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I
Disparition des intellos
Voici qui en dit long sur notre métier, en principe «le
plus noble du monde». Le sacre posthume dont Pierre Bourdieu
vient de faire l’objet traduit en effet, d’abord, la conscience hautement
coupable de ces médias qu’il a tant fustigés. Leurs
représentants ne sont ni miséricordieux ni masochistes.
Mais en adoptant ce comportement de honteuse vénération,
ils justifient une grande partie des critiques que le dénonciateur
de «l’emprise du journalisme» et de la «société
de connivence» leur a adressées avec une rigueur parfois
très discutable.
Mais ce sacre rappelle aussi le culte réservé aux écrivains
et aux poètes depuis Ronsard, si l’on en croit le grand livre
de Paul Bénichou (1). Sans doute, pour ce qui est de l’élégance
de l’écriture, Bourdieu ne peut-il s’inscrire dans la lignée
qui va de Bergson à Foucault en passant par Sartre et Lévi-Strauss.
Mais, outre que sa clarté d’exposition était digne d’un
Diderot, certaines pages des «Méditations pascaliennes»
et de «l’Amour de l’art» sont d’un véritable écrivain.
Il vaut mieux en France que les maîtres à penser soient
aussi des «hommes de lettres».
Il faut aussi qu’ils soient des intellectuels. Des hommes à
qui la fréquentation du Vrai donne une autorité pour
prendre parti sur le Bien. Or il n’y en a plus, chacun le sait. Il
ne peut plus y en avoir. Pourquoi? Michel Foucault m’a fourni la réponse
lors d’une promenade tunisienne: «Les intellectuels français
ont toujours rêvé de faire la synthèse entre le
sage grec, le prophète juif et le législateur romain.
Le miracle est qu’ils y soient parfois parvenus. Mais cette synthèse
n’est évidemment plus possible depuis l’éclatement de
la pensée et du monde.» Pierre Bourdieu disait accepter
volontiers ce constat, mais il s’est engagé dans les combats
politiques – avec Foucault ou sans lui – comme s’il croyait que la
«synthèse» en question était toujours possible.
En tout cas, nous avons besoin qu’elle le soit. D’où la présence,
dans les oraisons funèbres, du salut adressé aux engagements
de Bourdieu en faveur des colonisés, des grévistes,
des sans-papiers, des femmes et de tous les «dominés».
II
Un monde binaire
Le sacre de Bourdieu révèle enfin, tant par sa nature
que par son importance, le besoin où se trouvent nos sociétés
de revenir à une pensée binaire, c’est-à-dire
à la conception manichéenne d’un monde où il
n’y aurait que des dominants et des dominés, des occupants
et des occupés, des maîtres et des serviteurs, des coupables
et des innocents. Un monde où le réel perdrait sa complexité,
et la morale son ambiguïté.
C’est, entre autres, avec cette pensée forte et simple que
Bourdieu a labouré les «champs», les espaces de
la colonisation, de l’enseignement, de l’art, de la littérature
et de la philosophie. Ce système d’investigation procure un
certain confort intellectuel et une stature à celui qui s’y
livre. Et si l’on doit admettre avec son disciple, l’historien Robert
Chartier, que la pensée de Pierre Bourdieu ne relève
pas de cette simplification outrancière, donc injuste, son
personnage a cependant donné l’image constante du justicier
qui doit savoir où se réfugie le Bien puisqu’il dénonce
avec tant de force et de talent le Mal. Je ne trouve ni artificiel
ni inutile ce besoin de nos sociétés d’être rappelées
à l’ordre, fût-ce de manière sectaire et volontiers
hargneuse. Je ne trouve pas superflu d’être sans cesse harcelé
par des inquisiteurs de circonstance, même s’ils oublient de
s’exposer eux-mêmes aux reproches qu’ils font dans la véhémence
de leur radicalité.
Ainsi, par exemple, en se faisant le pourfendeur d’un système
éducatif qui transmet en «reproduction»
le privilège du savoir aux «héritiers»
et rigidifie ainsi la transmission des inégalités, Bourdieu
ne paraît jamais avoir été gêné par
le fait qu’il profitait du fameux héritage. Normalien, agrégé,
directeur à l’Ecole des hautes Etudes, professeur au Collège
de France, invité et honoré dans toutes les universités
étrangères et disposant d’une audience certaine, notre
sociologue paraît avoir plutôt attribué la richesse
de son parcours à ses mérites qu’au fatalisme inégalitaire
des déterminismes sociaux.
Pendant quelques années, pour des raisons parfois bien «parisiennes»,
Pierre Bourdieu a entretenu avec «le Nouvel Observateur»
des relations d’ennemi intime. Comme Régis Debray, il voyait
dans notre mouvance un lieu de pouvoir intellectuel qui ne dépendait
pas, lui, ou pas seulement, du marché, mais, ce qui n’était
pas plus brillant, des modes intellectuelles et de ce concept qu’il
devait appeler la distinction. Nous étions supposés,
du moins après la guerre d’Algérie, osciller, sous le
drapeau du mendésisme, entre la tentation marcusienne et l’esthétique
tocquevillienne. Ce n’était pas tout à fait faux. Un
numéro spécial de la revue de Bourdieu, «Actes
de la recherche en sciences sociales», nous fut consacré.
Le rédacteur en chef de ce numéro décida d’en
faire un livre et, pour cela, vint vivre quelque temps parmi nous.
Son œuvre (2) constitue probablement la critique la plus fine et la
plus sévèrement valorisante qui ait jamais été
écrite sur notre projet intellectuel initial.
III
Lui et nous
Qu’est-ce qui, au fond, nous a opposés à ce grand esprit?
Pour moi, et en dépit de nos complicités algériennes,
je ne pouvais qu’être impatienté par l’arrogance avec
laquelle il jugeait Mendès France et le mépris qu’il
professait pour Camus. L’auteur de «l’Etranger» devait
d’ailleurs lui poser un problème puisque, fils d’une femme
de ménage et parvenu au prix Nobel, Camus échappait
aux analyses de la reproduction. Mais pourquoi Bourdieu s’est-il
opposé à nous (avant de s’opposer à nos confrères
du «Monde») avec une ténacité si vigilante?
Il y a eu sans doute des compétitions de statut et des rivalités
universitaires entre nos amis et les siens. Il avait ses réseaux.
Nous étions supposés avoir les nôtres dans lesquels
se trouvaient pêle-mêle, à l’époque, François
Furet, Jacques et Mona Ozouf, Pierre Nora, André Gorz, Edgar
Morin, Roland Barthes, Alain Touraine, et, en politique, Michel Rocard
et Edmond Maire.
A lire les écrits dirigés par Bourdieu, nous étions
aroniens de gauche, sartriens de droite, disciples amateurs de l’Ecole
de Francfort et ouverts à toutes les réformes italiennes
de la révolution: il n’y avait que lui pour penser que cette
conjonction de rencontres pût déboucher sur une unité
de projet. Mais il avait raison de voir entre nous un lien commun:
non seulement le refus du totalitarisme, mais le refus de penser que
les structures démocratiques contenaient des virtualités
totalitaires. Nous voulions tous démarxiser la gauche.
IV
Le procès des médias
Je n’ai pas la compétence pour décider si l’«
Esquisse d’une théorie de la pratique » constitue une
révolution en sociologie. Je suis pourtant à même
de déceler, dans les obsessions de Bourdieu, une matière
qui est au fond la même pour les sociologues et pour les journalistes.
Nous traitons de la même chose. Nous voulons apprivoiser la
surprise, intérioriser puis objectiver l’événement,
nous voulons comprendre pour faire comprendre. Nous voulons mettre
de l’ordre. Si étrange que cela soit, nous sommes des hommes
d’ordre.
Mais il n’est pas dans notre nature d’être des intellectuels
engagés. Il n’y a pas, comme dit notre ami André Burguière,
de destin prophétique, en principe, chez le sociologue ni chez
le journaliste. Ils s’emparent de la réalité du monde
au nom de ce que Bourdieu appelle la libido academica, ce pouvoir
que l’universitaire tire de son statut pour l’infliger au grand public.
J’ai aimé les deux livres de sociologie de Bourdieu sur la
société kabyle et sur le déracinement ; et si
j’ai été affligé par la pauvreté de son
petit pamphlet contre la télévision, c’est parce que,
quitte à abandonner le costume du sociologue pour l’uniforme
de l’intellectuel, je m’attendais à ce que, sur notre métier,
un esprit de cette carrure me procurât des lumières.
En fait, le procès le plus mal instruit de Bourdieu est celui
qu’il a intenté aux médias en essayant de démonter
le mécanisme de leurs dérives effectives. Ce procès
ne m’a rien apporté qui enrichisse ma réflexion autocritique
sur ma carrière. Tout invite pourtant à penser que Bourdieu
a été passionné par la presse et fasciné
par son pouvoir. Peut-être même a-t-il rêvé,
à l’instar de François Furet qui m’en avait fait la
confidence, de diriger un journal.
Mais il est passé à côté de toutes les
transformations que les médias ont subies depuis que l’information
est devenue une marchandise comme les autres, et l’information télévisuelle
une marchandise plus convoitée que les autres. Il est passé
à côté du phénomène prodigieux qui
fait de la télévision une effrayante machine à
intégrer, broyer et instrumentaliser tous les procès
qu’on peut lui faire, au point qu’on ne saurait critiquer avec efficacité
la télévision… que dans une émission de télévision.
V
La clé marxiste
En fait, pour achever de comprendre ce qui a justifié l’hommage
rendu à Bourdieu, je suis tenté par une autre explication.
Je crois que l’époque n’arrive pas à se consoler de
la perte de quelques outils conceptuels marxistes. De la perte d’un
système qui permettait de donner un providentiel habillage
scientifique, et même messianique, à nos révoltes
contre l’argent, le marché, l’inégalité, la corruption,
et contre la priorité donnée, en somme, aux valeurs
de compétition sur les valeurs de solidarité. Car les
critiques contre le capitalisme nous paraissent aussi fondées
après l’implosion du socialisme qu’auparavant. Mais, privées
du support d’une contre-société exemplaire ou d’une
foi dans une société différente, nos révoltes
relèvent du symbole. Or un Bourdieu à eu la présomption
de donner à ce symbole la dimension d’une nouvelle espérance.
Mais c’est précisément en cela que les démarches
fondamentales du sociologue de la distinction semblent à la
fois faibles et pathétiques. N’arrivant pas, au fond, à
renoncer explicitement à toute espérance de révolution,
il est contraint de nous inviter à combattre désespérément
pour une radicalité extrême des réformes. Si bien
qu’à la fin des fins, je comprends les besoins qu’ont révélés
les insolites hommages à Pierre Bourdieu, tout en constatant
qu’il les a bien davantage exprimés que satisfaits.
(1)
« Le Sacre de l’écrivain 1750-1830 », par Paul
Bénichou, Gallimard.
(2)« L’Intelligence en action », par Louis Pinto, Métailié.
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