucault ou sans lui – comme s’il croyait que la «synthèse» en question était toujours possible. En tout cas, nous avons besoin qu’elle le soit. D’où la présence, dans les oraisons funèbres, du salut adressé aux engagements de Bourdieu en faveur des colonisés, des grévistes, des sans-papiers, des femmes et de tous les «dominés».

II Un monde binaire

Le sacre de Bourdieu révèle enfin, tant par sa nature que par son importance, le besoin où se trouvent nos sociétés de revenir à une pensée binaire, c’est-à-dire à la conception manichéenne d’un monde où il n’y aurait que des dominants et des dominés, des occupants et des occupés, des maîtres et des serviteurs, des coupables et des innocents. Un monde où le réel perdrait sa complexité, et la morale son ambiguïté.
C’est, entre autres, avec cette pensée forte et simple que Bourdieu a labouré les «champs», les espaces de la colonisation, de l’enseignement, de l’art, de la littérature et de la philosophie. Ce système d’investigation procure un certain confort intellectuel et une stature à celui qui s’y livre. Et si l’on doit admettre avec son disciple, l’historien Robert Chartier, que la pensée de Pierre Bourdieu ne relève pas de cette simplification outrancière, donc injuste, son personnage a cependant donné l’image constante du justicier qui doit savoir où se réfugie le Bien puisqu’il dénonce avec tant de force et de talent le Mal. Je ne trouve ni artificiel ni inutile ce besoin de nos sociétés d’être rappelées à l’ordre, fût-ce de manière sectaire et volontiers hargneuse. Je ne trouve pas superflu d’être sans cesse harcelé par des inquisiteurs de circonstance, même s’ils oublient de s’exposer eux-mêmes aux reproches qu’ils font dans la véhémence de leur radicalité.

Ainsi, par exemple, en se faisant le pourfendeur d’un système éducatif qui transmet en «reproduction» le privilège du savoir aux «héritiers» et rigidifie ainsi la transmission des inégalités, Bourdieu ne paraît jamais avoir été gêné par le fait qu’il profitait du fameux héritage. Normalien, agrégé, directeur à l’Ecole des hautes Etudes, professeur au Collège de France, invité et honoré dans toutes les universités étrangères et disposant d’une audience certaine, notre sociologue paraît avoir plutôt attribué la richesse de son parcours à ses mérites qu’au fatalisme inégalitaire des déterminismes sociaux.

Pendant quelques années, pour des raisons parfois bien «parisiennes», Pierre Bourdieu a entretenu avec «le Nouvel Observateur» des relations d’ennemi intime. Comme Régis Debray, il voyait dans notre mouvance un lieu de pouvoir intellectuel qui ne dépendait pas, lui, ou pas seulement, du marché, mais, ce qui n’était pas plus brillant, des modes intellectuelles et de ce concept qu’il devait appeler la distinction. Nous étions supposés, du moins après la guerre d’Algérie, osciller, sous le drapeau du mendésisme, entre la tentation marcusienne et l’esthétique tocquevillienne. Ce n’était pas tout à fait faux. Un numéro spécial de la revue de Bourdieu, «Actes de la recherche en sciences sociales», nous fut consacré. Le rédacteur en chef de ce numéro décida d’en faire un livre et, pour cela, vint vivre quelque temps parmi nous. Son œuvre (2) constitue probablement la critique la plus fine et la plus sévèrement valorisante qui ait jamais été écrite sur notre projet intellectuel initial.

III Lui et nous

Qu’est-ce qui, au fond, nous a opposés à ce grand esprit? Pour moi, et en dépit de nos complicités algériennes, je ne pouvais qu’être impatienté par l’arrogance avec laquelle il jugeait Mendès France et le mépris qu’il professait pour Camus. L’auteur de «l’Etranger» devait d’ailleurs lui poser un problème puisque, fils d’une femme de ménage et parvenu au prix Nobel, Camus échappait aux analyses de la reproduction. Mais pourquoi Bourdieu s’est-il opposé à nous (avant de s’opposer à nos confrères du «Monde») avec une ténacité si vigilante? Il y a eu sans doute des compétitions de statut et des rivalités universitaires entre nos amis et les siens. Il avait ses réseaux. Nous étions supposés avoir les nôtres dans lesquels se trouvaient pêle-mêle, à l’époque, François Furet, Jacques et Mona Ozouf, Pierre Nora, André Gorz, Edgar Morin, Roland Barthes, Alain Touraine, et, en politique, Michel Rocard et Edmond Maire.
A lire les écrits dirigés par Bourdieu, nous étions aroniens de gauche, sartriens de droite, disciples amateurs de l’Ecole de Francfort et ouverts à toutes les réformes italiennes de la révolution: il n’y avait que lui pour penser que cette conjonction de rencontres pût déboucher sur une unité de projet. Mais il avait raison de voir entre nous un lien commun: non seulement le refus du totalitarisme, mais le refus de penser que les structures démocratiques contenaient des virtualités totalitaires. Nous voulions tous démarxiser la gauche.

IV  Le procès des médias

Je n’ai pas la compétence pour décider si l’« Esquisse d’une théorie de la pratique » constitue une révolution en sociologie. Je suis pourtant à même de déceler, dans les obsessions de Bourdieu, une matière qui est au fond la même pour les sociologues et pour les journalistes. Nous traitons de la même chose. Nous voulons apprivoiser la surprise, intérioriser puis objectiver l’événement, nous voulons comprendre pour faire comprendre. Nous voulons mettre de l’ordre. Si étrange que cela soit, nous sommes des hommes d’ordre.
Mais il n’est pas dans notre nature d’être des intellectuels engagés. Il n’y a pas, comme dit notre ami André Burguière, de destin prophétique, en principe, chez le sociologue ni chez le journaliste. Ils s’emparent de la réalité du monde au nom de ce que Bourdieu appelle la libido academica, ce pouvoir que l’universitaire tire de son statut pour l’infliger au grand public.

J’ai aimé les deux livres de sociologie de Bourdieu sur la société kabyle et sur le déracinement ; et si j’ai été affligé par la pauvreté de son petit pamphlet contre la télévision, c’est parce que, quitte à abandonner le costume du sociologue pour l’uniforme de l’intellectuel, je m’attendais à ce que, sur notre métier, un esprit de cette carrure me procurât des lumières.

En fait, le procès le plus mal instruit de Bourdieu est celui qu’il a intenté aux médias en essayant de démonter le mécanisme de leurs dérives effectives. Ce procès ne m’a rien apporté qui enrichisse ma réflexion autocritique sur ma carrière. Tout invite pourtant à penser que Bourdieu a été passionné par la presse et fasciné par son pouvoir. Peut-être même a-t-il rêvé, à l’instar de François Furet qui m’en avait fait la confidence, de diriger un journal.

Mais il est passé à côté de toutes les transformations que les médias ont subies depuis que l’information est devenue une marchandise comme les autres, et l’information télévisuelle une marchandise plus convoitée que les autres. Il est passé à côté du phénomène prodigieux qui fait de la télévision une effrayante machine à intégrer, broyer et instrumentaliser tous les procès qu’on peut lui faire, au point qu’on ne saurait critiquer avec efficacité la télévision… que dans une émission de télévision.

V  La clé marxiste

En fait, pour achever de comprendre ce qui a justifié l’hommage rendu à Bourdieu, je suis tenté par une autre explication. Je crois que l’époque n’arrive pas à se consoler de la perte de quelques outils conceptuels marxistes. De la perte d’un système qui permettait de donner un providentiel habillage scientifique, et même messianique, à nos révoltes contre l’argent, le marché, l’inégalité, la corruption, et contre la priorité donnée, en somme, aux valeurs de compétition sur les valeurs de solidarité. Car les critiques contre le capitalisme nous paraissent aussi fondées après l’implosion du socialisme qu’auparavant. Mais, privées du support d’une contre-société exemplaire ou d’une foi dans une société différente, nos révoltes relèvent du symbole. Or un Bourdieu à eu la présomption de donner à ce symbole la dimension d’une nouvelle espérance.
Mais c’est précisément en cela que les démarches fondamentales du sociologue de la distinction semblent à la fois faibles et pathétiques. N’arrivant pas, au fond, à renoncer explicitement à toute espérance de révolution, il est contraint de nous inviter à combattre désespérément pour une radicalité extrême des réformes. Si bien qu’à la fin des fins, je comprends les besoins qu’ont révélés les insolites hommages à Pierre Bourdieu, tout en constatant qu’il les a bien davantage exprimés que satisfaits.

(1) « Le Sacre de l’écrivain 1750-1830 », par Paul Bénichou, Gallimard.
(2)« L’Intelligence en action », par Louis Pinto, Métailié.
 


Pierre Bourdieu

       
 

   
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